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Espagne : l’insurrection qui vient ?


photo : Ran Kirlian

Pendant que le monde entier avait les yeux rivés sur le 71 Broadway Street à New York, espérant apercevoir DSK et son bracelet électronique, les Espagnols votaient[1. Plus de 8100 conseils municipaux et 13 des 17 assemblées provinciales ont été renouvelés]. La gauche est annoncée grande perdante de ces élections municipales. À la faveur du refoulé social, José Luis Zapatero, qui, depuis son arrivée au pouvoir en 2004, a fait du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol l’orfèvre de l’orthodoxie libérale européenne polarise l’opposition du monde syndical et de la jeunesse, autrement dit de son électorat traditionnel.

Zapatero contre le prolo

Ce qui est en cause, c’est le zèle inouï du Premier ministre à appliquer les bons conseils prodigués par le FMI (qui n’est plus à un scandale près…) et la Commission Européenne pour rétablir l’équilibre des finances publiques espagnoles. Une première sonnette d’alarme avait été tirée le 29 septembre 2010 lorsque Zapatero réalisa le vieux rêve syndicaliste-révolutionnaire de l’unité des travailleurs… contre lui ! À l’époque, les syndicats réagissaient à la réforme du droit du travail. Appliquant le modèle nordique de la flexi-sécurité, la loi détricotait en fait les vieilles barrières contre la précarité de l’emploi pour mieux « fluidifier » le marché du travail, selon l’expression prisée par un certain Dominique Strauss-Kahn. Or, les syndicats espagnols estiment, à raison à mon sens, que le chemin du progrès social ne passe pas par la multiplication du travail à temps partiel et la facilitation des licenciements – par ailleurs de moins en moins indemnisés.

Il faut reconnaître, à la décharge de Zapatero, que le contexte économique ne joue pas franchement en faveur d’une politique de dépenses débridées. Avec la crise de l’euro qui pointe son nez sur la péninsule ibérique et la faillite d’un modèle centré sur la dette immobilière, les difficultés s’amoncellent sur le bureau du Premier ministre.
Du temps de la gauche old school, on considérait toutefois les obstacles à la mobilité géographique et à la flexibilité horaires comme des digues sociales permettant d’élever le niveau des conditions de travail. Par une étrange dialectique progressiste, les sociaux-libéraux de 2011 diabolisent le conservatisme mal placé des ronds-de-cuirs syndicaux. Pourquoi s’interdire de maltraiter les conventions collectives pour éviter « l’inflation salariale » ? Serait-il interdit d’exiger la même mobilité géographique des ouvriers que des cols blancs qui les dirigent ? N’en jetez plus : si ces questions rhétoriques vous choquent, vous comprenez parfaitement le sentiment de révolte qui gagne la société espagnole, en particulier les jeunes.

Depuis le 15 mai, la place Puerta del Sol de Madrid fait office de catalyseur symbolique pour une jeunesse gagnée par la contestation. Drôle de scénario dans une démocratie relativement jeune mais installée qui n’a pas grand-chose à voir avec la Tunisie et l’Egypte, où l’avenue Habib Bourguiba et la place al-Tahrir ont eu raison des autocrates en place. À prémisses différentes, conséquences voisines ? Malgré la grande confusion qui avait entouré son élection – en pleine controverse sur les attentats du 11 mars 2004, imprudemment attribués à ETA par Aznar – Zapatero ne souffre d’aucun déficit démocratique. Confortablement réélu en 2008, le très flegmatique chef du gouvernement pêcherait plutôt par manque de consistance idéologique. Pas étonnant qu’il soit porté aux nues par les moins imaginatifs des socialistes français. De Ségolène Royal à François Hollande, ils sont nombreux à s’engouffrer dans les brèches sociétales ouvertes par Zapatero : mariage homo, salles de shoot, etc. De quoi privatiser un peu plus des relations sociales jusqu’ici peu ou prou préservées de la logique de marché par le maintien des institutions traditionnelles qu’étaient l’Eglise, la famille, le Roi.
En sept ans, ce libéral-libertaire dans l’âme aura mis l’imagination morale au pouvoir. Son bilan conjuguant austérité budgétaire, coupes dans les dépenses sociales et détricotage des « archaïsmes » moraux en ferait presque un Alain Madelin ibérique.

Avec des perspectives de croissance nulles confortées par l’absence de politique de relance, les jeunes Espagnols ne risquent pas de se faire abuser par le vernis social de leur Premier ministre. La majorité de gauche sortante, qui a toutes les chances de subir une sérieuse déculottée en 2012, pourrait même prendre des leçons de social au pays de Nicolas Sarkozy, où l’UMP n’oserait pas rogner aussi frénétiquement les droits sociaux!

Une contestation sans débouché politique

Place Puerta del Sol, le sit-in madrilène exprime le ras-le-bol d’une jeunesse affamée par tant de promesses bafouées[2. Bien qu’illégale, l’occupation de la Puerta del Sol se poursuit, rythmée par des cortèges de protestation quotidiens organisés via Facebook]. Exit la plus-value sociale du PSOE. De la baisse du traitement des fonctionnaires à la privatisation prochaine de l’assurance-chômage, les nouvelles funestes ne vont pas arranger le moral d’un pays où le taux de chômage des jeunes est de 40 %. Lancé le 15 mai, le mouvement hésite entre la grogne sociale, type « novembre-décembre 1995 » et la mobilisation de fond comparable à celle qui fit tomber le gouvernement islandais en 2009. Baptisée 15-M, cette vague sociale secoue les équilibres politiques traditionnels. À très court terme, les manifestants scandant « nolesvotes » (« ne votez pas pour eux ») pour sanctionner les sociaux-traîtres font paradoxalement le jeu d’un Parti Populaire favorable à un libéralisme économique encore plus échevelé. Autant dire qu’on ne voit pas quel débouché politique aura cette contestation, malgré son ampleur grandissante. De surcroît, le consensus économique des grands partis favorise la réémergence de courants marginaux qui sont les reliquats du nationalisme-révolutionnaire de la Phalange espagnole. Quelques groupes isolés pratiquent ainsi une agit prop’ violente, croyant que les mânes de José Antonio sortiront l’Espagne de l’ornière.

Et l’euro dans tout ça ?

Si l’Espagne s’obstine à jouer les meilleurs élèves de l’orthodoxie bruxelloise, le pire est à craindre. Zapatero aura beau répéter « l’Europe, l’Europe, l’Europe », même sans sauter comme un cabri, le vice de conception de l’euro risque d’entraîner une déflagration sans précédent. Jacques Sapir envisage très sérieusement l’hypothèse d’un décrochage de l’Espagne à la rentrée 2011. Ne pouvant plus endurer la surévaluation de l’euro ni espérer l’aide du Fonds Européen de Stabilité[3. Principalement constitué de dotations des Etats et du FMI. En cas de choc, le montant estimé des aides nécessaires à l’Espagne ferait exploser la caisse du Fonds, le rendant caduc et hors d’usage], Madrid pourrait alors faire exploser la monnaie unique pour dévaluer sa monnaie et, à terme, tenter de relancer la croissance[4. Soit pour créer une zone périphérique des pays du « club Med », dont la compétitivité minée par l’euro fort, soit pour revenir à sa monnaie nationale sur la base de la parité euro/peseta. Evidemment, la première piste serait préférable à la seconde, puisqu’en coordonnant les politiques de changes, elle permettrait d’endiguer les risques d’inflation. Pour plus de détails : ici].

D’ici là, on peut juste espérer que la colère de la Puerta del sol rappellera au gouvernement espagnol l’existence d’un peuple dont les attentes et les intérêts ne coïncident pas avec les marchés financiers. Zapatero, qui affectionne les références historiques, serait bien inspiré d’opposer aux bureaucrates de Bruxelles un salvateur « No pasaran » !



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est journaliste.

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