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Berthet s’en va, Berthet revient


Berthet s’en va, Berthet revient

frederic berthet berry

Le monde vous semble étrange, absurde, parfois inhabitable. Vous avez pris le parti d’en sourire parce que les gémissements, ce n’est pas votre genre.
Il y a donc de fortes chances que vous trouviez votre bonheur dans l’oeuvre de Frédéric Berthet, mort il y a dix ans, en 2003, à l’âge de 48 ans. On réédite ces temps-ci deux des cinq livres qu’il a publiés de son vivant, Paris-Berry et Felicidad. Des livres minces, qui imposent dès les premières pages une écriture et un ton que vous n’oublierez plus : « L’écrivain s’engage sur le chemin de terre, entre la double rangée d’arbres qui mène à la route départementale. C’est comme s’il faisait pour la première fois attention à ce chemin de terre, qu’il se met à regretter aussitôt qu’il l’a quitté. »
Cela s’appelle le style. À l’époque où il était un brillant normalien, Frédéric Berthet suivait les séminaires de Roland Barthes. Il a sans aucun doute retenu sa définition de l’écriture : « Les arbres sont des alphabets, disaient les Grecs. Parmi tous les arbres lettres, le palmier est le plus beau. De l’écriture, profuse et distincte comme le jet de ses palmes, il possède l’effet majeur : la retombée. »
Berthet est l’écrivain de cette retombée, le subtil docteur de l’effet retard, de la discrète secousse souterraine du regret. Son lecteur a souvent l’impression de flirter avec la banalité, et puis sans qu’il comprenne pourquoi, cette banalité le poursuit, comme s’il avait laissé échapper quelque chose en route. Tout était trop clair, trop évident. Il lui faut revenir en arrière. C’est pour cette raison qu’on relit sans cesse Berthet, pour percer le mystère de cette fausse transparence, de cette langue où l’incandescence joue sous le givre.[access capability= »lire_inedits »]
Prenons Paris-Berry, une succession de courts instantanés qu’on appellera roman si l’on veut et dont le fil conducteur est l’installation d’un écrivain, Berthet lui-même évidemment, dans une maison du Berry qu’on lui prête pour qu’il puisse écrire en paix. C’est bien sûr une très mauvaise idée de prêter une maison inconnue à la campagne à un auteur tellement attentif au monde qui l’entoure que celui-ci finit par devenir aimablement absurde. On songe parfois à Richard Brautigan, une des grandes admirations anglo-saxonnes de Berthet avec Fitzgerald, Philippe Roth et John Le Carré. Dans Paris-Berry, il est question de filles oubliées depuis des années qui appellent sur un téléphone de voiture alors qu’on n’a pas de téléphone de voiture, d’une recette pour les écrevisses, de l’usage de la virgule, d’une inondation, d’une rencontre onirique avec Antoine Blondin décédé mais néanmoins propriétaire d’une maison close. Et, pendant ce temps-là, logiquement, le roman que l’on s’était promis d’écrire reste bloqué au chapitre 5. Felicidad, un recueil de nouvelles, joue sur la même inquiétude polie. On pense apercevoir son père dans un taxi parisien alors que celui-ci, sans qu’on le sache, vient d’entrer dans une unité de soins intensifs.
En 1988, après avoir été attaché culturel à New York, Frédéric Berthet avait reçu le prix Nimier pour Daimler s’en va. On regrette que l’appellation « livre culte » soit tellement dévoyée car Daimler s’en va est le bréviaire d’un authentique dandysme qui n’a rien à voir avec une panoplie littéraire : sans jamais prononcer le mot, ou peut-être une fois, comme par une distraction calculée, Berthet racontait le suicide d’un jeune homme trop doué qui dîne seul au restaurant, lit La Fontaine et Grégoire de Nysse en écoutant les Marble Young Giants, ne pense qu’aux amours perdues, à l’enfance et aux livres, ce qui ne l’empêche pas de voir son double flotter par la fenêtre. Il lui ouvre d’ailleurs poliment à la fin parce que, décidément, on ne peut plus vivre avec certains souvenirs trop lumineux : « Daimler, qui redoutait depuis des siècles le coup de la petite fille blonde courant dans les blés, se dit que ça y est, c’est arrivé. »
La postérité de Berthet est encore l’affaire d’amateurs fervents. Il dispose cependant de lettres de créance assez sérieuses pour prétendre à un public de plus en plus large : il est admiré à la fois par Sollers, son éditeur historique, Éric Neuhoff, Patrick Besson, Jean Echenoz ou Michel Déon. De quoi voir venir, là où il est désormais : « La ville soudain avait une bonne odeur, à la fois verte et métallique. La vie recommençait. Tout était drôle, léger, amusant. Il savait bien que tout ce que la littérature lui prenait, elle était forcée de lui rendre de temps en temps. »[/access]

Felicidad,La Table ronde, petite vermillon, 2013.

*Photo : Thibaut §-).

Mai 2013 #2

Article extrait du Magazine Causeur



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