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Fake history


Fake history
L'historienne américaine Mary Lefkowitz © Onassis Foundation

Grâce aux black studies, cours répandus dans les universités anglo-saxonnes, on apprend que les Grecs ont tout piqué aux Égyptiens, qu’une présence africaine est attestée en Angleterre depuis l’Antiquité et que Napoléon a inventé les chambres à gaz pour tuer les Haïtiens…


C’est une petite dame d’apparence toute frêle, aujourd’hui âgée de 86 ans. Mais Mary Lefkowitz possède un courage de lion, un intellect au rayon laser et une passion inextinguible pour la vérité. C’est que ce que nous découvrons avec la réécriture « antiraciste » de l’histoire et la cancel culture, elle l’a déjà vécu il y a trente ans en tant que titulaire d’une chaire de lettres classiques au très paisible Wellesley College, près de Boston. Au nom de la rigueur scientifique, elle a osé réfuter une série de thèses pseudo-historiques, idéologiquement motivées, sur l’origine de la civilisation grecque et le statut de la culture occidentale. Beaucoup plus qu’une tempête universitaire dans un verre d’eau académique, l’esclandre déclenché est devenu une lutte acharnée pour préserver la recherche historique de l’influence perverse des idéologies politiques. Victime d’insultes, de protestations, de dénonciations et d’un interminable procès vexatoire, Lefkowitz a tenu bon. Sa résistance infaillible et les tenants et aboutissants de cette affaire sont riches de leçons pour notre époque.

Athènes n’est plus dans Athènes

Tout commence au début des années 1990. À sa grande surprise, Lefkowitz apprend qu’un collègue, Tony Martin, enseigne dans ses cours que Socrate et Cléopâtre étaient noirs. Trinidadien, Martin est professeur dans la section d’african studies, ou black studies, l’étude de la culture africaine et celle de la diaspora africaine, section que Lefkowitz elle-même a aidé à créer. Peu de temps après, on demande à celle-ci d’écrire un compte-rendu de trois livres, dont le deuxième volume de l’ouvrage monumental, Black Athena, qui prétend démontrer que la plupart des réalisations de la Grèce ancienne ont une origine égyptienne (1). Son auteur, l’Anglais Martin Bernal, n’est pas un spécialiste de ce domaine. Petit-fils d’un égyptologue distingué, il a une formation de sociologue. Enseignant les sciences politiques à l’université de Cornell, c’est dans un but politique qu’il écrit son livre, puisqu’il s’agit d’« ébranler l’arrogance culturelle européenne ». Il se présente comme un non-spécialiste qui bouleverse les suppositions paresseuses et racistes des spécialistes de l’histoire ancienne. Son travail, truffé de références et accompagné d’une longue bibliographie, a de quoi impressionner le lecteur naïf.

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Scandalisée, Lefkowitz démonte les arguments de Bernal dans une série d’articles et un ouvrage collectif (2). Selon Bernal, avant le XVIIIe siècle, tout le monde savait que la culture grecque venait de l’Égypte, mais les historiens modernes se sont employés à faire croire que les Grecs avaient créé leur propre culture – comme la déesse Athéna était sortie tout armée de la tête de Zeus. Il qualifie cette prétendue affabulation d’« aryenne » pour souligner son caractère raciste. Lefkowitz montre non seulement que la plupart des chercheurs sont loin d’être des suprémacistes blancs, mais que Bernal lui-même ignore tous les travaux mettant en lumière les contacts étroits des Grecs avec d’autres peuples du Moyen-Orient comme les Phéniciens et les Perses. Pour étayer son attaque, Bernal soutient que l’Égypte a envahi la Grèce au iie millénaire av. J.-C. et prétend en apporter les preuves archéologiques. Lefkowitz fait remarquer non seulement l’absence de toute trace tangible d’une telle invasion, mais aussi la dépendance de Bernal vis-à-vis de récits mythologiques. Enfin, Bernal affirme qu’au moins un tiers de la langue grecque est d’origine égyptienne, mais ses arguments étymologiques – comme la dérivation du nom d’Athéna de la déesse égyptienne Neith – se révèlent fantaisistes. Certes, l’Égypte a exercé une influence sur la Grèce, mais c’est la Grèce qui, sous Alexandre, a envahi et dominé l’Égypte, de 331 à 31 av. J.-C. Lefkowitz défend le caractère unique de la philosophie grecque, tout en soulignant que l’idée selon laquelle la sagesse des Hellènes provient de mystères censément égyptiens est un mythe promu par les francs-maçons au XVIIIe siècle. On en trouve une expression dans la Flûte enchantée de Mozart, avant que le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion rende de telles spéculations impossibles.

Un racisme classique

Cette querelle aurait pu rester une affaire d’obscurs pédants si le projet de Bernal ne venait pas appuyer un courant de pensée plus ancien, l’afrocentrisme, qui avait largement pignon sur rue dans les départements de black studies où tous les professeurs et tous les étudiants étaient noirs. Dans sa version modérée, que certains appellent « afrocentricité », il s’agit de compenser une vision traditionnelle de l’histoire trop centrée sur l’Europe. Mais souvent, c’est une autre tendance qui domine, plus revendicatrice et plus encline à faire violence aux faits historiques (3). Selon cet afrocentrisme-là, non seulement la première civilisation de l’humanité est égyptienne, mais les Égyptiens étaient des Noirs africains. Ensuite, les Grecs ont tout volé à la culture noire, et les historiens blancs ont dissimulé ce vol. Ce courant a pris racine au XIXe siècle quand des Afro-Américains cherchaient, pour des raisons compréhensibles, une généalogie culturelle plus noble que celle que l’esclavage leur imposait. Ils l’ont trouvée dans l’Égypte ancienne qui était bien un pays africain et entretenait des liens importants avec des peuples noirs habitant plus au sud de la vallée du Nil. À la pseudo-science des Blancs répondait donc une pseudo-histoire des Noirs. Des militants célèbres tels que Marcus Garvey et W. E. B. Du Bois ont adhéré à cette thèse d’un « héritage volé », selon le titre du livre influent publié par l’universitaire George James en 1954 : Stolen Legacy (4). Le monde francophone y a contribué de manière notoire à travers les apports du polymathe Cheik Anta Diop et du linguiste Théophile Obenga qui postulaient l’existence d’une langue négro-égyptienne dont les bases philologiques ont fait l’objet de critiques sévères (5). Ces auteurs ont promu l’idée d’une supériorité de la culture noire sur toutes les autres. À partir des années 1960, la thèse de l’« héritage volé » devient monnaie courante chez maints professeurs de black studies. Elle inspire une méfiance profonde vis-à-vis de la production d’historiens blancs qu’il est désormais légitime d’ignorer.

© Marsault

En critiquant l’œuvre de Bernal, Lefkowitz attaque donc tout l’édifice de l’afrocentrisme. D’ailleurs, les deux autres livres qu’elle recense en même temps que le volume de Bernal sont Stolen Legacy, de James, et Africa, Mother of Civilization, de Yosef Ben-Jochannan, professeur portoricain à Cornell qui se présente comme un juif éthiopien. Elle apprend chez ces deux auteurs qu’Aristote aurait plagié toute sa philosophie dans des livres se trouvant dans la bibliothèque d’Alexandrie – bien que le philosophe soit mort avant la construction de la bibliothèque. Choquée, Lefkowitz consacre un autre livre à la déconstruction de cette nouvelle mythologie, ce qui lui vaut d’être accusée d’être raciste, d’extrême droite et – ce qui est vrai – juive (6). En effet, une fois que la pseudo-histoire est dans la place, tous les délires deviennent possibles. L’afrocentrisme dans ses formes les plus outrancières est souvent associé à l’antisémitisme.

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Typique à cet égard, l’organisation musulmane très hétérodoxe, la Nation of Islam, créée dans les années 1930 et refondée dans les années 1970 par Louis Farrakhan, publie en 1991 le premier volume d’une série intitulée « La Relation secrète entre les Noirs et les juifs » (7). Les juifs y sont accusés d’avoir financé la traite atlantique, d’avoir constitué la majorité des esclavagistes américains et d’être responsables de l’« Holocauste des Noirs africains ». Non content de s’approprier la Shoah, le livre exige excuses et réparations monétaires. Lefkowitz apprend que ce titre figure au programme d’un cours de son collègue Tony Martin, qui la dénoncera personnellement dans un brûlot publié à compte d’auteur et intitulé « L’Assaut juif ». Pour comble, quand elle interroge Yosef Ben-Jochannan sur Aristote, lors d’une conférence publique, il insinue qu’elle n’appartient pas aux vrais juifs qui sont… noirs.

L’archéologie sans le savoir

Aujourd’hui, les compromis avec la vérité,caractéristiques des années 1990, sont de nouveaux présents, bien que sous des formes modifiées. Beaucoup d’archéologues proclament ouvertement que leurs recherches ont des objectifs politiques, comme la lutte contre le nationalisme populiste (Brexit, Trump) et la protestation contre le meurtre de George Floyd. Dans ses interventions en ligne, l’égyptologue américaine Vanessa Davies dénonce le racisme de ses prédécesseurs blancs et parle des afrocentristes Diop et Obenga comme de pionniers injustement conspués. Au nom de la diversité, les archéologues britanniques sont engagés dans une quête de preuves d’une présence africaine en Angleterre à l’époque de l’Antiquité. L’empereur romain Septime Sévère, mort à York en 211, est né en Afrique du Nord. D’origine romano-punique, il est souvent présenté abusivement comme noir dans des listes des personnalités noires de l’histoire britannique qui foisonnent dans les médias – y compris la BBC – et une certaine littérature de vulgarisation. Toute personne potentiellement nord-africaine est présentée de façon à suggérer qu’elle est subsaharienne, pour montrer que l’immigration noire est une constante historique. C’est le cas de deux squelettes de femmes datant de l’époque romaine. La « Dame aux bijoux d’ivoire », découverte à York en 1901, qui a vécu au ive siècle, a été jugée par une analyse de 2010 comme potentiellement, partiellement nord-africaine, en dépit de la fragilité des données. En 2020, le Yorkshire Museum en a parlé dans un message posté pour saluer le mois de l’histoire des Noirs. La « Dame de Beachy Head », découverte en 1953, qui a vécu au iiie siècle, est présentée avec une certitude questionnable dans une étude de 2014 comme étant certainement d’origine subsaharienne. Si l’on consulte le matériel pédagogique proposé pendant le confinement par la municipalité londonienne – et travailliste – de Hackney, on trouve une leçon centrée sur cette dame où on pose aux élèves la question suivante : pourquoi ne savait-on pas qu’il y avait des gens originaires de l’Afrique au Royaume-Uni ? La réponse implicite est : parce que les beaufs blancs et leurs historiens officiels ont dissimulé cette présence.

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Quant à l’histoire moderne, une autre technique consiste à détrôner les héros blancs traditionnels. C’est ainsi qu’une femme d’affaires et guérisseuse jamaïcaine, Mary Seacole (1805-1881), est portée aux nues comme une rivale de la grande pionnière des soins infirmiers, Florence Nightingale (1820-1910). Seacole était certes une personnalité remarquable, mais elle ne se définissait pas comme infirmière, n’a jamais mis les pieds dans un hôpital et ne se considérait pas comme noire. D’autres approches ont pour effet implicite d’éroder le caractère unique de la Shoah. Le professeur de black studies à Birmingham, Kehinde Andrews, considère Churchill comme l’équivalent d’Hitler à cause de la campagne britannique de bombardement de l’Allemagne. En 2005, l’écrivain et réalisateur Claude Ribbe lance le mythe d’une extermination planifiée des Noirs de Haïti ordonnée par Napoléon et mise en œuvre à travers le recours systématique à des chambres à gaz installées dans les cales des navires français (8). Cette mystification refait surface dans un article du professeur Marlene L. Daut, publié dans le New York Times le 18 mars. Ici, ainsi que dans un entretien sur France Culture et sur son compte Twitter, l’universitaire de Virginie décrit Napoléon comme « un fou raciste, belliqueux, génocidaire », le créateur des « chambres à gaz » et l’inventeur du « plan directeur pour Hitler ».Cependant, si la vérité est tant malmenée aujourd’hui, ce n’est pas tant par ces historiens militants et autres philosophes « postmodernes » que par ceux qui se taisent, par lâcheté, et n’osent pas contester les mensonges des autres. On pense à Juvénal : « Nec civis erat qui libera posset verba animi proferre et vitam impendere vero. » (« Il n’y avait pas un citoyen qui puisse exprimer librement ses opinions et risquer sa vie au nom de la vérité. ») Prenons exemple sur Mary Lefkowitz.


(1) Les deux premiers volumes de Black Athena : les racines afro-asiatiques de la civilisation classique, publiés en anglais en 1987 et 1991, ont été traduits en français et publiés aux PUF :vol. 1 :L’Invention de la Grèce antique, 1785-1985 (1996) ; vol. 2 : Les Sources écrites et archéologiques (1999). Le troisième volume est paru en anglais en 2006 : Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical Civilization, Volume III : The Linguistic Evidence.

(2) Mary Lefkowitz, Guy MacLean Rogers (dir.), Black Athena Revisited, University of North Carolina Press, 1996.

(3) Stephen Howe, Afrocentrism. Mythical Pasts and Imagined Home, Verso, 1999.

(4) Stolen Legacy. Greek Philosophyis Stolen Egyptian Philosophy(1954), réédité de nombreuses fois.

(5) Voir l’ouvrage collectif, Afrocentrismes : l’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Karthala, 2010.

(6) Not Out of Africa. How Afrocentrism Became an Excuse to Teach Myth as History, Basic Books, 1996.

(7) The Secret Relationship between Blacks and Jews. Le premier tome date de 1991, les deux autres de 2010 et 2016.

(8) Le Crime de Napoléon (2005), réédité en 2013 au Cherche-midi.

Juin 2021 – Causeur #91

Article extrait du Magazine Causeur



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