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Gilets jaunes: ah, le méchant peuple qui n’est pas content de ses élites!

A la colère du peuple, gouvernement et médias ont répondu par le mépris


Gilets jaunes: ah, le méchant peuple qui n’est pas content de ses élites!
Manifestation de gilets jaunes à Paris, 17 novembre 2018. SIPA. 00884833_000001

Succès populaire national, la marche des gilets jaunes a dû faire avec le mépris du gouvernement et de ses porte-paroles médiatiques. Les black blocs oui, les gilets jaunes non ?


La manifestation des gilets jaunes du 17 novembre a été un incontestable succès populaire avec plus de 280 000 participants, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur (ce qui laisse imaginer une mobilisation bien supérieure au regard des pratiques habituelles). Parmi les quelques centaines de révoltés qui tentaient encore de s’approcher du palais de l’Elysée afin, disaient-ils, que le président Macron entende le bruit de la colère de ses propres oreilles et non par médias interposés, l’un d’entre eux déclarait au micro de BFMTV à l’adresse du chef de l’Etat : « Avec notre pognon, vous nous prenez notre liberté. »

La République en marche n’aime pas le mouvement

Car c’est bien de liberté qu’il s’agit, au premier plan, derrière les grands principes, les beaux discours et les mots creux. Celle qui a été évoquée de manière menaçante dans les jours qui ont précédé le mouvement, celle d’aller et venir, de circuler. Les mises en garde avec amendes et peines d’emprisonnement ont été constamment brandies par le gouvernement et les préfets : tout blocage ferait l’objet d’une répression impitoyable, entravant la liberté fondamentale de circuler. On n’avait jamais vu depuis longtemps un discours aussi ouvertement répressif à l’encontre d’un mouvement social et l’on s’était pris à rêver que la même morgue implacable fût employée contre les black blocks, casseurs professionnels, brûleurs de flics et racailles patentées auxquelles on n’hésite pas à abandonner des portions entières du territoire national sans se demander si leur présence néfaste nuit aux libertés fondamentales de ceux qui sont obligés de les côtoyer. Et qu’en est-il de la liberté de circuler de ceux qui sont sans cesse ponctionnés, taxés, comme punis de ne pas appartenir à quelque minorité ou communauté protégée ? Qu’en est-il de la liberté lorsque le 15 du mois on n’a plus rien ? Qu’en est-il de la liberté lorsque la seule perspective est le déclassement et la paupérisation ? Qu’en est-il de la liberté lorsqu’on en est réduit à payer toujours plus pour simplement travailler ?

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Le paradoxe, et cela a été quelquefois souligné, est que La République en marche, porte dans son nom même le signifiant du mouvement, de la mobilité. Elle se pose en ennemie de l’immobilisme et la métaphore du déplacement a souvent été centrale dans les déclarations les plus contestables et méprisantes à l’égard du peuple de la part d’Emmanuel Macron. On se souvient de ceux qui, luttant pour leur survie économique n’avaient qu’à se bouger « au lieu de foutre le bordel », de ceux à qui il suffirait de « traverser la rue » pour trouver du travail… Mais il y a les privilégiés de la mondialisation heureuse, qui peuvent habiter les grandes métropoles et se déplacent en trottinettes électriques ou survolent le territoire avec du kérosène curieusement non taxé, comme le rappelle dans un excellent éditorial François Bousquet pour Le Figaro Vox, et ceux qui n’ont pas le choix, ces « ploucs émissaires » de la France périphérique, périurbaine et délaissée.

Ceux qui « fument des clopes et roulent au diesel »

Finalement, lorsqu’on y réfléchit bien, concernant la cristallisation que représente cette jacquerie moderne, cette révolte de la vie chère, tout a déjà été dit en filigrane car tout était déjà inscrit dans le projet et les déclarations macronistes, dans les paradoxes fumeux et les impasses du « en même temps », dans la cassure reconnue par le chef de l’Etat lui-même entre les élites et le peuple et sans cesse accentuée depuis l’accession au pouvoir de l’ancien banquier qui n’a jamais arpenté de sa vie une quelconque circonscription dont il aurait eu à cœur de servir les intérêts, de résoudre avec empathie les problèmes, petits ou grands : la politique, on le redécouvre, c’est, sinon un métier, du moins une compétence qui s’acquiert au contact des populations, au service des populations, au contact de ce peuple tant honni par une idéologie hors-sol. Il ne suffit pas pour cela de se jeter dans des bains de foule opportunément mis en scène ou de se frotter corps contre corps dans des selfies douteux.

Par-delà l’incompréhension concrète de ce qu’est la vraie vie des vrais gens, il y a l’incompréhension plus préoccupante d’un phénomène socio-économique pourtant très clairement et intelligemment décrit par Christophe Guilluy dans son dernier ouvrage, No Society, consacré à la fin de la classe moyenne occidentale. Parmi les mesures annoncées par l’exécutif pris de panique afin d’essayer de désamorcer le conflit, et dans la grande tradition libérale-socialiste dont le macronisme est le parfait parangon, on propose de mettre en place des aides – de toute façon dérisoires au regard des investissements que représenterait pour les particuliers un changement autoritaire de matériel énergétique ou de véhicules – qui seraient, bien évidemment, financées par encore plus de prélèvements sur les classes moyennes qui, elles, n’appartiennent pas aux catégories « les plus défavorisées » auxquelles ces aides seraient allouées (et qui, du reste, ne demandent pas l’aumône, d’autant qu’on leur reprochera dans le même temps avec mépris de coûter un « pognon de dingue »). Ce que propose l’exécutif revient à accentuer encore la pression sur ces ménages moyens, lesquels finiront inéluctablement par grossir les rangs des catégories qu’ils sont supposés aider. Cette France méprisée, comme elle l’est encore par Benjamin Griveaux parlant de ceux qui « fument des clopes et roulent au diesel », ce même Benjamin Griveaux dont il faut rappeler que sa parole est celle du gouvernement, donc pas une parole anodine ou anecdotique, qui confond dans un mélange d’inculture crasse et d’inconscient robuste Charles Maurras et Marc Bloch en évoquant le « pays légal » et le « pays réel ». On ne sait si c’est le méchant nationalisme populiste constamment fustigé par le macronisme qui s’est ainsi dérobé dans le discours du porte-parole gouvernemental, comme l’expression de quelque chose qui est décidément impensable et impensé pour cet exécutif, – chassez l’inconscient par la porte il revient par la fenêtre, disait Freud -, ou bien si c’est la crainte du blocage qui pétrifie le mouvement en marche au point de ne pouvoir pas même être prononcé.

Le mépris lasse

Incompréhension. Mépris. Mépris symbolisé par le dessin grossier et tellement révélateur du caricaturiste Xavier Gorce qui a déclenché des réactions immédiates sur les réseaux sociaux et qui a le mérite de parfaitement bien représenter ce dédain bobo pour une France périphérique et déclassée dont on a pourtant de la peine à croire qu’il soit si caricatural et bas de plafond.

Mépris pseudo-intellectuel, mépris culturel, mépris de classe d’une rare violence, réelle et symbolique : toutes les formes du mépris que, dans le fond, ce mouvement des gilets jaunes combat.

Il y a, aussi, la culpabilisation. Culpabilisation sur fond de chantage écologique, d’une part, quand bien même les privilégiés donneurs de leçons anti-populistes prennent l’avion et polluent l’atmosphère au kérosène pour se rendre dans leurs résidences secondaires des Baléares ou d’ailleurs, peu importe où, le monde est leur terrain de jeu, les distances pas davantage que les identités territoriales ou nationales n’ont de sens pour ces gens-là. Exit l’exit tax, empapaoutée la flat tax. Le verdict est clair : les coupables, ce sont les prolos et, comme disait Alphonse Allais, on va faire payer les pauvres, d’accord ils n’ont pas beaucoup d’argent mais ils sont nombreux.

Soyez sages, sinon…

Culpabilisation ensuite quant au mouvement de révolte lui-même : théâtralisation des risques représentés par le fameux « blocage », dramatisation du bilan, instrumentalisation de la mort d’une manifestante écrasée par une femme prise de panique. S’il y a des morts ou des blessés, on vous aura prévenus, ce sera de votre faute et vous en serez tenus pour responsables. Ce ne sera pas de la faute d’une crise accidentelle de panique dans un cas, ni dans les autres cas de la faute des individualistes teigneux qui sont prêts à rouler sur des manifestants et même parfois à tirer avec des armes à feu, ayant parfaitement bien intégré que, dans une start-up nation, c’est la loi du chacun pour soi et un perpétuel Koh-Lanta social qui règnent. Ce ne sera pas parce que la société aura été inlassablement fracturée en montant les gens les uns contre les autres, en traitant les uns ou les autres de lépreux, de fainéants, de pauvres cons quitte ensuite à pleurnicher sans cesse sur le risque de guerre civile larvée au sein d’une communauté nationale désunie. Non. Ce sera encore la faute du peuple qui manifeste. Et du reste, quel mouvement social fondé sur la dureté de la vie se déroule comme au pays des Bisounours, sans heurts, sans débordements aussi regrettables et dramatiques soient-ils ? Toute la journée du 17 novembre, on a entendu la petite ritournelle des médias que l’on aurait juré tout droit sortis de l’ORTF reprenant la parole officielle, déplorant que le mouvement ait tendance à ne pas rester « bon enfant », comme si la colère du peuple ne pouvait qu’être celle d’un enfant autorisé à taper un peu du pied par terre mais appelé à rester sage tout de même, comme si tout ceci n’était qu’une petite et gentillette distraction du week-end. Les manifestants ne sont pas des enfants, ni bons ni mauvais, ce sont les membres du peuple en colère, ce sont eux les adultes, et s’ils sont responsables de quelque chose, ils le sont dans le sens où ils prennent, en responsabilité, leur destin en main contre les élucubrations irresponsables d’élites déconnectées.

Quand enfin l’incompréhension, le mépris, la culpabilisation n’auront pas fonctionné, on essaiera le soupçon de la fameuse « récupération ». Ce grand mot arboré depuis des mois en cache-sexe de l’absence de colonne vertébrale et de culture politique. On l’avait déjà beaucoup entendu lors de l’affaire Benalla : l’opposition parlementaire, unanimement, aurait « récupéré » le scandale. Ô surprise, ô stupéfaction : oui, l’opposition parlementaire, l’opposition politique est là pour ça, dans une démocratie normale, n’en déplaise aux novices de la politique qui confondent la gestion d’entreprise et la marche des nations, précisément pour entendre et reprendre les mécontentements, les interrogations, les questionnements, les colères. Sinon, qui le fera ? En quoi est-ce mal ? Il en va de l’essence même de la démocratie et il importe peu, en l’occurrence, de savoir si, ensuite, ces partis politiques capitaliseront dans les urnes sur le mécontentement. Dans le pire ou dans le meilleur des cas, c’est exactement leur travail et leur raison d’être. A ne pas vouloir le comprendre, on prend le risque de se retrouver en face à face, comme c’est le cas ici, avec le peuple. Sans intermédiaire puisqu’on a précisément et délibérément disqualifié les intermédiaires. Le peuple qui scande, comme à chaque fois, l’énoncé faussement tautologique le plus vibrant et émouvant qui soit : « Nous sommes le peuple ». Et alors, il ne faut pas faire mine ni de s’en étonner, ni de s’en plaindre.



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Chroniqueuse et essayiste. Auteur de "Liberté d'inexpression, des formes contemporaines de la censure", aux éditions de l'Artilleur, septembre 2020.

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