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Ce qu’on ne voit pas sur la photo


Ce qu’on ne voit pas sur la photo

Les combattants qui ont tué dix de nos soldats en Afghanistan ont un visage. Et depuis peu, quelques Famas et autres breloques militaires avec lesquels ils se pavanent dans l’hebdo du chic et du choc. Du meilleur goût. Rien ne manque à ce reportage de Paris Match sur les talibans qui ont monté l’embuscade du 18 août : exotisme – voir les tenues improbables des guérilléros ; violence – no comment ; suspense – « Si les Français ne partent pas avant la fin du Ramadan, nous les tuerons tous » ; passion – « Nous nous en prenons à vos soldats, nous nous en prendrons à vos organisations humanitaires. » Sans oublier le lancement en fanfare assuré par le scandale. Un beau coup, comme on dit dans le métier.

L’affaire fait grand bruit. Les familles sont atterrées, et on les comprend. Oui, c’est bien regrettable mais quand on œuvre pour informer le monde libre, on ne peut pas s’arrêter à ces détails. Le ministre de la Défense est chiffon et le dit, mais bien poliment, d’abord parce qu’il est bien élevé et aussi parce qu’il ne va quand même pas se fâcher avec Match (et accessoirement avec Lagardère) pour cette broutille. Cohn-Bendit éructe. Moscovici avoue son « malaise ». Les militaires hoquettent. Parmi les journalistes, certains s’indignent et les autres s’indignent de leur indignation, en particulier les membres de la grande famille des photoreporters, qui, coup de chance, se trouvent être tous en goguette du côté de Perpignan pour cause de festival. « Vous faites le jeu de la propagande des talibans», accusent les uns. « Nous montrons le monde tel qu’il est », répliquent les autres. S’interroger sur l’opportunité de publier un « document exceptionnel », n’est-ce pas, déjà, céder à la lâcheté ?

Je dois dire que toute cette indignation m’étonne. Ah bon, le patron de Paris Match se fout de l’intérêt national ? La blague ! Evidemment qu’il s’en fout. Comme n’importe quel industriel. Industrie de l’émotion, les médias ont vocation à s’affranchir des frontières et appartenances (ce dont les journalistes se font d’ailleurs une fierté). La photographe de Match l’a d’ailleurs avoué candidement : « Qu’y a-t-il de mal à montrer les deux côtés ? » L’émotion n’a pas d’odeur.

Pas de quoi s’énerver. Il était dans la nature de Paris Match de publier ces photos. Il est aussi opérant de s’en indigner que de s’indigner que le scorpion pique. Chacun son métier. Les confrères ont fait leur boulot et leur boulot, c’est de proposer à leurs lecteurs une variété de sujets d’indignation, d’excitation, d’attendrissement ou de terreur – en un mot, d’émotion, le créneau de Match allant de la haute tension au glamour tendance eau de rose. Et comme l’émotion est une drogue à laquelle nous sommes tous addicts, cette politique éditoriale est validée par le marché. C’est-à-dire par vous et moi. Bien sûr, la ligne officielle est que nous avons « le droit de savoir ». Il faut bien ménager notre amour-propre. En réalité peu nous chaut de savoir. Nous voulons vibrer.

Dans ces conditions, il serait incongru d’invoquer des principes moraux ou des considérations politiques. Remarquons simplement que les talibans ont fait un sans-faute. La mort de nos dix soldats leur a permis de s’inviter tranquillement dans la bataille politique française. Espérant avoir trouvé son Vietnam, Besancenot s’est rué avec docilité sur la partition qu’ils avaient écrite – pour lui ou d’autres. Bring the boys back home ! – ce mot d’ordre aux agréables relents d’années 1960 a retrouvé une nouvelle jeunesse.

Toutefois, dans le registre de la manipulation, l’opération Paris Match est un chef d’œuvre. Que les journalistes aient été animés d’excellentes intentions (y compris celles de vivre quelque chose d’excitant ou de rembourser leurs dettes) ne fait aucun doute. En tout cas, ils ont respecté le contrat. Avec nous, leur public, et avec eux, leurs personnages. Donnant/donnant : en échange d’un scoop, les talibans ont obtenu huit pages de publicité gratuite dans un hebdo à gros tirage. Ils ont écrit le texte, choisi les décors et les costumes, donné leur avis sur la lumière. Une belle coproduction.

Il est donc tout à fait vain de s’indigner ou de s’étonner. Il eût été fort étonnant que les choses se passent autrement. Reste qu’on n’est pas obligé de prendre au sérieux cette rhétorique publicitaire. Sur les photos de Match, on voit de valeureux guerriers qui, forts de leur histoire millénaire et de leur foi indéracinable, tiennent tête à la puissance occidentale. Force est d’admettre que la coalition n’a pas affaire à des amateurs mais à des combattants expérimentés et plutôt finauds en politique. Pour le reste, le client ayant choisi un cadrage serré, il n’est pas inutile de s’intéresser à ce qui ne figure pas sur la photo. En effet, on ne voit pas dans le publi-reportage de Match les 60 à 80 talibans restés au tapis, ni leur matériel abandonné, ni les 20 à 30 blessés que l’on soigne peut-être sans anesthésique dans des tentes de fortune. Hors-champ. Cela dit, il peut toujours fanfaronner, le chef guérillero qui menace de bouter les Français hors d’Afghanistan. S’il perd dix hommes pour chaque soldat ennemi tués, ça va pas le faire. Même avec l’aide de Match.



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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