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Frédéric Taddéï : « Je me fous d’être payé par Poutine ! »

Entretien avec le nouvel animateur de RT France (1/2)


Frédéric Taddéï : « Je me fous d’être payé par Poutine ! »
Frédéric Taddéï, août 2018. ©Hannah Assouline

A partir de la rentrée, pour suivre la nouvelle émission de débats de Frédéric Taddéï « Interdire d’interdire », il vous faudra zapper sur Russia Today (RT France). Si les bons esprits se sont étranglés à l’annonce de ce transfert, passer de France télévisions à une chaîne publique russe pro-Poutine ne pose pas de problème déontologique à l’ex-animateur de « Ce soir ou jamais » : peu importe qui sert la soupe du moment qu’on peut cracher dedans…


Causeur. Au moment de signer à Russia Today (RT France), où vous animerez du lundi au jeudi l’émission « Interdit d’interdire », vous êtes-vous demandé si ça vous gênait d’être payé par Poutine ?

Frédéric Taddeï. Je me fiche complètement de qui me paye du moment qu’on me laisse libre de faire ce que je veux, d’inviter qui je veux et de parler de ce que je veux. Vous savez ce que disait Pierre Lazareff à ses journalistes ? « Acceptez tous les cadeaux et crachez dans la soupe. »

Vous vous apprêtez donc à cracher dans la soupe…

À ma manière, oui. Quand je ferai un débat sur la Russie, j’inviterai des pro-Poutine, ce que je faisais déjà dans « Ce soir (ou jamais !) » et sur Europe 1, et que mes collègues ne font pas, et des anti-Poutine, qui auront donc tout loisir de s’exprimer librement sur RT.

N’empêche, vous faites partie du plan com de Poutine…  

Moi, j’ai plutôt l’impression que c’est l’unanimisme de façade qui règne chez nous qui fait partie du plan de com de Poutine, et pas seulement en France. RT America est de plus en plus regardée aux États-Unis. Larry King, l’ex-intervieweur vedette de CNN, y travaille depuis cinq ans. De célèbres journalistes américains de gauche y animent des talk-shows, comme Chris Hedges, lauréat du prix Pulitzer 2002, qui est très anti-Trump, ou Ed Schultz, qui vient de mourir, mais qui soutenait ouvertement Bernie Sanders et l’a invité à plusieurs reprises pendant la primaire démocrate, alors que le reste des médias préférait Hillary Clinton.

Aujourd’hui, on regarderait De Gaulle comme on regarde Poutine.

Russia Today (RT France) n’est pas simplement un média public comme France 3, mais un média gouvernemental, voire présidentiel. Ses journaux télévisés relèvent-ils de l’information ou de la propagande ?

RT s’est installée aux États-Unis, en Europe et dans le monde arabe pour faire entendre un autre son de cloche. Comme l’a dit Andreï Kortunov, le directeur du Conseil russe pour les affaires internationales, rapporté par Le Monde diplomatique, que j’adore citer : « L’enjeu [pour RT] n’est pas tant de promouvoir les positions de la Russie que de mettre en doute l’univocité des positions occidentales, de relativiser l’interprétation occidentale des évènements. » Voilà, ça s’appelle la mondialisation, nous sommes en concurrence avec le reste de la planète, y compris sur le plan de l’information. Mais nous restons persuadés d’être les seuls à faire de l’« information » et que les autres font de la « propagande ». Vous y croyez, vous ? Vous croyez vraiment que nos médias à nous sont « sans opinion » ?

Certes, l’information est sans doute très idéologique en France, notamment dans le service public de l’audiovisuel – c’est ce qu’on appelle la bien-pensance ou le conformisme. Mais il y a une sacrée différence entre cela et la propagande, voire la manipulation façon Pravda, non ?

La propagande, c’est toujours les autres. Comparer RT à la Pravda relève autant de la manipulation dont vous parlez que de comparer les JT de France Télévisions à ceux de l’ORTF. Par bonheur, nous nous sommes tous beaucoup améliorés. Mais qui peut se targuer de faire du journalisme objectif et impartial ? L’information, c’est un discours sur le réel en train de se faire. C’est forcément influencé par notre culture, nos préjugés, nos intérêts, ou le camp auquel on appartient.

En somme, il n’y a pas de vérité. À ce compte-là, pourquoi ne pas donner la parole aux créationnistes (ou aux négationnistes) à égalité avec les darwiniens ?

Vous confondez les vérités objectives, comme les vérités scientifiques, qui peuvent se démontrer, et les autres, qui sont forcément subjectives. Quand on est dans le domaine de la subjectivité, il faut bien admettre que plusieurs vérités différentes peuvent coexister. C’est d’ailleurs le sujet d’une célèbre pièce de Pirandello, À chacun sa vérité.

Et la vérité sur l’utilisation des gaz de combat en Syrie ?

C’est tout à fait démontrable. Il suffit d’avancer des preuves. J’ai animé un débat sur ce sujet sur Europe 1. Le problème, c’est que les êtres humains préfèrent souvent croire ce qui les arrange. Quant à moi, en bon animateur de débat, je suis resté neutre.

Pirouette ! Mais vous ne pensez pas qu’il y a une ou des façons plus vraies que d’autres ? La recherche de la vérité qui, contrairement à ce que vous dites, a toujours été aussi l’affaire des philosophes est-elle dénuée de tout intérêt ?

Elle n’est pas du tout dénuée d’intérêt, mais qui peut se vanter de la détenir ? Pas moi en tout cas. Cela dit, je ne suis pas un journaliste de terrain, je ne fais pas d’enquêtes. Je ne présente pas non plus le JT. Je fais des interviews. J’anime des débats. Je donne la parole à tout le monde. Je ne tranche pas.

Les responsables de la télévision française sont persuadés que les gens intelligents ne regardent plus la télé

En somme, pour vous, il n’y a aucune différence entre RT, France 24 ou CNN ?

Oh, moi, vous savez, je ne regarde jamais la télévision. Pour ne pas être influencé ! Mais j’imagine qu’il y a autant de différences qu’entre le point de vue d’un Russe, d’un Français et d’un Américain. Sur la démocratie, par exemple, nos conceptions ne sont pas les mêmes. C’est normal, les Russes ne la connaissent que depuis une petite trentaine d’années. Vous remarquerez du reste que notre propre conception de la démocratie a évolué avec le temps. La ségrégation raciale a régné aux États-Unis jusqu’au milieu des années 1960, l’Amérique se considérait pourtant comme la plus grande démocratie du monde. La France, jusqu’en 1944, vivait sous apartheid, les femmes n’avaient pas le droit de vote, on appelait ça quand même une démocratie. Sous le général de Gaulle, il n’y avait pas de journalisme d’investigation, l’ORTF lui était réservée, il savait à l’avance les questions qu’on allait lui poser. Et on ne lui parlait jamais de la Françafrique, ni d’Elf, ni des contrats d’armement, ni des mallettes de billets venus de l’étranger, ni des fonds secrets, ni des polices parallèles, ni du financement de la vie politique. Aujourd’hui, on appellerait ça une démocratie autoritaire. On le regarderait comme on regarde Poutine…

Vous semblez assumer une forme de relativisme, comme s’il était la condition de votre liberté. Peut-on dire que pour ne pas être aveuglé par vos jugements, vous vous efforcez de ne pas en avoir ?

J’essaye de ne pas être manichéen, d’avoir de l’humour et du recul. Le recul historique et le recul géographique sont deux conditions indispensables, à mon avis, pour ne pas dire trop de conneries.

Ceci étant, il ne vous déplaît pas de choquer ou d’énerver. Est-ce que la perspective d’un petit scandale a pesé sur votre choix ?

C’est vrai que toutes les théories du complot que l’on entretient chez nous sur les Russes et sur RT m’amusent plutôt. D’autant plus que ce sont eux qui sont censés être complotistes, pas nous ! Alors, oui, je le reconnais, mon côté transgressif y trouve son compte.

Abandonnons votre procès en poutinisme. Comme vous l’avez souligné, « la question que l’on devrait se poser, c’est pourquoi, en France, en 2018, il faut aller sur une chaîne russe pour pouvoir animer une vraie émission culturelle, avec de vrais débats, comme à l’époque de “Ce soir (ou jamais !)” ». Vous avez une réponse simple ?

Je crois que les responsables de la télévision française sont persuadés que les gens intelligents ne regardent plus la télé, qu’ils sont partis sur internet, et qu’il faut faire de la télé pour ceux qui restent : les crétins, enfin ceux qu’ils considèrent comme tels, et les enfants en bas âge. C’est assez triste.

Au lancement de « Ce soir (ou jamais !) », en 2006, vous déclariez déjà à Libération : « L’émission culturelle, c’est en train de devenir la sidérurgie lorraine de la télévision. » Nous y sommes ?

À l’époque, le service public lançait tous les ans une nouvelle émission culturelle et, comme elle n’intéressait pas assez de monde, la programmait de plus en plus tard, avant de l’abandonner. Quand la direction de l’époque m’a proposé d’animer « Ce soir (ou jamais !) », une émission quotidienne, en direct, elle voulait en faire une émission à succès, mais aussi une émission qui parierait sur l’intelligence des téléspectateurs, une émission dont on parlerait et pas seulement entre cultureux. En cas d’échec, m’avait-on dit, le risque était grand que plus personne n’essaye. Par chance, ça a marché. L’émission a duré dix ans. Mais, depuis qu’on l’a arrêtée, force est de constater que plus personne n’essaye, comme pour la sidérurgie lorraine.

Mais CSOJ était surtout une émission de débats et de polémiques, non ?

Non, pendant les cinq ans où elle était quotidienne, je recevais aussi des acteurs, des cinéastes, des écrivains, des intellectuels pour parler de leur travail. Et ça marchait très bien.

Si « Ce soir (ou jamais !) » cartonnait, pourquoi l’a-t-on déprogrammée ?

Pendant toute son existence, l’émission attirait autour de 700 000 téléspectateurs. Pour une émission aussi « intello », c’était beaucoup. Quelques mois avant de l’arrêter, on l’a retardée d’une heure, histoire de dire qu’elle était usée et qu’il était temps de la remplacer. Mais la vraie raison, c’était la volonté de niveler par le bas. Comme on pense que les gens intelligents ne regardent plus la télé, on se dit qu’il faut éviter de faire fuir ceux qui restent avec des choses considérées comme trop compliquées. D’où le gâchis auquel on assiste. Car les téléspectateurs sont beaucoup plus exigeants qu’on ne le croit. Même ceux qui se contentent de regarder des jeux et des fictions et vont se coucher ensuite sont fiers de les regarder sur le service public, parce qu’ils savent qu’un peu plus tard il y a des émissions comme « Ce soir (ou jamais !) ». C’est même pour cela qu’ils regardent France 2 et pas TF1.

Dans les grands médias, la « dictature de l’audimat » cède parfois devant la pesanteur idéologique : c’est ainsi qu’on vire Zemmour qui cartonne en audience. N’avez-vous pas été victime de cela ?

Je ne crois pas. J’ai quand même fait l’émission culturelle la plus longue de l’histoire de la télévision française : 650 numéros contre 625 pour « Apostrophes ». J’ai été pendant dix ans soutenu et choyé par la direction de France Télévisions. Je n’ai pas de quoi me plaindre. Mais c’est vrai que la télé aime de moins en moins les débats et les contestataires. Elle a tendance à en avoir peur. Elle a tort. Dans une démocratie, c’est signe de bonne santé. L’unanimité, en revanche, même de façade, ça n’est jamais très bon.

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En France, RT est accessible sur la box de Free ainsi que sur Fransat. La chaîne est en négociation avec les autres opérateurs. Par ailleurs, on peut la voir à partir de son site internet et sur sa chaîne youtube.

Septembre 2018 - Causeur #60

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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