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À l’Est, du nouveau ?


Photo : Daoud Boughezala

Rouge pour communiste, blanc pour tsariste, bleu pour libéral, jaune et noir pour nationaliste : ce 24 décembre[1. Une journée ordinaire dans la très orthodoxe Russie où, suivant le calendrier julien, on ne fête Noël que le 7 janvier.], à Moscou, l’opposition est un océan de couleurs qui sont autant d’incarnations des mythologies tissant l’histoire de la Sainte Russie. À la sortie du métro Komsomolskaïa, quelques dizaines de jeunes gens qui déchargent avec application affiches, tracts et pancartes de leurs véhicules, arborent des drapeaux frappés de l’aigle impérial. Ils se présentent comme des militants « nationalistes » venus participer à la grande manifestation unitaire contre le tandem Poutine-Medvedev. Alors que les chrétiens d’Occident s’apprêtent à célébrer la Nativité, tous les partis d’opposition de Russie ont rendez-vous avenue Sakharov pour protester contre le trucage éhonté des récentes élections législatives, dénoncer le jeu de chaises musicales entre les deux têtes du Janus présidentiel[2. En 2012, le Premier ministre Vladimir Poutine devrait succéder à Dmitri Medvedev à la présidence de la Fédération de Russie, poste qu’il a occupé de 2000 à 2008 avant de céder officiellement le pouvoir à son dauphin, afin de contourner l’interdiction d’une troisième élection consécutive.], sans oublier la corruption qui sévit à tous les niveaux de l’appareil politico-financier.

Renseignements pris, nos interlocuteurs appartiennent au mouvement de droite Narodnaïa Volia (La Volonté du peuple), lointain héritier du populisme russe, qui regroupe nationalistes monarchistes et républicains. La frange monarchiste en appelle au retour d’un tsar de toutes les Russies – mais du genre Romanov plutôt que Poutine. Certains, habillés de cuir noir, look banane et rouflaquettes punk à la Joe Strummer, sont assez éloignés du style « royco » tel qu’on le connaît sous nos cieux. D’autres, avec leurs grosses lunettes montées sur des barbes de pope, pourraient sortir des pages de Dostoïevski.[access capability= »lire_inedits »]

Munis de leurs sifflets et rubans tricolores, nous franchissons le portique de sécurité pour rejoindre la longue esplanade où se forme le cortège. La police a mis les petits plats dans les grands pour sécuriser cette démonstration légale et tout le joli petit monde des anti-poutiniens passe au détecteur de métaux. Partiellement financée par l’appel à la générosité privée − et probablement par des donateurs plus conséquents −, l’affaire a été bien ficelée. La mobilisation s’est organisée très tôt, avec les armes numériques qui sont désormais celle de tous les indignés du monde : réseaux dits sociaux, « bouche-à-oreille » entre blogs d’opposition − et aussi, on l’oublie un peu, journaux et télés privés[3. Contrairement à une idée répandue, la manifestation du 24 décembre a été abondamment couverte par les télévisions russes privées, qui n’ont pas hésité à relayer les diatribes les plus violentes contre le maître du Kremlin, ni à analyser les racines de l’exaspération populaire.]. En tout cas, l’omerta de la télévision d’État n’a pas empêché la réussite de l’événement, un grand barnum avec scène musicale, amplis diffusant du rock patriotique et écrans géants. Et surtout, avec 120 000 manifestants − 30 000 d’après la police. Certes, comparé à la population de Moscou, on ne peut pas parler d’une mobilisation massive. Reste que c’est une première.

Les banderoles évoquent un inventaire à la Maïakovski : il y a là des tsaristes blancs, des écologistes, des membres du Parti communiste (arrivé en deuxième position lors des dernières élections législatives), des dissidents stalino-bolchéviques auteurs du libelle « La Russie à ses millions [de Russes], pas aux millionnaires ! »[4. À distinguer du Parti national-bolchévique de l’écrivain-histrion Édouard Limonov, groupuscule fantasque réinterdit à cause de ses provocations à répétition.], des libéraux, et une délégation étonnamment pléthorique de l’antenne locale du « Parti Pirate », partisan du « téléchargement sans entraves » ! Le mouvement orange Solidarité emboîte le pas au Front de Gauche local, entre deux militants vêtus de blanc, couleur symbole de la transparence chérie : on trouve quelques expressions de la branchitude moscovite, les expressions les plus surannées de la russité, d’authentiques libéraux, des militants occidentalisés. C’est un peu comme si un défilé sur les Champs-Élysées rassemblait toutes les forces « antisystème », des Identitaires aux adeptes de Julien Coupat en passant par le Front national, les mélenchonistes, écolos dissidents et trotskystes de toutes obédiences.

Au rayon des curiosités, une féministe marche d’un pas cadencé au côté d’un mastodonte musclé à la coupe en brosse qui clame son indignation: il paraît que l’islam, deuxième religion du pays, est persécuté et que les musulmans sont surreprésentés dans la population carcérale[5. On espère que sa verve protestataire ne lui vaudra pas les démêlés judiciaires de Zemmour !]. Des défenseurs des droits de l’homme distribuent les mémorandums d’« experts indépendants » qui dressent un bilan accablant de la décennie Poutine. Sur la scène, un Monsieur Loyal tente de galvaniser la foule conquise d’avance. « Vous avez froid ? Je veux vérifier que tout le monde m’entend, y compris à l’autre bout de l’avenue, pour éviter les mouvements de foule […] Si vous voyez des provocateurs, signalez-les immédiatement à la police. » Pas question de laisser des casseurs ternir la contestation pacifique. Un blogueur qui vient de purger quinze jours de détention évoque − pour la rejeter aussitôt− la possibilité de la prise brutale du pouvoir par l’opposition. Interviennent ensuite des personnalités politiques plus classiques, inégalement appréciées. Koudrine, ministre de l’économie démissionnaire, fait part à la foule de sa colère face à la législation électorale sur-mesure confectionnée par les grands couturiers du Kremlin. On l’acclame comme un opposant historique à ceux qu’il servait il y a encore quelques mois. En revanche, le vieux de la vieille Kasparov, autrefois leader de la coalition anti-poutinienne L’Autre Russie, ne fait pas recette, sans doute usé par des années de contestation stérile car d’abord destinée aux caméras occidentales.

Cette ferveur démocratique peut surprendre l’Occidental gavé de liberté qui oublie que les opposants russes ignorent les travers d’un régime qu’ils n’ont jamais expérimenté. En réalité, le seul dénominateur commun de ce patchwork idéologique est l’opposition au couple exécutif, comme en témoignent les « œuvres » militantes que certains exposent fièrement devant les caméras : Vladimir maquillé en Brejnev, grimé en Kadhafi ou pendu à un gibet, tout y passe. « La Russie sans Poutine ! », scande la foule. La nouveauté de la situation, c’est que des millions de Russes qui n’appartiennent pas à l’élite éclairée pourraient reprendre ce slogan à leur compte. Aspirent-ils pour autant à la démocratie ? « Le peuple veut un tsar ! », répond un opposant. Un tsar peut-être, mais pas celui-là. Le discrédit du régime va bien au-delà de la foule rassemblée sur la perspective Sakharov. Nombre de Russes imputent la responsabilité de leur déclassement social et économique au pouvoir politique. Depuis la crise financière de 2008, malgré les extraordinaires ressources énergétiques du pays, le peuple russe souffre d’un regain de pauvreté, doublé d’un sentiment d’injustice face à l’impunité des puissants. Le sentiment dominant est que les plus riches ne s’acquittent plus de leurs devoirs et que la corruption des oligarques bénéficiant de la complicité du Kremlin a succédé au tout-public des années soviétiques. Voilà pourquoi les enfants de la perestroïka marchent aujourd’hui avec leurs aînés pour exiger un autre système politique, administratif, économique et financier, ainsi que de nouvelles élections législatives, de préférence non pipées.

Au Kremlin, on a peut-être pris conscience de la réalité de la menace. Quinze jours plus tôt, le (toujours) président Dmitri Medvedev taxait les manifestants de provocateurs, de voyous et d’irresponsables. Vieille tactique de pouvoirs hégémoniques qui ne se donnent pas la peine d’écraser leurs modestes ennemis avec un marteau mais se contentent de les dénigrer en public. On pense à Ben Ali qualifiant les contestataires tunisiens de « terroristes » avant de se raviser… puis d’être contraint de quitter le pays avec armes et bagages. Au soir du 24 décembre, alors que la manifestation s’est achevée sans incident, Medvedev change de ton, passant de l’anathème au « Je vous ai compris… », ou, plus précisément, au coup du « bonnes questions mauvaises réponses ».

Si cette journée marque un tournant dans l’histoire politique russe, c’est bien parce que, pour la première fois, le pouvoir semble pencher pour le compromis − fût-il verbal. Pour autant, ce succès n’empêchera pas Vladimir Poutine de redevenir Président en 2012. Il est bien trop tôt pour affirmer que cette froide journée d’hiver a marqué le début du Printemps de Moscou.[/access]

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Janvier 2012 . N°43

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste.

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