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Contre la Toile, tout contre…


Le philosophe Alain écrivait que pour les enfants, tout était joué à sept ans. Je crois que c’est un peu plus tard que j’ai lu « La dernière classe » d’Alphonse Daudet dans les Contes du Lundi. Cette nouvelle écrite par un vieux réac monarchiste m’avait donné à la fois la vocation d’enseigner, de transmettre et un patriotisme légèrement scrogneugneu, terriblement démodé par les temps qui courent. Pour nos lecteurs qui ne s’en souviendraient pas, « La dernière classe » raconte à travers les souvenirs d’un petit garçon alsacien en 1870, alors que Berlin vient d’interdire l’enseignement en Français dans les territoires nouvellement annexés, comment un vieil instituteur donne son dernier cours par une belle journée d’été : « Alors d’une chose à l’autre, M. Hamel se mit à nous parler de la langue française, disant que c’était la plus belle langue du monde, la plus claire, la plus solide: qu’il fallait la garder entre nous et ne jamais l’oublier, parce que, quand un peuple tombe esclave tant qu’il tient sa langue, c’est comme s’il tenait la clef de sa prison… » A la fin, les larmes aux yeux, il écrit « Vive la France ! » sur le tableau noir avant de demander à tous les élèves de partir.
Aujourd’hui, ce qui menace la langue, la littérature, ce n’est évidemment pas une invasion prussienne ni même l’impérialisme de l’Anglais auquel, malgré tout, nous résistons tant bien que mal.

Non, l’ennemi s’appelle Internet. Les élèves de 2012 voient ainsi dans les moteurs de recherche les nouvelles divinités oraculaires qu’il suffit d’interroger avec quelques mots clefs pour qu’elles vous donnent la science infuse. D’ailleurs, dans la plaisante histoire qui nous intéresse aujourd’hui, monsieur Hamel s’appelle monsieur Bonod et a décidé, à défaut d’écrire Vive la France ! sur son tableau noir, de nous alerter sur un phénomène tout aussi dangereux pour les Lettres qu’une invasion étrangère : les élèves ne voient plus l’utilité de travailler sur les textes littéraires puisqu’il suffit de quelques clics pour accéder à des dissertations prédigérées. Monsieur Bonod, professeur de Lettres au lycée Chaptal, n’est pourtant pas un vieux con réactionnaire pour qui l’ordinateur serait le diable puisqu’il n’a que 36 ans. Seulement, il en a eu assez de l’occupation internétique et de l’annexion des cerveaux de ses élèves par des sites « pédagogiques » dont certains sont d’ailleurs payants.

Le méchant homme a décidé de piéger ses élèves d’une manière qui tient davantage d’une nouvelle de Borges, grand inventeur d’écrivains et d’encyclopédies imaginaires. Monsieur Bonod a en effet donné à étudier un poème du XVIIème siècle de Charles de Vion d’Alibray, c’est-à-dire un texte introuvable sur le Net d’un auteur dont on ne sait rien ou presque. Il a ensuite, avec un sympathique machiavélisme, bricolé la notice biographique du poète en question sur Wikipédia et lui a purement et simplement inventé une amoureuse. Puis sur différents forums, il s’est fait passer pour un élève lambda en recherche de renseignements et enfin il a proposé un commentaire type aux sites Oboulo.com et Oodoc.com. Ces deux officines, qui se font du beurre sur le dos de jeunes fainéants, ne lui a rien demandé sur ses qualifications réelles et ne se sont pas interrogées sur l’origine du commentaire : ils l’ont aussitôt mis en ligne. Si l’on précise que le commentaire avait été rédigé de façon volontairement calamiteuse et que notre professeur avait choisi le pseudonyme pourtant transparent de Lucas Carlatiano, on aura compris le stratagème.

Résultat : dans 51 copies sur 65 de ses deux classes de Première, là où avait été demandée une interprétation personnelle du sonnet de Charles de Vion d’Alibray, le professeur a évidemment retrouvé, à des degrés divers, les traces qu’il avait lui-même laissées sur la Toile. Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est que malgré quelques mauvais coucheurs qui y voient un refus des nouvelles technologies, François Bonnot a surtout prouvé de manière éclatante que l’Education Nationale a mis la charrue avant les bœufs en faisant de l’informatique une ardente obligation néophile dans toutes les matières, sans proposer au préalable une manière d’éducation numérique comme il existe une éducation civique. Et le professeur, comme le remarque un peu tristement monsieur Bonod, a l’impression de voir sa fonction se résumer à être « un détecteur de fraudes. »

Si l’on pousse à peine plus loin l’idée que l’on puisse créer une réalité virtuelle tellement crédible en Littérature mais aussi en Philo, en Sciences ou en Histoire que ceux qui ont toujours vécu dedans ne la remettent jamais en question, cela peut inquiéter. C’était déjà le cauchemar d’auteurs de science-fiction comme Philip K.Dick qui, dès les années cinquante, avaient eu l’intuition que la technologie mettait en danger le réel lui-même et permettait toutes les manipulations possibles.

Il n’est pas anodin, que cette première mise en garde passe par la Littérature, cette mère de toutes les batailles contre les savoirs standardisés ou falsifiés, puisqu’elle fait appel non seulement à la méthode, mais aussi et surtout à l’intuition, la sensibilité, l’imaginaire.

Merci, monsieur le professeur !



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