Accueil Politique Henri Guaino : « Nicolas Sarkozy est humain, trop humain ! »

Henri Guaino : « Nicolas Sarkozy est humain, trop humain ! »


photo : Hannah Assouline

Gil Mihaely : On n’a pas besoin de sondages pour sentir qu’il y a en France pas mal de déçus du sarkozysme. Admettez-vous que le quinquennat n’a pas tenu les promesses de la campagne ? Vous arrive-t-il de penser vous-même que vous attendiez trop de Nicolas Sarkozy ?

Henri Guaino : Est-ce que vous vous êtes rendu compte qu’il s’était passé quelques petites choses depuis l’élection présidentielle, comme par exemple une crise économique mondiale sans précédent depuis les années 1930 ? Qui a fait autant dans le monde entier que le Nicolas Sarkozy pour éviter que cette crise tourne au désastre ? Qui aurait pu faire mieux ?

Elisabeth Lévy : En somme, ce qui n’a pas marché, c’est la faute à la crise ? N’est-ce pas un peu court ?

H.G : Vous savez, la politique, ce n’est pas seulement appliquer un programme, c’est aussi affronter l’imprévu et l’homme d’Etat est autant celui qui tient ses promesses que celui qui sait vaincre ses préjugés quand la gravité d’une situation qu’il n’avait pas anticipée l’exige. La crise financière a été certes l’aboutissement logique d’un système financier qui marchait sur la tête mais personne ne pouvait prévoir quand et comment elle allait se produire. Reste qu’en juin 2006, dans son discours d’Agen, Nicolas Sarkozy candidat s’attaquait déjà aux dérives du capitalisme financier. La crise n’a pas disqualifié le projet sur lequel il s’est fait élire, au contraire, il a apporté la preuve qu’une économie de spéculation et de rente était une impasse et qu’il fallait absolument réhabiliter le travail et l’esprit d’entreprise.[access capability= »lire_inedits »]

GM : Et vous trouvez que sur ce point, le Président a tenu la promesse du candidat ?

H.G : Il s’est battu avec une rare énergie sur tous les fronts de la crise, à l’intérieur, en Europe, sur la scène internationale. Sans la France, il n’y aurait pas eu le G 20 ni le plan de sauvetage européen, ni la relance par l’investissement. Souvenez-vous qu’à l’époque, personne ne voulait du G20, le président de la Banque Centrale Européenne avait toujours refusé, au nom de son indépendance, de négocier avec les gouvernements, les chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro ne s’étaient jamais réunis et « relance » était un gros mot…

ÉL : D’accord, mais avez-vous vraiment l’impression que le pouvoir des marchés a reculé ?

H.G : Il ne vous a pas échappé que la France n’était pas seule au monde…Depuis la crise, la régulation financière s’est engagée dans la bonne direction mais il est vrai que c’est loin d’être suffisant. Et ce n’est pas la faute de la France qui a été en pointe dans tous les combats, de la lutte contre les bonus et les paradis fiscaux jusqu’à la règlementation des banques, et qui a imposé un ordre du jour extrêmement ambitieux pour sa présidence du G 20. Que peut-on reprocher à Nicolas Sarkozy. De vouloir limiter la spéculation sur les marchés de matières premières ? De se battre pour la taxation des transactions financières ?

ÉL : Peut-être d’avoir tellement bataillé dans le vaste monde qu’il en a oublié le front des inégalités en France !

H.G : Mais on n’a aucune chance de réduire significativement les inégalités, en France et dans le monde, si l’on n’endigue pas l’argent fou de la finance globale !

Isabelle Marchandier : Vous faites semblant de ne pas comprendre ! Nicolas Sarkozy a été élu parce qu’il promettait de réformer le pays.

H.G : Je persiste : cette promesse a été, au moins en grande partie, tenue. La France est sortie de trente ans d’impuissance publique. Le sauvetage d’Alstom, de Peugeot, de Renault, des banques, l’autonomie des universités, la réforme de la taxe professionnelle, le RSA, les retraites, le service minimum…, ce ne sont pas des preuves de volontarisme ? Ce qui m’a rapproché, c’est ce refus d’un statu quo mortifère. Cette attitude tranche avec celle de ses prédécesseurs.

GM : Personne ne prône l’impuissance ou l’inaction, au contraire. D’un bout à l’autre de l’échiquier politique, tout le monde se proclame volontariste.

H.G : Sauf que pendant trente ans, tout le monde, de Mitterrand à Chirac en passant par Jospin, a expliqué que la politique ne pouvait plus rien ! Je vous rappelle par exemple que l’Acte unique européen, qui a en quelque sorte dressé l’acte de décès du Service public et de notre modèle républicain, a été négocié par la gauche et ratifié par la droite alors que Jacques Delors présidait la Commission européenne. De ce fait, les causes de la situation actuelle sont moins à chercher dans la coalition de forces cachées de Wall Street, Londres ou Zurich que dans la systématisation de notre inaction et dans l’incompréhension du fonctionnement des structures économiques mondialisées.

Daoud Boughezala : Peut-être mais quand Nicolas Sarkozy refuse d’envisager la sortie de l’euro et s’oppose fermement à toute proposition protectionniste, ne tourne-t-il pas lui aussi le dos au volontarisme ?

H.G : Il ne dit pas qu’il n’y a qu’une seule politique possible, il dit qu’il ne veut pas de ces options parce qu’elles auraient à ses yeux des conséquences catastrophiques. Il assume la responsabilité politique de ce choix. Comme le dit Régis Debray, « l’homme d’Etat est celui qui veut les conséquences de ce qu’il veut. » C’est le contraire de l’attitude Lionel Jospin quand il affirmait, au sujet du plan social de Michelin « l’Etat ne peut pas tout ».

ÉL : Parce que vous, vous croyez que l’Etat peut tout ?

H.G : Oui ! L’Etat peut interdire les licenciements, bloquer les loyers, fermer les frontières, nationaliser…Cela ne veut pas dire qu’il doit le faire. Dans un certain sens, il peut tout mais ne doit pas tout vouloir. Jospin aurait dû dire « je ne veux pas intervenir parce que le remède serait pire que le mal » au lieu de dire « je n’interviens pas mais je n’y suis pour rien. » Dans le premier cas, il aurait assumé sa responsabilité politique, dans le deuxième il se défausse de toute responsabilité. On est là au cœur de la crise morale de la politique.

ÉL : Admettons, mais justement il n’y a pas une droite de la volonté et une gauche de l’impuissance. On vous dit souvent isolé, en tout cas minoritaire. De fait, sur les grands choix économiques et monétaires, les arbitrages présidentiels sont rarement favorables à votre ligne, disons néogaulliste.

H.G : Vous parlez de quoi ? Du FSI ? Du Grand Emprunt ? Du Grand Paris ? Du RSA ?…

ÉL : Vous êtes énervant ! Je parle par exemple de la soumission au dogme européen de la concurrence qui vous conduit à refuser qui se traduit par le refus de toute discussion sur le protectionnisme ! On dirait que le mot vous fait peur !

H.G : Mais c’est une plaisanterie ! La France est le pays d’Europe qui se bat contre la religion du libre-échange et de la concurrence. Elle a fait inscrire dans le Traité de Lisbonne que la concurrence était un moyen et non une fin en soi. C’est elle qui a remis dans le débat la préférence communautaire, la concurrence déloyale, elle qui a proposé une taxe carbone aux frontières de l’Europe. Elle encore qui clame la nécessité d’une politique industrielle, de l’autosuffisance alimentaire, de l’indépendance énergétique. Le problème du protectionnisme est d’une autre nature : il consiste à se protéger contre ses propres insuffisances, ce qui est sans fin et conduit toujours à affaiblir toujours plus la compétitivité et la productivité.
Il faut prendre le problème par le laissez-faire plutôt que par le laissez-passer. L’important, ce n’est pas de refouler les produits mais de reconquérir le droit de choisir notre cadre de vie et notre contrat social. Par exemple, je veux préserver la retraite par répartition et peu m’importe que les assureurs du monde entier, la Commission ou l’OMC considèrent que c’est une attitude protectionniste.

ÉL : Vous voyez que vous aussi, vous êtes le protectionniste de quelqu’un !

H.G : Ce que vous ne voulez pas voir, c’est que le protectionnisme n’est pas seulement un autre nom de la protection, c’est une doctrine qui a une histoire.

DB : Mais pourquoi ne pas compenser au moins une partie des écarts de salaires, donc de coûts, entre les vieux pays développés et les émergents ?

H.G : Le problème, ce ne sont pas les écarts de salaires qui correspondent à des différences de productivité, ceux-là, nos entreprises sont parfaitement capables d’y faire face, ce sont les dumpings monétaires, environnementaux, sociaux, sanitaires.

ÉL : La démondialisation défendue par Arnaud Montebourg – qui s’est imposée dans le débat public avec une stupéfiante rapidité – vous semble-t-elle plus acceptable ?

H.G : Non. L’analyse de Jacques Sapir sur la démondialisation comme processus qui est peut-être enclenché est tout à fait intéressante. En revanche, la démondialisation comme programme, je ne sais pas trop ce que cela signifie. Cela veut-il dire que nous allons nous retirer du monde ? C’est un vrai débat que l’on n’évitera pas.

DB : Que vous affirmiez haut et fort la nécessité d’une politique industrielle, très bien. Mais quels peuvent être les leviers d’une politique industrielle ?

H.G : La monnaie, la fiscalité, le financement et l’investissement public.

ÉL. Eh bien parlons de la monnaie sur laquelle nos dirigeants élus n’ont plus la main.

H.G : C’est tout le problème de la gestion de l’euro. Un euro durablement et fortement surévalué condamnerait l’industrie européenne.

ÉL : Les Allemands pensent exactement le contraire. Non sans quelques raisons…

H.G : Contrairement à ce qu’on pense souvent, depuis la guerre, l’Allemagne a bâti sa puissance industrielle sur une monnaie sous-évaluée. La seule période où elle a eu une monnaie trop forte a été celle de la réunification et ce fut une catastrophe pour l’industrie allemande. L’euro lui a redonné une compétitivité monétaire. Dans la zone euro, au regard des différentiels de prix et de coût, l’euro est sous-évalué pour les Allemands. Et c’est dans la zone euro que l’Allemagne réalise l’essentiel de ses excédents. Si l’Allemagne n’était pas dans l’euro, sa monnaie vaudrait aujourd’hui beaucoup plus cher et il est probable que ses excédents commerciaux fondraient. La conclusion, c’est que tous les Européens, y compris les Allemands, auraient avantage à un euro moins fort.

ÉL : Oui mais les Allemands ne veulent pas bouger ! La conclusion, c’est qu’on ne peut pas avoir une monnaie unique avec l’Allemagne !

H.G : Pour que la zone euro n’explose pas sous l’effet de ses tensions internes, il faut que chacun y mette du sien puisqu’il n’existe aucun mécanisme d’ajustement automatique, ni monétaire, ni budgétaire.

ÉL : Dans votre bouche, cette défense acharnée de notre belle monnaie unique ne laisse pas de surprendre….

H.G : Vous souvenez-vous de ce qu’avait dit Philippe Séguin après le référendum sur Maastricht : quel démocrate serais-je si je n’acceptais pas le verdict du peuple ? Et de son argument de campagne : une fois que la monnaie unique sera là, il sera très difficile de revenir en arrière. On ne peut pas sans arrêt vouloir refaire l’Histoire. Il faut la prendre là où elle en est. Aujourd’hui, l’euro est là. Son explosion déclencherait un cataclysme dont les plus vulnérables seraient, une fois encore, les premières victimes. Une crise peut toujours emporter l’euro mais ne pas tout faire pour l’éviter serait irresponsable.

ÉL : Et céder en permanence aux Allemands, c’est responsable ?

H.G : Où êtes-vous allés chercher une idée pareille ? Sur quoi donc la France a-t-elle cédé ? On ne cède pas plus aux Allemands qu’ils ne nous cèdent. Il faut convaincre, persuader…À moins que vous ne préfériez les chars ?

ÉL : Je parle plutôt de la capacité à affirmer une position sur laquelle il est clair qu’on ne transigera pas.

HG : Parce que faire la politique du pire, c’est servir les intérêts de la France ? Discuter, négocier, c’est le choix de la raison, du bon sens et de la responsabilité.

ÉL : Et sur la convergence des politiques économiques, vous n’avez pas cédé ?

HG : Comparez la version initiale proposée par l’Allemagne et la version finale que la France a fait adopter après avoir âprement négocié et vous verrez combien la France a pesé.

IM : Ne faudrait-il pas, en même temps, adopter une fiscalité favorable à la production ?

HG : La priorité, c’est d’alléger les charges fixes qui pèsent sur les facteurs de production. Mais il faut des circonstances politiques et économiques favorables pour ouvrir ce gigantesque chantier qui renvoie pour l’essentiel au financement de la protection sociale.
Et en attendant que les chefs du monde aient fait passer aux spéculateurs l’envie de spéculer comment échapper au court-termisme des marchés financiers ?
Le choix, dans les années 1980 et 1990 de faire passer tous les flux d’épargne par les marchés financiers a été une grave erreur. Il faudra reconstruire d’autres circuits de financement qui amèneront directement l’épargne vers la production et ne pas hésiter, quand ce sera nécessaire, à utiliser le budget de l’Etat comme un outil d’intermédiation financière.

ÉL : Peut-être vivons-nous aussi un renversement durable des rapports de forces : après des siècles d’hégémonie, on dirait bien que la vieille Europe est condamnée à une marginalisation croissante.

HG : Il n’y a aucune raison que l’Europe sorte de l’Histoire sauf si elle choisit le renoncement. Il est urgent d’en finir avec cette idée folle d’une dépolitisation totale de la société et de l’économie qui, depuis les années 1980, fait de l’Europe la variable d’ajustement de toutes les autres politiques du monde. Je ne me résigne pas à ce que la France et l’Europe ne soient plus des foyers de la civilisation mondiale. Je refuse le fatalisme.

ÉL : Des gens très respectables, y compris dans l’entourage du Président, pensent que nous sommes condamnés à la marginalité. « La France, mais c’est fini », dit Alain Minc.

HG : Elle en a vu d’autres, la France !, comme disait le Général de Gaulle.

ÉL : Pendant ces quatre années, vous est-il arrivé d’avoir envie de partir ?

HG : Si ça ne m’était jamais arrivé, le fait de rester n’aurait eu aucun prix. C’est la liberté que l’on se reconnaît de partir qui donne sa valeur à l’engagement.

ÉL : Nicolas Sarkozy promettait aussi de réaliser la synthèse entre une vision gaullienne de la République et une conception libérale de la société. A-t-il réussi ?

HG : C’était déjà la synthèse de 1958. Le vrai défi aujourd’hui, c’est la crise de la politique qui creuse un fossé entre gouvernants et gouvernés n’est pas propre à la droite française ni à la présidence de Nicolas Sarkozy, elle est commune à tous les pays développés et surtout aux pays européens. Dans ce monde globalisé, les politiques se sont dessaisis de leurs instruments d’action et, une fois élus, doivent avouer leur impuissance aux citoyens. Si on n’inverse pas la tendance, cette incapacité crépusculaire sonnera la mort de la politique et de la démocratie. C’est en travaillant à former un front des Etats qu’on pourra changer en profondeur l’économie, donc la société.

ÉL : La difficulté à parler aux classes populaires n’est-elle pas un échec du sarkozysme ?

HG : Il y a un profond malaise des classes populaires et des classes moyennes actives dans tous les pays développés parce qu’elles supportent depuis trente ans tout le poids de toutes les crises et qu’elles n’en peuvent plus. Est-ce la faute de Nicolas Sarkozy ? Evidemment non.

ÉL : Non, sa faute est sans doute d’avoir créé des attentes excessives. Mais venons-en au style. Du Fouquet’s au bouclier fiscal, comment expliquez-vous cette accumulation d’erreurs symboliques qui a permis à la presse de gloser sur le « Président des riches » ?

HG : C’est ce que les Américains appellent une légende urbaine. À force de répéter n’importe quoi, on finit par y croire. À part le bouclier fiscal, il n’y a pas eu depuis 2007 une seule mesure que l’on puisse citer à l’appui de cette thèse. Et le bouclier fiscal est supprimé.

ÉL : Et le Fouquet’s ?

HG : Je trouve l’argument un peu dérisoire.

ÉL : Le lieu et les gens avec qui le chef de l’Etat fête sa victoire, cela n’a pas de sens ?

HG : Nicolas Sarkozy a d’abord fêté son élection avec les Français place de la Concorde avant de rejoindre quelques-uns de ses amis. Est-il interdit d’avoir des amis riches ? C’est grotesque. Pompidou, ancien directeur de la Banque Rotschild avait des amis riches. Mitterrand et Chirac aussi.

GM : Au-delà de l’anecdote, Nicolas Sarkozy avait fait le pari de décomplexer le rapport des Français à l’argent. Dans une France obsédée par l’égalité, ce pari semble intenable.

HG : Le rapport à l’argent est d’autant plus compliqué que les différences de rémunération ne sont plus fondées sur l’utilité sociale. Ce problème se pose partout.

ÉL : Pourquoi certains sarkozystes, qui se revendiquent du gaullisme, quittent-ils l’UMP pour se précipiter chez Jean-Louis Borloo ?

HG : Il faut le leur demander. Mais au fait combien sont-ils ? J’ai beaucoup d’estime et d’amitié pour Jean-Louis Borloo. Mais que l’alliance des centres puisse incarner le gaullisme, ce serait quand même un première historique.

ÉL : À part, ça tout va très bien à droite ?

HG : Toujours vos étiquettes, droite, gauche, centre…C’est pour échapper au régime des clans et des partis que le Général de Gaulle a créé la Vème République et l’élection du Président au suffrage universel. Alors, vos histoires de droite et de gauche, ce n’est pas le sujet.

ÉL : Et nos histoires d’extrême droite, c’est le sujet ? Vos thématiques – la laïcité, la République … – se retrouvent dans les discours d’une Marine Le Pen capable de rafler entre 15 et 20% de l’électorat, vous vous en fichez aussi ?

HG : Je ne me détermine pas par rapport à Marine Le Pen. Ce qu’elle raconte ne m’intéresse pas. J’observe en revanche avec inquiétude la radicalisation de la société française et de toutes les sociétés développées, en particulier en Europe.

ÉL : Si vous souhaitez que le Président soit réélu, il faudra bien récupérer les électeurs du FN.

HG : Une bonne partie du vote FN est un vote de protestation et de désespérance. C’est en offrant une espérance aux Français que l’on gagne une élection présidentielle. L’arithmétique partisane n’est pas le sujet parce que personne n’est propriétaire de ses électeurs. Le sujet, c’est ce qu’on est capable d’incarner.

ÉL : Pourquoi demander à Patrick Buisson d’élaborer une stratégie pour chasser sur ses terres ?

HG : Où êtes-vous allée chercher cette ânerie ? Patrick Buisson est chargé d’ausculter les aspirations de la société.

ÉL : Vous devriez cesser de vous en remettre aux sondages pour comprendre la société. Vous n’allez pas nous dire vous aussi que la radicalisation, la colère et le désespoir que vous avez évoqué sont simplement le fruit de fantasmes réactionnaires ont bien de véritables raisons. Il y a un problème, non ?

HG : Oui, pour tous les partis. Nous sommes confrontés à une profonde crise de société et même de civilisation que la politique a occultée pendant des décennies. Dans toutes les grandes démocraties, les gens ne supportent plus qu’on leur dise soit que cette crise n’existe pas, soit qu’on n’y peut rien.

ÉL : Il se trouve que cette colère a quelque chose à voir avec les questions « identitaires » qui ont longtemps été abandonnées au FN. Quelques déclarations de Claude Guéant sur l’immigration ne suffiront pas à crédibiliser la majorité sur ce front.

HG : La crise identitaire est profonde. Elle ne se réduit pas à la question de l’immigration. C’est un phénomène global qui touche l’économie, la culture, la langue et l’effritement de notre modèle républicain. Pendant quarante ans, nous avons, inconsciemment ou non, délibérément ou non, fait le choix de détruire notre modèle républicain. Songez que dans ce pays, on ne pouvait même plus prononcer le mot assimilation !

DB : Mais vous savez bien qu’on ne peut pas assimiler 5 millions de personnes comme on en assimilerait 50.000 !

HG : De toutes les façons, nous n’avons pas le choix. Si nous renonçons à l’assimilation, c’est-à-dire à faire partager aussi des valeurs, une culture, une langue, une histoire, alors nous faisons le lit du communautarisme. Or, les pays comme les Pays-Bas, l’Angleterre ou l’Allemagne qui vantaient la supériorité de leurs modèles multiculturels le rejettent aujourd’hui parce que le communautarisme engendre une situation insupportable chez eux. Mais les extrêmes ne proposent que des solutions caricaturales et le plus souvent inapplicables.

DB : Lors d’un récent colloque, Marine Le Pen a proposé de donner des cours de langue française aux immigrés, pas de les remettre dans des bateaux !

HG : Pourquoi n’arrivons-nous pas à parler d’autre chose que de Madame Le Pen et du Front national ?

EL : Sans doute parce qu’il pose des questions qui touchent les Français, notamment celle de l’immigration.

HG : Certes, mais elle renvoie à une seule question : que voulons-nous faire de notre modèle républicain ? Quand on est républicain, on n’organise pas des cours de « langues et cultures d’origine » parce que dans l’école de la République, il ne peut pas y avoir de cours réservés aux élèves en fonction de leur origine. Quand on est républicain, on veut la même école, la même éducation, le même savoir pour tous les enfants, d’où qu’ils viennent et quel que soit leur milieu. Quand on est républicain, on n’accepte ni les quotas, ni les zones de non-droit, on fait respecter l’obligation scolaire, on refuse la burqa…Mais on ne peut pas faire fonctionner le creuset républicain si les flux migratoires ne sont pas maîtrisés.

ÉL : En attendant, le séparatisme ethnique et culturel est une réalité. Dans Fractures françaises, Christophe Guilluy montre que les Blancs appartenant aux classes populaires quittent les banlieues de la petite couronne pour s’installer dans les zones périurbaines. Que faire ?

HG : Refuser absolument cette évolution. Il faut bien voir que le communautarisme ne s’est développé que parce qu’il a rencontré une idéologie bienveillante. Il faut s’y opposer par tous les moyens: respect de la loi, mais aussi internats d’excellence, école de la deuxième chance. Il faut sans doute expérimenter davantage la fermeture des établissements qui cumulent trop de handicaps et le busing pour favoriser le mélange des populations. Surtout, il faut faire du Grand Paris le laboratoire de la lutte contre la ségrégation urbaine : c’est l’une de ses principales raisons d’être. Mais avant tout, il faut éviter de traiter le problème quartier par quartier : le zonage est l’antichambre de la ségrégation.

ÉL : L’Education nationale n’aurait-elle pas dû, en ce cas, bénéficier d’un traitement spécial dans la RGPP ? Du reste, en annonçant la fin des fermetures de classes, le Président l’a implicitement reconnu.

HG : L’Education nationale, c’est presque la moitié des effectifs de la Fonction publique d’Etat. L’exonérer de la RGPP, ce serait rendre celle-ci totalement inopérante. Et puis comment justifier que l’on réduise le nombre des infirmières et pas celui des enseignants ? Le problème de l’école n’est pas celui du nombre des enseignants mais de leur répartition. Dans certains endroits, on peut avoir sans problème des classes de 40 élèves et d’autres où il ne faudrait pas dépasser 15 élèves. Mais la priorité, c’est quand même de redéfinir le projet éducatif, les valeurs et les objectifs de l’Ecole.

ÉL : Revenons au mélange des populations. On peut peut-être l’imposer pour les élèves pas pour l’ensemble de la population.

HG : Le mélange à l’école, c’est quand même décisif. C’est le but des internats d’excellence, créés pour donner aux jeunes les plus méritants une chance d’échapper aux déterminismes de leur milieu pour qu’ils soient ensuite des exemples. Il a fallu surmonter les réticences des établissements qui ne voulaient pas se séparer de leurs bons élèves, les doléances des familles qui refusaient de voir leurs enfants quitter le foyer, la frilosité dogmatique de l’Education nationale et les mises en garde du ministère du Budget, obsédé par le coût du projet. Mais nous l’avons fait. Mais le Président de la République a tenu bon. On peut dire que ce n’est pas assez mais la direction est prise.

GM : Le problème c’est que la République dont vous parlez exige un Etat fort. Et dans notre monde, un Etat fort, cela semble anachronique.

HG : L’affaiblissement de l’Etat résulte de choix collectifs délibérés. On n’est pas obligé de développer sans cesse des contre-pouvoirs comme si l’autorité de l’Etat représentait une menace pour les libertés alors que la véritable menace aujourd’hui réside plutôt dans le déclin de cette autorité. Prenons l’exemple de la Justice. Il est nécessaire qu’elle soit indépendante. Mais dès lors que les magistrats n’ont de comptes à rendre, ils doivent exercer leur indépendance avec retenue. Cela devrait être le cas de tous ceux auxquels la République confère des pouvoirs. Sinon, cela ne peut pas fonctionner. Si les institutions se combattent entre elles, si le juge veut faire la loi à la place du législateur, s’il se prend pour un justicier en lutte contre le gouvernement au lieu de s’appliquer à rendre la justice, alors il n’y a plus d’Etat. Je rappelle que les juges et les membres des « Autorités indépendantes » ne sont pas élus, de même que les membres du Conseil d’Etat ou du Conseil Constitutionnel.

ÉL : Ces honorables institutions – dont les membres sont appelés « Sages » -, sont-elles une preuve de vitalité démocratique ou un obstacle à l’action ?

HG : Le modèle républicain est fondé sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs, pas sur leur concurrence. Les contre-pouvoirs naturels se trouvent dans la société civile, dans la presse les partis, les syndicats, pas dans l’Etat. Cela dit, il y a aujourd’hui une dérive qui pourrait nous conduire à un gouvernement des juges. Si elle allait au bout de sa logique, cette dérive pourrait bien saper les fondements de l’Etat républicain. Dans cette situation, il y a quelque ironie à voir le Président accusé de bonapartisme. S’il y avait un reproche à faire à Nicolas Sarkozy, ce serait plutôt de ne pas avoir été l’hyper président que certains dénoncent.

ÉL : Oui, on l’aurait voulu un peu plus bonapartiste. Mais l’heure tourne et nous n’avons pas dit un mot des crises internationales, alors que la France est engagée dans une guerre hasardeuse en Libye et que nous avons perdu notre soixante-dixième homme en Afghanistan.

GM : En Lybie, et c’est tout à son honneur, la France a su prendre la tête de l’initiative internationale, mais la Coalition est aujourd’hui menacée d’usure, sinon d’enlisement.

HG : La Libye est un cas particulier du point de vue du droit international et de la géopolitique, pas un précédent que l’on pourrait rééditer dans le monde entier. Un peuple était en train de se faire massacrer, il fallait le protéger. Ce choix avait une dimension tragique, il faut l’assumer Face à cette succession d’événements nous ont obligés à faire des choix tragiques qui ne sont ni bons ni mauvais. Doit-on engager une opération militaire pour libérer des otages? Doit-on intervenir en Libye pour sauver la population de Benghazi ? Ces dilemmes sont le quotidien de la politique.

ÉL : Les Syriens ne sont-ils pas aussi en train de se faire massacrer ?

HG : La Syrie, c’est un grand pays mais aussi une mosaïque de tribus, d’ethnies et de religions à l’équilibre extrêmement instable. En tout état de cause, il n’est pas possible pour l’heure de définir un mandat international. Fidèle à la position qu’elle défendait lors de la guerre en Irak, la France n’envisage pas de sortir de ce cadre mais elle soutient des sanctions économiques et politiques.

GM : À la suite de Barack Obama, Nicolas Sarkozy a annoncé le retrait de nos troupes d’Afghanistan d’ici 2014. La France est-elle l’auxiliaire des Américains ?

HG : Cela fait 10 ans que les troupes françaises sont en Afghanistan. Elles n’ont pas vocation à y rester mais le transfert des responsabilités aux autorités afghanes doit se faire en bon ordre, en concertation avec celles-ci et avec nos alliés.

ÉL : Vous savez bien que ni la police ni l’armée afghane ne sont prêtes à prendre le relais. Avons-nous eu raison de s’engager dans cette guerre ?

HG : Oui, la cause était juste. Au lendemain du 11 septembre, la France a fait le choix de la démocratie contre le terrorisme et l’obscurantisme. Là encore, il ne sert à rien de refaire l’Histoire.

IM : Une question people pour la fin. Avez-vous vu La conquête ? Avez-vous apprécié votre personnage ?

HG : Ce film est bien fait mais il passe à côté d’une dimension essentielle d’une campagne présidentielle : l’énergie folle que déploie un candidat pour gagner. Je regrette donc un peu que psychologie ait relégué au second plan l’aspect politique. Quant à mon personnage, malgré le talent du comédien, je l’ai trouvé falot. Et puis, il y a une chose que je n’ai pas aimée, c’est qu’on mette ce que j’ai dit dans la bouche d’un autre !

ÉL : De quoi s’agit-il ?

HG : « Le candidat communautariste atlantiste et libéral ne sera pas élu ». Or, si Nicolas Sarkozy a été élu, c’est bien parce qu’il a refusé de s’engager sur ce chemin-là.

ÉL : Eh bien, pour être réélu, il lui reste à prouver qu’il n’a pas été le Président communautariste, libéral et atlantiste que certains décrivent, parfois avec de solides arguments auxquels je suis sûre que vous avez des réponses, mais comme vous êtes très bavard, vous n’en aurez pas le temps. Mais un mot sur l’échéance qui approche : quel est le meilleur, c’est-à-dire le pire pour vous, candidat socialiste ?

HG : Celui qui sortira vainqueur des primaires socialistes.

ÉL : Justement, la critique qu’en a fait l’UMP ne traduit-elle pas un regrettable manque de fair-play ?

HG : Quitte à paraître buté, je vais redire que l’élection présidentielle, c’est la rencontre d’un homme ou d’une femme et du peuple. Pour moi les primaires sont un péché contre l’esprit des institutions. Tout comme d’ailleurs le fait de commencer par rédiger un programme et de chercher ensuite un candidat pour le porter. Mais les socialistes sont libres de pécher contre les institutions. Reste la question des fichiers qui est légitime puisqu’elle pose le problème du fichage. Nous verrons bien combien de Français acceptent d’aller se faire ficher !

ÉL : Tous les livres sur le Président le décrivent comme un homme trop encombré de lui-même. La grande faille de Nicolas Sarkozy est-elle sa psychologie ?

HG : On a reproché à Nicolas Sarkozy d’avoir désacralisé la fonction. Les plus virulents sont d’ailleurs ceux qui ont toujours dénoncé le caractère monarchique de la fonction présidentielle. Mais Nicolas Sarkozy n’a pas mis en scène cette désacralisation comme l’avait fait par exemple Valéry Giscard d’Estaing. Ce problème n’est pas tout-à-fait anecdotique parce que la sacralité de la fonction présidentielle est étroitement liée à sa dimension sacrificielle à laquelle les Français sont profondément attachés : ils attendent du Président de la République le sacrifice de son « moi », un don de soi total. Peut-être Nicolas Sarkozy a-t-il été trop humain en laissant transparaître ses sentiments, ses joies, ses souffrances. C’est vrai, il est humain, trop humain parfois. Il ne s’en est pas moins dévoué corps et âme à sa fonction.[/access]

Juillet-août 2011 . N°37 38

Article extrait du Magazine Causeur



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