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Macron brouillé avec le passé, le sien et le nôtre


Macron brouillé avec le passé, le sien et le nôtre
Emmanuel Macron dans la galerie des Bustes du château de Versailles, avant de prononcer son discours devant les deux chambres du Parlement réunies en Congrès, 3 juillet 2017 © ALLARD-POOL/SIPA/

Dans Emmanuel Macron à contretemps, Olivier Mongin et Lucile Schmid dressent le bilan du premier quinquennat. Au-delà de l’effritement du système et du paysage politiques, ils pointent le rapport problématique qu’entretient le chef de l’État avec la Par Paul Thibaud nation française et son histoire.


Le titre d’Olivier Mongin et Lucile Schmid[1], Emmanuel Macron à contretemps, est une énigme. On se demande si, face à une démocratie en crise, l’entreprise macronienne semble être aux auteurs une réponse frontale qui sauve la situation ou bien s’ils veulent dire qu’elle va dans une mauvaise direction.

Pour y voir plus clair, on doit, comme eux, faire un état des lieux, évoquer les problèmes de la démocratie après la tentation totalitaire, après qu’elle a renoncé à combler, à achever les rêves de l’humanité, illusion qui ne pouvait qu’être violente, pour imposer le projet puis pour dissimuler son échec. La fausse promesse étant répudiée, restent les droits : à une démocratie de citoyens actifs, succède une démocratie d’ayants droit et de réclamants. Il faut croire que nous en sommes là puisque la question du pouvoir d’achat a été, on le répète, au cœur de la dernière campagne électorale et que la « redistribution », politiquement imposée, est une partie importante du « revenu final » des Français.

Mais si la politique compte pour beaucoup dans la vie des gens, elle ne mobilise plus. Qu’il y ait des bénéfices à attendre ou des prélèvements à craindre ne suffit pas pour qu’on s’y implique et même pour qu’on vote, puisque voter, c’est accorder sa confiance. Le cercle du pouvoir apparaît comme un espace clos. Les auteurs du livre y insistent, c’est même leur conclusion, la crise de l’implication politique désigne l’enjeu essentiel : « Élargir le cercle de ceux qui ont le pouvoir et organiser leur lien avec la société. » Ils évoquent même avec des accents dramatiques « la violence qui monte entre ceux qui incarnent les institutions et ceux qui n’en attendent plus rien, c’est-à-dire trop » (p. 312), suggérant ainsi que l’indifférence fait couple avec l’avidité. Traditionnellement ce qui faisait le lien entre le haut et le bas, et aussi ce qui réfrénait l’expression de l’avidité, c’était l’alternance politique, mais il n’y a plus d’alternance donc pas de véritable opposition. Le Rassemblement national est à cet égard un leurre : un épouvantail n’est pas une proposition politique. De l’autre côté, la chronique des ralliements à Macron rappelle périodiquement que, pour beaucoup, il n’y a « pas d’autre solution ».

Désordre dans les intermédiations

Dans leur recherche des causes de cette situation, les auteurs montrent que les institutions intermédiaires entre le pouvoir central et la société ont été affaiblies et même démantelées. L’interdiction du cumul des mandats, décision en principe vertueuse, a fait proliférer le personnel politique tout en émiettant la représentation, ce qui a renforcé la position de la fonction publique d’État qui est l’ossature du système de pouvoir. Un fourvoiement analogue a marqué la réorganisation politique territoriale : les régions se sont ajoutées aux départements, des « intercommunalités » auxquelles on a peine à s’identifier ont étouffé le réseau des mairies. En pratique, les fonctionnaires d’État chargés de la gestion ont souvent mis les élus sous tutelle. En somme, voulant diminuer le pouvoir des notables, on a brisé des liens et des prestiges établis en présupposant que le mouvement de la démocratie produirait et validerait des alternatives. Au contraire, c’est le mouvement même de la démocratie qu’on a affaibli en le privant de ses anciens repères.

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Les deux auteurs jugent tout aussi négative l’évolution des médias : le recul de la presse d’opinion et la tendance à « peopoliser » les politiques, à les mettre en spectacle, encombrent la communication et compromet les échanges d’idées et de sentiments dans la société, dont la curiosité s’arrête souvent au niveau le plus superficiel. Tous ces facteurs confluent pour produire une crise profonde des partis politiques, dont le système macronien est largement le produit et à laquelle il n’est pas équipé pour remédier.

Cet état des lieux apparaît d’autant plus négatif que l’individualisme, qui est le fond de l’air, ne produit pas seulement des conduites de retrait et des réclamations. Il arrive aussi que des passions personnelles se projettent sur le politique et en prennent possession, l’encombrant d’utopismes et de communautarismes.

On peut dire que, dans un pays où les capacités de s’engager n’ont pas disparu, ce qui fait défaut, c’est une représentation partagée de l’ensemble civique. Emmanuel Macron a d’entrée senti le problème, mais il a voulu, plutôt que de le traiter rationnellement, le surmonter d’un coup, le faire disparaître. Ceci au prix d’ambiguïtés dont il n’est jamais venu à bout. Dans les premiers temps de « La République en marche », il a lancé une grande enquête participative sur les insatisfactions des Français qui, dans une démarche « synodale », devait engendrer un programme. Mais ce populisme initial a été détourné, préempté par la candidature à la présidence. Macron a donc essayé deux manières de faire que la base et le sommet se rejoignent, mais ce fut toujours aux dépens de la représentation. Les « grands débats » et les « conventions » ont buté sur l’utopie de confondre les deux bouts de la chaîne au lieu de faire jouer l’intermédiation.

Présidentialisme ?

Cette utopie d’un court-circuit entre le pouvoir et le peuple est couramment rapportée au présidentialisme de notre République. C’est oublier qu’un écart reconnu a été longtemps au cœur du fonctionnement de la Ve République, déterminant alternances et cohabitations. Selon ce qu’on peut qualifier de croyance, le président incarne un être dont il ne dispose pas, la France, qu’il doit faire parler, agir, résonner dans l’actualité. L’exercice de cette charge, de cette fidélité, les auteurs du livre y insistent, comporte une part d’imagination, de représentation aventurée, subjective, de ce que l’être dont se réclame le pouvoir peut suggérer dans son histoire et dans son actualité. Cette présence du passé et de l’implicite à côté du pouvoir, consubstantielle à celui-ci, fait de l’avenir non seulement un fait chronologique mais une nouveauté à féconder.

Cet écart reconnu entre la volonté politique actuelle et ce dont elle a la charge exposait le titulaire du pouvoir à la critique : il ne pouvait jamais garantir qu’il remplissait parfaitement la tâche inventive, imaginative qui lui revient.

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En dehors même du jeu des rivalités pour le pouvoir, dans le cadre d’une appartenance commune et que personne ne peut s’approprier, d’autres représentations venues de la société ont pu s’exprimer, faisant vivre la relation entre l’ensemble et les particularités. Mais ces intermédiations, « affiliées » à l’ensemble en même temps qu’enracinées dans les particularités, ne sont légitimes que s’il n’y a pas au centre une représentation se prétendant exhaustive, si elles participent à cette interrogation de la nation sur elle-même qu’étouffe un pouvoir qui ne reconnaît que les enjeux pratiques. Faute de quoi le « social » se trouve trivialement réduit à des revendications et aux charges qui s’ensuivent.

Il y a pourtant une part de légitimité dans l’explication « présidentialiste » de nos dysfonctionnements. L’élection directe du chef de l’exécutif a pour effet une exigence accrue à l’égard des candidats, ils doivent faire attendre quelque chose, incarner une espérance. Ceci s’est révélé de moins en moins vrai jusqu’à l’effacement de François Hollande. De ce point de vue, Macron, avec ses qualités de tacticien et de débatteur, avec sa jeunesse, apparaît comme un retour aux sources, mais en même temps il corrompt l’héritage. En discréditant ou en déstabilisant l’opposition, en effaçant les intermédiations, il fait de la légitimité politique son affaire et c’est la France qu’il nous fait oublier, cette énigme qui nous oppose et nous réunit, qui vaut la peine qu’on débatte.

Populisme ou verticalité ?

Macron a bien senti que le lieu du problème français était actuellement le lien de la société avec son pouvoir, mais quant au remède, il a oscillé entre la propension populiste d’un pouvoir s’identifiant directement avec la société et la mise en œuvre d’une verticalité grâce à quoi l’action du pouvoir suffit à assurer le lien entre des conduites et des demandes désaccordées. Dans les deux cas on renonce à donner figure à l’ensemble, à proposer sa version d’une identité nationale qui n’est pas définitivement stabilisée, qui reste ouverte aux rebondissements.

En ce qui concerne non pas l’articulation du pouvoir avec le peuple, mais son programme d’action, il est frappant que Macron paraisse éloigné des débats et des soucis nationaux. Il a d’abord entrepris de redresser les comptes, en particulier ceux des caisses de retraite, d’où les Gilets jaunes. Il y revient maintenant après la crise sanitaire, invoquant des règles de gestion techniquement élaborées et justifiées. L’engagement nouveau en faveur de la « transition écologique » est lui aussi techniquement défini et même pensé. L’autre orientation, en direction de l’Europe et de la politique étrangère, fait également apparaître la France à distance. Ces orientations proclamées montrent que les questions intimes et identitaires ne sont vraiment pas l’affaire de Macron.

En apesanteur

Comme le font, trop discrètement sans doute, les auteurs de ce bilan quinquennal, on est contraint de rapporter la difficulté du héros à entrer dans le destin collectif de la nation à sa biographie. Celle-ci, on le sait, a été marquée, elle est peut-être déterminée, par le mariage avec sa professeure de français. On peut juger cela admirable à cause du courage qu’il a fallu à ces époux chronologiquement désaccordés pour imposer ce choix et y rester fidèles. Mais on ne peut oublier que ce mariage a consacré une rupture définitive d’Emmanuel Macron avec une famille d’origine dont il ne parle jamais et qu’il a privée de descendance. La grand-mère pyrénéenne ne serait pas évoquée avec tant de constance et de chaleur si cela ne renvoyait pas à un non-dit sur une désinscription familiale où on peut voir le soubassement d’une personnalité politique orientée vers les tâches à accomplir et non vers un passé à faire revivre en le relançant et en le ré-imaginant. Pour ce président, le sens de l’action politique n’est pas à tirer du passé, il dépend des circonstances et des contraintes actuelles. D’où sa difficulté à faire corps avec l’histoire du pays. Que, par exemple, l’indépendance de la France soit couramment jumelée à celle de l’Europe, c’est une manière de dire que le niveau européen, celui de la mise en œuvre de l’indépendance, pourrait bien devenir prépondérant, l’indépendance nationale n’en étant qu’une modalité.

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La fonction présidentielle oblige certes celui qui en est titulaire à se situer par rapport à l’histoire nationale mais quand il le fait, c’est le plus souvent pour évoquer des épisodes négatifs, comme la guerre d’Algérie ou le Rwanda, et pour les mettre à distance. Les rapports qu’il a demandés à Benjamin Stora et à Vincent Duclert sont révélateurs. Dans les deux cas, l’objet est limité. On se concentre sur quelques faits : l’abandon de nombreux harkis, les massacres d’Oran, l’opération Turquoise. Il ne s’agit pas de comprendre les choix qui ont été faits, ce qu’ils révèlent du régime qui les a faits ou du pays en général, encore moins d’entrer dans la dialectique des responsabilités[2]. Il s’agit d’exempter le pouvoir actuel en stigmatisant les méfaits de naguère. De cette manière, le président en fonction se trouve déchargé, libre de déployer à l’extérieur un activisme qui le valorise. Reste à savoir ce que permet cette oblitération, ou du moins cette mise en apesanteur de la nation. Ne revient-elle pas à « renoncer à toute forme d’historicité », comme dit Olivier Mongin dans son « épilogue » (p. 319) où il s’en prend aux humanitaires internationalistes qui veulent se démarquer de l’internationalité libérale tout en ignorant l’importance de s’appuyer sur une communauté politique. Ne se pourrait-il pas qu’à force d’alléger la communauté politique, de la délester de toute substance mémorielle et imaginative, Emmanuel Macron se rapproche de ceux qui désertent le champ politique ? Les deux auteurs disent qu’il peut changer. On n’en est pas convaincu.


[1]. Olivier Mongin, Lucile Schmid, Emmanuel Macron à contretemps, Bayard, 2022.

[2]. Cela est vrai de l’évocation pénitentielle du 17 octobre 1961 où la responsabilité pourtant décisive de la Fédération de France du FLN est oubliée. Cf. Paul Thibaud, « Le 17 octobre, un moment de notre histoire » Esprit, nov. 2001.

De la même manière, Jean-Marie Guéhenno remarque dans Commentaire (printemps 2022) que le rapport Duclert ne permet pas de saisir la logique qui a conduit au génocide rwandais parce que, conformément à la commande présidentielle, il ne considère qu’une période trop courte et ne s’intéresse qu’aux acteurs français.

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Été 2022 – Causeur #103

Article extrait du Magazine Causeur




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Essayiste, théologien, président des amitiés judéo-chrétiennes, Paul Thibaud a dirigé la revue Esprit.

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