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« L’Inquisition est de retour ! »


Source : http://pasidupes.blogspot.com

Membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Francis Rapp est né à Strasbourg en 1926. Engagé très jeune dans la Résistance alsacienne, il compte parmi nos grands historiens français, spécialiste de l’histoire du christianisme européen et de l’Allemagne médiévale. On lui doit des ouvrages de référence parmi lesquels Le Saint-Empire romain germanique, d’Otton le Grand à Charles Quint (Points Histoire, Seuil).

François Miclo. Quel sort le christianisme a-t-il réservé aux images au cours de son histoire ?
Francis Rapp. La situation est différente en Orient et en Occident. Chez les orthodoxes, l’icône a un statut particulier. Pour l’iconographe qui la réalise comme pour celui qui la vénère, elle est un objet de piété et de mystère. C’est un vecteur qui permet au croyant d’accéder à la figure sainte qui y est représentée. Son rôle est si important en Orient que c’est l’iconoclasme − et aucune autre question − qui a plongé l’Église orthodoxe dans une crise dramatique aux VIIIe et IXe siècles. L’Occident chrétien a longtemps accordé la même importance à l’image. Puis, à partir de la fin du XIIIe siècle, au moment où apparaît le mouvement franciscain, l’image religieuse s’inscrit dans un décor précis − pensons aux fresques de Fra Angelico. Elle devient ornementale. Elle se fait plus évocatrice et plus pédagogue. L’image, c’est la méthode globale dont le clerc médiéval dispose pour enseigner la foi chrétienne. Dans le même temps, le dolorisme apparaît, tandis que se multiplient les représentations de la Vierge à l’Enfant : l’image s’adresse désormais à l’affectivité.

Et cette évolution se produit sans heurts ?
Loin de là. Il y a, dans l’histoire de l’Occident chrétien, une tension permanente entre les tenants de la dévotion aux objets de piété et les tenants d’un évangélisme radical, qui dédaignent et condamnent tout ce que la tradition a mis en place de dévotions et de pratiques.[access capability= »lire_inedits »] « Superstition », disent-il. C’est très net chez les Vaudois : à la fin du XIVe siècle, des chroniques strasbourgeoises rapportent que, lorsqu’un Vaudois entre dans un foyer où sont accrochées des images pieuses, il les arrache. C’est, pour l’heure, un iconoclasme contenu à la sphère domestique. Il faudra attendre le début du XVIe siècle et l’avènement du protestantisme pour que ce mouvement qui proscrit les images se généralise à la société entière.

Les débuts de la Réforme s’accompagnent de scènes effroyables d’iconoclasme…
Oui, avec toutefois des nuances de taille. Prenez deux grands foyers de la Réforme au XVIe siècle : Bâle et Strasbourg. Dans les deux villes, on veut purifier les églises de l’idolâtrie. À Bâle, la population met à sac la cathédrale et les églises de la ville. Les images saintes font l’objet d’actes de destruction méthodique et de grande ampleur. On brise les statues, on les décapite. À Strasbourg, le mouvement est beaucoup plus modéré. Dans un souci d’équilibre et d’ordre, le magistrat de la Ville annonce qu’il s’acquittera lui-même de la tâche. En réalité, il ne détruit quasiment rien et remise les œuvres d’art dans des réserves. Les pouvoirs publics jouent ici un puissant rôle de modérateur de la tension religieuse.

Pourquoi la Réforme donne-t-elle lieu à une telle violence envers les images saintes ?
Il y a, tout particulièrement chez Calvin, un désir manifeste de pureté de la foi, très méthodique et systématique. Chez Luther, on assiste plutôt à un retournement de dévotion. Le grand historien Hermann Heimpel écrivait : « Die Bilderstifter waren die Bilderstürmer. » (Ceux qui offrent les images sont les mêmes que ceux qui les détruisent.) Instruits par les prédicateurs de la vanité de leurs anciennes dévotions, les iconoclastes redoublent de ressentiment et de fureur. On leur avait fait croire que la vénération des images pieuses contribuerait à sauver leur âme : eux dont la vie est tout entière vouée au Salut découvrent que ce n’est pas le cas. Une violence terrible s’empare alors d’eux. Elle est à la hauteur de leurs désillusions : ardente, destructrice, révolutionnaire.

En ce cas, les islamistes qui incendient le siège de Charlie Hebdo sont-ils de lointains descendants de Calvin ?
Certainement, mais vous me pardonnerez de ne pas aller jusqu’à parler de calvinisme islamique. Il y a une différence radicale entre le christianisme et l’islam. Pour les musulmans, Dieu occupe tout l’espace. Il est doté d’une extraordinaire puissance à laquelle on ne peut, en aucun cas, se dérober : islam veut dire « soumission ». Dans l’horizon juif et chrétien, ce n’est pas l’obéissance aux diktats divins qui prévaut, mais l’Alliance. Elle est au cœur de la foi. Prenez ce passage fondamental de la Genèse, quand Abraham demande à Dieu d’épargner Sodome : « Feras-tu aussi périr le juste avec le méchant ? Peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de la ville : les feras-tu périr aussi, et ne pardonneras-tu pas à la ville à cause des cinquante justes qui sont au milieu d’elle ? » Abraham négocie comme un marchand de tapis ! Il ne se soumet pas au Très-Haut, mais essaie de le rallier à ses arguments. C’est ici, à mon sens, ce qui distingue radicalement l’Occident judéo-chrétien de l’islam : même devant Dieu, nous ne sacrifions pas notre raison. Abdiquer notre faculté de juger ? Jamais ! Or, dans la perspective islamique, on peut gloser et commenter le Coran à volonté, mais il est défendu d’en discuter. Nous sommes loin d’un Abélard qui nous apprend, au XIIe siècle, que dans la Bible il y a du « sic et non », c’est-à-dire des contradictions. Très tôt, notamment avec la scolastique, l’Occident a introduit la raison dans le discours religieux : tout se discute, tout peut faire l’objet de débats, de disputes et de désaccords.

Vous rendez-vous compte que la distinction que vous établissez sera considérée comme scandaleuse par une grande partie de nos contemporains et par l’intégralité des médias ?
Si vous voulez tout savoir, elle va même plus loin. On nous dit que le monde musulman est actuellement en proie à un repli identitaire, dû essentiellement à des causes géopolitiques. Je ne nie pas ces facteurs : les populations peuvent même nous considérer comme une menace potentielle après nos interventions en Irak, en Afghanistan ou en Libye. Mais la grande peur du monde musulman réside essentiellement dans ce que représente l’Occident : les droits des femmes, la libération des mœurs, les libertés démocratiques et, par-dessus tout, la raison critique qui s’exerce partout, y compris dans le domaine religieux. Le monde musulman n’en veut pas.

En somme, vous croyez au « choc des civilisations » ?
Oui : le mot « choc » est même très approprié. Je suis choqué lorsque je vois des images nous montrant, dans des villes françaises, les « prières de rue ». Qu’on y prenne garde : ce n’est pas une simple question de démonstration publique et d’extériorisation de la foi. On est en présence de la Religion, avec un « R » majuscule. La séparation entre la sphère privée et la sphère publique, entre le spirituel et le temporel : tout vole en éclats, car tout doit être soumis à l’ordre religieux. Et ces phénomènes nous heurtent tout particulièrement, nous qui vivons dans une société largement sécularisée. J’ai encore connu un christianisme sociologique : dans les campagnes, tout le monde allait à la messe, non pas que les croyances étaient d’une intensité démesurée, mais parce que ça se faisait… Or, aujourd’hui, avec les prières de rue, le voile et la burqa, il ne s’agit plus de se conformer à un rituel social, mais de marquer sa différence et de se constituer en un bloc.

Une société peut-elle exister longtemps quand les différences sont aussi exacerbées et que le socle culturel du vivre-ensemble s’amenuise ?
Je dois avouer mon inquiétude. Je vis, à Strasbourg, à la jonction entre deux quartiers : l’un où il y a beaucoup de Loubavitch et l’autre beaucoup de musulmans. D’un côté, les longues barbes, les chapeaux de feutre noir, les papillotes. De l’autre, les paraboles installées sur les toits des immeubles, les femmes voilées dans la rue, les hommes en djellaba. Je me pose la question : je suis où ? Est-ce que je dois, moi aussi, pour me conformer à l’air du temps, être saisi de cette folie qu’est le réflexe identitaire et boutonner sur mon ventre le gilet rouge d’un costume traditionnel alsacien ? « Chacun son truc » : c’est le fond de l’idéologie actuelle. Elle ne me satisfait pas, car elle justifie le communautarisme, qui est pour moi un véritable blasphème contre l’esprit public.

Vous pouvez bien faire ce que vous voulez avec votre gilet rouge. La société ne court-elle pas inéluctablement vers l’exacerbation des particularismes ?
Oui. Car nous n’avons plus de valeurs communes. Alors, on peut essayer de renouer le fil. Max Gallo tente de le faire en proposant, à travers ses œuvres, un nouveau récit national… Ces derniers temps, la commune détestation d’Angela Merkel peut procurer aux Français l’illusion qu’ils ont encore quelque chose en commun : sauf qu’on ne construit jamais une nation sur la détestation. Comment éviter l’éclatement ? Je n’ai pas la réponse.

Moi non plus. En attendant, que dire aux religieux qui, ces derniers mois, ne veulent ni des caricatures du Prophète, ni de Golgota picnic, ni du Piss Christ ?
Qu’ils n’aiment pas cela et expriment leur désaccord, c’est leur droit. Mais qu’ils le fassent pacifiquement, sans jamais abdiquer la raison face à l’ordre de la foi.

Encore la raison ? Mais c’est une vraie lubie chez vous !
C’est essentiel, car c’est là où tout se joue ! Vous connaissez l’expression un peu tiède et mollassonne : « Il faut savoir raison garder. » Eh bien, nous devons la prendre au mot et lui redonner toute sa force. Je veux bien comprendre l’impatience voire l’exaspération de certains catholiques qui pensent, peut-être à raison, que tel artiste ne se serait pas permis d’injurier avec autant de facilité une autre religion que la leur… Mais la véritable tradition que le christianisme a aujourd’hui à préserver, ce n’est pas l’appartenance communautaire, mais une foi qui n’écrase pas la raison. Autrement dit le fondement même de l’Occident.

Vous aussi, vous croyez qu’on peut taper sur les cathos autant qu’on veut pour peu qu’on épargne les autres ?
C’est, en effet, le sentiment que certains peuvent avoir. Ils se disent : « On ne peut pas toucher à un seul poil de la barbe du Prophète sans être accusé d’“islamophobie”, mais on peut avoir la main leste avec le Christ. » Certes, le catholicisme étant la religion majoritaire, on peut penser qu’il doit avoir le cuir plus épais que les autres religions. Mais le catholicisme français est devenu tellement tiède et son nombre de pratiquants tellement restreint que l’argument ne tient pas la route. Je vois une seule explication plausible à cette différence de traitement entre les religions: l’Inquisition est de retour ! C’est l’Inquisition du « politiquement correct » qui dit où est le dogme et là où il y a blasphème.

L’Inquisition ? Soyons un peu sérieux, Monsieur le Professeur !
Je m’explique. Mettons à part le cas particulier de l’Inquisition espagnole, qui était, en réalité, le bras séculier des rois d’Espagne, c’est-à-dire une police politique avant l’heure. Pour le reste, c’est une institution dont l’apologie serait totalement hors de propos, mais elle ne s’est pas distinguée dans les faits, à la notoire exception de l’hérésie cathare, par une efficacité excessive… Prenez l’archidiocèse de Mayence : il y avait un seul inquisiteur pour cet immense territoire ! Chaque fois qu’un problème d’hérésie se posait, il bottait en touche. Un Vaudois apparaît, par exemple, à Strasbourg : il refuse de s’en mêler. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas sortir des sentiers du « politiquement correct », c’est-à-dire prononcer la moindre parole contre la doxa sans que la nouvelle Inquisition, qui est partout, diffuse et médiatique, intégrée dans les schémas de pensée des uns et des autres comme dans les mentalités, ne s’empare de vous et ne diligente un procès à votre encontre. Cette nouvelle Inquisition a un pouvoir que l’Inquisition médiévale elle-même n’a jamais eu.

Donc, quand Michel Houellebecq confie, en 2001, à Lire que « la religion la plus con, c’est quand même l’islam », ça ne vous choque pas ?
Non, il peut bien penser ce qu’il veut. Je trouve regrettable que cela soit imprimé et diffusé. Car, à preuve du contraire, Michel Houellebecq n’apporte pas la démonstration de ce qu’il avance. Cela reste une insulte gratuite, mais ce n’est pas un argument. C’est juste un manquement à l’esprit.

De l’injure à l’islamophobie, ce « racisme anti-musulman », il n’y a qu’un pas ?
Non. Le racisme recouvre une réalité très particulière. Être musulman, ce n’est pas appartenir à une race ! Il faut arrêter de raconter n’importe quoi : les gènes religieux n’existent pas. Tout juste le milieu familial et social dans lequel vous évoluez vous amène-t-il ou non à la pratique religieuse. Mais dans la mesure où le mot « racisme » est synonyme d’abomination de la désolation, chaque fois que vous avez un emmerdeur à portée de main, vous lui collez ce qualificatif sur le dos et vous avez la paix. Notre temps a une émotivité à fleur de peau. Dites une seule parole déplacée et vous entendrez bientôt des cris d’horreur s’élever. Nous n’avons jamais vécu cela.

Là, je sens que vous êtes en train de grave blasphémer contre l’esprit du temps !
J’en suis conscient. Et c’est d’autant plus regrettable que ce genre de blasphèmes ne pardonne plus. Dans le christianisme aussi bien que dans le judaïsme (le premier étant le fils − indigne aux yeux des juifs − de l’autre, mais le fils toutefois), le blasphème était encore largement toléré, dans la mesure où il existait une véritable économie du péché et du pardon. Aujourd’hui, il n’y a plus de pardon possible. Seul compte le péché.

Cher professeur, vous me portez un rude coup au moral !
Oh ! Vous savez : le moral, il a des hauts et des bas. Mais il est vrai que le « politiquement correct » pèse tellement dans nos mentalités que nous n’osons même plus prendre conscience de ce qui se passe. Un exemple : nous n’osons même plus assumer la réalité historique. Dire que l’Europe est le pur produit du christianisme, des universités médiévales, de l’arc gothique et d’un foisonnement intellectuel prodigieux vous fait passer pour le pire réactionnaire. Je me souviens de Jacques Chirac, alors président de la République, proclamant que la Turquie a « joué un rôle considérable dans la formation de la civilisation européenne ». Mais comment peut-on à ce point malmener l’Histoire ? Pendant des siècles, la Turquie a représenté une menace et un repoussoir pour l’Europe. Et, pendant des siècles, l’Europe a tremblé chaque fois que Vienne était assiégée par les Ottomans… Mais tout cela, en fin de compte, importe peu. Ce qui compte, c’est de garder espoir, envers et contre tout. Pendant la guerre, j’avais un ami juriste, futur conseiller d’État, qui a déboulé un jour dans ma chambre d’étudiant pour me dire : « On vient de découvrir une ancienne prophétie qui annonce la défaite de l’Allemagne. » C’était un garçon des plus sensés, mais il voulait y croire. Alors, croyons-y. Parce qu’il faut toujours avoir confiance dans les ressources insoupçonnées de la raison. Et moi-même, puisque j’arrive à la fin, j’ai de l’espoir. Non pour moi évidemment, mais pour mes petits-enfants. Je veux croire qu’ils pourront vivre dans cet Occident qui est l’autre nom de la raison.

Pardonnez-moi d’insister, même si je ne suis pas votre petit-fils, biologiquement en tout cas. Où trouver aujourd’hui notre planche de salut ?
Je ne la vois pas. Trouvez-la vous-même ! Plus que tout, les forces matérialistes et consuméristes minent la civilisation que nous avons connue jusqu’alors. Tout juste pouvons-nous espérer que le monde musulman prenne le chemin que l’Occident a pris et qu’il ose, pour lui-même, le blasphème. Oui, il faut qu’ils osent le blasphème ! C’est la condition du sursaut.[/access]

 

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Décembre 2011 . N°42

Article extrait du Magazine Causeur



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