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Ballade des pédés du temps jadis


Ballade des pédés du temps jadis

Pasolini, Montherlant et le mariage gay

Je regarde ma bibliothèque et je compte. C’est affreux mais c’est comme ça. Tout le monde compte aujourd’hui. Cette manie comptable est un des symptômes les plus sûrs du communautarisme ambiant, c’est à dire de la fin de la république. Richard Millet compte les Noirs à Châtelet à 6 heures du soir et il s’aperçoit qu’il est tout seul. Il a réussi à faire croire qu’il était le seul parmi les blancs à prendre le RER à cette heure-ci. Je pourrais faire remarquer que je l’ai pris hier, à peu près à cette heure-là, et moi qui ne compte jamais rien, ni mon temps, ni mes amours, ni mon argent, voilà que je me suis mis à faire comme lui. J’ai vu que je n’étais pas le seul blanc. Je n’en tire aucune conclusion générale, seulement une légère irritation à ce que Millet ait réussi à me faire entrer dans une certaine manière de penser.
On compte à droite, on compte à gauche. Et on se souviendra longtemps des « cabinets blancs » dénoncés par Libération qui avait cru utile de classer selon des critères raciaux les principaux collaborateurs des ministres post-socialistes.
Bref, on compte.

Alors, avec toutes ces histoires de mariage gay, j’ai compté les auteurs « hormossessuels » comme disait Zazie. Rassurez vous, ce n’était ni pour les exclure, ni pour leur dédier un rayon spécial comme dans n’importe quelle bibliothèque universitaire américaine sous la coupe de la dictature des gender studies. Et puis de toute façon, j’aurais eu du mal. Il y a énormément d’auteurs homosexuels dans ma bibliothèque, comme il y a énormément d’auteurs drogués, alcooliques ou délinquants. Ce sont des écrivains en même temps, une sacrée population à risques.

Parfois même, ils cumulent. Tenez, prenez Genet, le merveilleux auteur de Notre-Dame-des-Fleurs, qui a connu et la taule et les étreintes pédérastiques. Ou Burroughs, William S. Burroughs qui a pas mal abusé des Garçons sauvages mais aussi des substances hallucinogènes et qui a tué sa femme d’une balle dans la tête, un soir de Noël, en voulant faire un remake de Guillaume Tell après lui avoir posé une pomme sur la tête. Puisqu’on parle mariage, Burroughs qui n’est pas l’incarnation de l’hypocrisie pouvait parfaitement concevoir d’être marié (avec une femme) et d’avoir des amours homosexuelles. Je ne crois pas qu’il lui serait venu à l’idée de renoncer à l’une et aux autres. Je ne parle même pas de bisexualité, c’est tout simplement qu’il s’agissait pour lui de deux domaines différents de sa vie. Finalement Burroughs était comme un personnage de Proust, aussi bizarre ce rapprochement puisse-t-il paraître. Par exemple Saint-Loup, officier viril et moustachu, d’un courage remarquable pendant la guerre de 14, est marié à Gilberte mais aime aussi les garçons. C’était assez courant et tout le monde s’en portait très bien. On ne se sentait pas obligé, sous prétexte qu’on aimait le même sexe que le sien de revendiquer des droits particuliers. Les droits particuliers, de toute façon, c’est le plus grand frein que l’on puisse imaginer à l’émancipation de tous. Les empiler n’a jamais fait une politique et ça ne rétablit pas les équilibres : ça achève de les détruire.

Et voilà pourquoi j’ai du mal à imaginer le mariage gay autrement que comme une manière subtile de détruire ce qui faisait de l’homosexualité une formidable puissance subversive. Quand on connaît le FHAR du regretté Guy Hocquenghem, on a du mal à croire que ses glorieuses revendications auraient inclu le mariage, sinon comme parodie de son usage bourgeois dont Marx disait qu’il représentait une des formes les plus élaborées de la prostitution. Sérieusement, vous voyez Proust et Reynaldo Hahn aller faire leur marché du côté d’Aligre et rentrer pour se préparer un pot-au-feu ? On aurait pu attendre un bon bout de temps La Recherche quand on sait à quel point la vie conjugale est une vaste conspiration pour empêcher celui qui a envie d’écrire de le faire. Vous imaginez Jean Genet aller chercher la petite fille qu’il aurait adoptée après être passé devant le monsieur le maire pour enfiler l’anneau au doigt d’un beau marin brestois habillé par Jean-Paul Gaultier ?

Pasolini, autre glorieux pédé et martyr, a sans doute bien résumé le problème quand il ne cesse, une bonne partie de sa vie, de vivre l’homosexualité à la fois comme une malédiction et un signe d’élection, une façon de vivre éternellement à la marge, ce qui permet sans cesse de remettre en question ses certitudes intimes et celles de son temps. Imaginer un Pasolini « vivant son homosexualité », comme on dit, dans une société aussi faussement permissive que la nôtre, c’est imaginer un Pasolini qui n’aurait pas pu penser la société de consommation qui déferle sur l’Italie des années 60 et dissout toutes les identités. Ou ce qu’il a appelé l’anarchisme du pouvoir dans Salo ou les Cent-vingt journées de Sodome. Il n’aurait pas davantage pris conscience des limites de son engagement communiste, notamment à travers le puritanisme du PCI. Ou cerner le fascisme inédit qui nait du mariage entre liberté des mœurs et ce qu’il appelle le néo-capitalisme.

Wilde, Gide, Proust, tant d’autres ont toujours fait de leur homosexualité un travail du négatif, comme aurait dit Hegel, un moyen de démonter les certitudes d’une époque, de mener un combat souterrain, clandestin, une manière de déstabiliser les conventions.
C’est d’ailleurs la vraie raison de l’énervement qu’ils suscitent chez un Christian Vanneste. Il leur en veut parce qu’ils sont, ou plutôt ils étaient ceux qui niaient, ceux qui divisaient, ceux qui portaient le désordre fécond au cœur de l’ordre bourgeois (revoyez Théorème, de Pasolini), ils étaient l’Esprit qui toujours nie… Inutile de dire que c’est terminé. Quand Maman, très cool, prépare la chambre d’ami pour son grand garçon qui vient présenter son petit ami, ce n’est plus franchement la subversion généralisée qui est à l’ordre du jour.

La droite a bien tort de s’inquiéter, le mariage gay est une des preuves les plus éclatantes que jamais notre société ne fut aussi conservatrice.



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