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Utopie en Picardie


Le Familistère de Guise (photo : université libre d'Essonne).

Guise, en Picardie, fut le cadre d’une utopie concrète et durable, d’inspiration fouriériste, à l’initiative de Jean-Baptiste André Godin, fils d’un artisan-serrurier. Elle est intéressante car elle marque, d’une certaine manière, malgré d’incontestables succès, ce qu’on pourrait appeler les limites du genre par rapport au socialisme de Marx et d’Engels qui remarquaient déjà, dans le Manifeste : « Les systèmes socialistes et communistes proprement dits, les systèmes de Saint-Simon, de Fourier, d’Owen, etc. font leur apparition dans la première période de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie (…) Les inventeurs de ces systèmes se rendent bien compte de l’antagonisme des classes, ainsi que de l’action d’éléments dissolvants dans la société dominante elle-même. Mais ils n’aperçoivent du côté du prolétariat aucune initiative historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre. »

Mais revenons au jeune Godin. Comme à tous les enfants du XIXe siècle ou presque, ce qui manque au petit Jean-Baptiste, c’est l’air, l’espace et la lumière. L’amusant est que ce futur utopiste phalanstérien prend d’abord au mot un autre grand utopiste, libéral celui-ci, le ministre Guizot et son célèbre impératif catégorique : « Enrichissez-vous ! »[access capability= »lire_inedits »] Godin crée un atelier de fonderie en 1840 et il a son premier coup de génie : l’utilisation de la fonte, à la place du fer, dans la fabrication des poêles. Le succès est immédiat. Avec ses trente-deux ouvriers, il est à l’image des parvenus louis-philippards, ceux qui désolent la vieille aristocratie foncière et rendent si mélancoliques, le soir autour du feu, les vieux chouans de Barbey d’Aurevilly. Comme Lord Sandwich, l’ingénieur MacAdam ou le préfet Poubelle, Godin va donner son nom à son invention et devenir mondialement connu : les poêles et les cuisinières Godin.

Il aurait pu être un patron comme un autre, seulement voilà, comme tous les autodidactes, Godin a de mauvaises lectures et, en 1842, il découvre Charles Fourier, théoricien socialiste et, à sa manière, poète pré-surréaliste, comme le pensera Breton qui le fait figurer en bonne place dans son Anthologie de l’humour noir. Godin croit en Fourier et veut mettre la théorie en pratique.

En 1848, il est à Paris. C’est la révolution, une révolution sympathique mais verbeuse. Notre jeune entrepreneur veut du concret et revient à Guise. Il finance alors Victor Considérant, polytechnicien et opposant à Napoléon III, dont Marx a lu attentivement, en 1843, le Manifeste de la démocratie au XIXe siècle. Considérant installe près de Houston un phalanstère nommé La Réunion qui accueille des colons français. Est-ce parce que Considérant a la mauvaise idée d’accorder le droit de vote aux femmes ou encore parce qu’une invasion de sauterelles détruit les récoltes ? Ou plutôt pour la raison anticipée par Marx près de dix ans plus tôt − «Pour la construction de tous ces châteaux en Espagne, ils se voient forcés de faire appel au cœur et à la caisse des philanthropes bourgeois. Petit à petit, ils tombent dans la catégorie des socialistes réactionnaires ou conservateurs.» ? Toujours est-il que le phalanstère de La Réunion est un échec et que, quand l’expérience s’arrête en 1857, Godin y a engouffré la moitié de sa fortune.

Mais l’utopiste ne se décourage pas facilement, c’est même à cela qu’on le reconnaît. La même année, Godin acquiert des terrains dans une boucle de l’Oise. Dès 1859, il entreprend la construction du Familistère, aussi appelé « Palais social ». L’appellation de « Palais » n’est pas innocente : Godin va loger jusqu’à 500 familles dans des conditions d’un luxe inimaginable, surtout si on lit, en comparaison, le témoignage apocalyptique d’Engels sur les conditions de vie des ouvriers anglais à la même époque.

L’air, l’espace, la lumière. Pendant les trente années qui suivent, le Familistère se perfectionne et se développe : écoles mixtes et gratuites, commerces coopératifs, théâtre et même une piscine chauffée. Les appartements comportent deux ou trois pièces d’habitation, des galeries circulaires font le tour d’une cour centrale recouverte d’une immense verrière.
Godin invente même le développement durable, le tri sélectif et le recyclage avant l’heure : les bébés dorment sur des matelas emplis de son. Le son est distribué aux vaches dont le lait nourrira les bébés.

Signe incontestable de sa réussite, Godin déplaît à peu près à tout le monde. Il déplaît au mouvement ouvrier qui voit dans son projet un pur et simple paternalisme et une entrave à la doctrine de l’autonomie. Engels, encore lui, écrira avec un rien de condescendance : « Aucun capitaliste n’a intérêt à édifier de telles colonies (owenistes ou fouriéristes) ; aussi bien il n’en existe nulle part au monde en dehors de Guise, en France, et celle-ci a été construite par un fouriériste, non comme une affaire rentable mais comme une expérience socialiste. »
Mais Godin déplaît aussi au Comité des forges, l’ancêtre du Medef, qui voit d’un assez mauvais œil la réussite économique d’un homme qui innove sur le plan industriel tout en redistribuant tous les bénéfices, au point d’habiter lui-même le Familistère et de devenir un simple associé de son entreprise. Il déplaît, enfin, à la mairie de Guise et aux autres habitants qui méprisent ce « tas de briques », reprochant aux familistériens de former une aristocratie ouvrière héréditaire où l’on ne peut entrer que par le biais du mariage.

En revanche, ceux qui accusent le marxisme d’avoir le monopole de la bureaucratie ou de générer presque forcément des sociétés de contrôle devraient jeter un coup d’œil sur le règlement du Familistère. Ses bonnes intentions flirtent parfois avec le kafkaïen : c’est 10 francs d’amende si on lave son linge sale en famille plutôt que d’utiliser les buanderies collectives ; ce sont des fêtes systématiques, comme celle du travail ou celle de l’enfance. Godin incarne aussi très bien cette bizarre alliance entre socialisme et occultisme, si bien démontée par Muray : il se livre avec sa maîtresse et cousine, Marie Moret, qui lui succède après sa mort, à de fréquentes séances de spiritisme.

Le Familistère, c’est, en prime, l’ébauche d’une novlangue : on envoie ses enfants à la « nourricerie », au « pouponnat », au « bambinat » puis à l’ « asile » (l’école maternelle). On est d’abord simple « participant », puis « sociétaire » et enfin « associé » ; les temples du Progrès et de la Connaissance ont remplacé les églises. Dans cette atmosphère d’aquarium où règne une convivialité obligatoire, le meilleur des mondes n’est pas loin : « Au Familistère, 1 500 personnes peuvent se voir, se visiter, vaquer à leurs occupations domestiques, se réunir dans des lieux publics et faire leurs approvisionnements sous galeries couvertes, sans s’occuper du temps qu’il fait, et sans avoir jamais plus de 160 mètres à parcourir », écrit Godin avec fierté dans ses Solutions sociales.

Malgré tout, le Familistère de Guise reste l’un des très rares exemples de mise en œuvre pratique de cette alliance équitable entre Travail et Capital, idée utopique par excellence qui séduira jusqu’à de Gaulle lui-même, sous le nom de « Participation ».
L’ironie de l’histoire veut que cette expérience communautaire unique disparaisse en 1968, année qui se prétendit révolutionnaire alors qu’elle ne fut que le début de la longue tyrannie libérale-libertaire qui se poursuit encore. Mais même dans une perspective marxiste, le Familistère était condamné d’avance : « Ils repoussent donc toute action politique et surtout toute action révolutionnaire ; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens pacifiques et essayent de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l’exemple, par des expériences en petit qui échouent naturellement toujours. »[/access]

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Octobre 2011 . N°40

Article extrait du Magazine Causeur



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