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En langage de journaliste, on ne dit pas qu’une femme est « noire »


En langage de journaliste, on ne dit pas qu’une femme est « noire »
Madison Keys (à gauche) et Sloane Stephens (à droite) sont généralement considérées par les médias comme les "nouvelles soeurs Williams". En particulier, parce qu'elles "appartiennent à la communauté noire". SIPA. AP22100818_000235

Sloane Stephens et Madison Keys viennent de perdre, dès le premier tour du tournoi de Wuhan. C’est une grosse déception puisque, finalistes de l’US Open de tennis (il y a quinze jours), elles apparaissaient, à en croire les médias, comme les héritières des sœurs Williams.

Pour nos journalistes, un élément majeur permet d’appuyer cette similitude, mais il est d’ordre ethnique et c’est ici que cela coince.

Sloane Stephens est incontestablement Noire, là ça colle. Mais Madison Keys, si elle a des traits qui témoignent d’un lointain métissage, est beaucoup plus pâle et, sans se considérer comme Blanche, refuse d’être identifiée comme afro-américaine :

Sloane Stephens (à gauche) et Madison Keys (à droite) en finale de l'US Open 2017. SIPA. Shutterstock40544435_000016
Sloane Stephens (à gauche) et Madison Keys (à droite) en finale de l’US Open 2017. SIPA. Shutterstock40544435_000016

Les médias pourraient laisser tomber ce parallèle ethnique avec les sœurs Williams et ne conserver que les points communs les plus évidents : femmes, Américaines, joueuses de tennis. Mais ce serait renoncer à une belle histoire bien racialisée comme ils aiment (enfin, comme ils aiment quand ça les arrange).

Alors tant pis si Madison Keys ne se voit pas comme Noire, elle sera Noire. Et après tout, elle est à peu près aussi claire de peau que Barack Obama qui est, rappelons-le, « le premier président Noir des États-Unis ». Dire Noir permet donc, en réalité, de souligner une origine ethnique indépendamment des caractères physiologiques par lesquels elle se manifeste. Pourquoi pas ? Il suffit d’être prévenu.

Un rond de jambe langagier

Donc admettons que Stephens et Keys soient Noires. C’est un point commun avec les sœurs Williams ; par conséquent, le journaliste tient à le préciser, d’autant que la radio ne fournit pas l’image. Mais apparemment, il ne peut pas dire : « elles sont Noires ».

Le journaliste que j’ai entendu a dit : « elles appartiennent à la communauté Noire ».

Pourquoi ne pas dire « elles sont Noires » ? Est-il honteux d’être Noir, comme il semble que certains trouvent honteux d’être juif ? Comment cet espèce de rond de jambe langagier se justifie-t-il ?

C’est un phénomène tout à fait typique des contradictions de notre temps : il est entendu que la couleur de peau n’est qu’un élément parmi d’autres de caractérisation de la personne, au même titre que la taille ou la couleur des yeux. Je suis a priori en accord avec ce point de vue : j’ai d’ailleurs habitué mes enfants à dire « Machin a la peau noire » comme on dit « Truc a les cheveux blonds ». Cette manière de dire empêche de croire que l’on a tout dit de la personne quand on a identifié sa couleur de peau. Elle rend, en outre, attentif à la nuance de chaque couleur, signe de la singularité des origines ethniques et de la généalogie de chacun. Le marron n’est pas le noir et la plupart des « Jaunes » sont, en réalité, très blancs. Au préposé du bureau des visas américains qui lui demandait sa couleur de peau, Peter Ustinov répondit : rose. Pour ma part, si j’en crois l’indication de mon poudrier, je suis beige. Quant à Keys et Stephens, ce n’est pas demain que ces deux « Noires » pourront partager le même tube de fond de teint.

Je comprends donc que l’on puisse refuser les classifications globalisantes du type les Blancs / les Noirs. Mais il faut reconnaître que ce sont là des commodités de langage qui n’impliquent aucun jugement. De même que, d’une femme qui a les cheveux blonds, on dira « elle est blonde », de même, de quelqu’un qui a la peau noire on dira « il est Noir ». C’est une qualification physique qui renvoie, dans les deux cas, à des caractères génétiques et ethniques.

Un « remède » pire que le « mal »

Or précisément, dans notre société, il est devenu impossible de dire « Mmes. Stephens et Keys sont Noires » sans susciter une réaction méfiante et critique du genre : et alors ? pourquoi le préciser ?

C’est bien là le problème, parce que nos journalistes ont trouvé un remède finalement pire que le supposé mal. En disant « elles appartiennent à la communauté Noire », ce qui n’était qu’une caractérisation physique devient un élément de classification. Et ce, de manière bien plus clivante que ne le serait la qualification chromatique « elles sont Noires ». On dirait qu’elles sont membres d’une espèce de club : merci de tenir votre cotisation à jour, sinon vous ne pourrez plus appartenir à la communauté Noire.

La notion de « communauté Noire » n’a rien à faire dans une description physique. C’est un concept ethnico-politique, et même beaucoup plus politique qu’ethnique.

Par souci de cohérence, il ne faudrait plus dire que Maria Sharapova est blonde mais qu’elle « appartient à la communauté blonde » :

Maria Sharapova, août 2017. SIPA. Shutterstock40533897_000028
Maria Sharapova, août 2017. SIPA. Shutterstock40533897_000028

On peut imaginer des variantes : « Marie-Amélie Le Fur appartient à la communauté des handicapés », etc.

Marie-Amélie Le Fur aux Jeux paralympiques de Rio 2016. SIPA. AP21949683_000002
Marie-Amélie Le Fur aux Jeux paralympiques de Rio 2016. SIPA. AP21949683_000002

Si une caractéristique physique suffit pour le discours médiatique à inscrire un individu dans un « communauté », alors il ne faut pas s’étonner de la communautarisation croissante de notre monde. On pose sur le réel une grille de lecture qui…

Lisez la suite de l’article sur le blog d’Ingrid Riocreux



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Agrégée de lettres modernes, spécialiste de grammaire, rhétorique et stylistique. Dernier ouvrage: "Les Marchands de nouvelles, Essai sur les pulsions totalitaires des médias" (L'Artilleur, 2018)

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