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« On ne rejette pas Platon ! »


Tout récemment, sur France Inter, Pascal Lamy, actuel secrétaire général de l’OMC, ancien commissaire européen, faisait un aveu sincère, quoique tardif : « Tout le monde savait, à Bruxelles, que la Grèce maquillait ses statistiques… ». Ah bon ? Et quelles conséquences les diverses institutions de l’UE (Conseil européen, Commission, Parlement) en ont-elles tirées ? Strictement aucune, sinon un délai de deux ans imposé en 1999 à Athènes pour son entrée dans la zone euro, censé être mis à profit par le gouvernement du socialiste Costas Simitis pour faire entrer les comptes du pays dans les clous de Maastricht. Avec l’aide de Goldman-Sachs, les Hellènes réussirent à présenter à Bruxelles une copie économique et financière si parfaite qu’ils furent admis dans le club. On avait bien un peu toussé du côté de Berlin, où les dirigeants allemands n’étaient pas dupes des manipulations comptables des Grecs. Mais on était entre socialistes : avec Schröder chancelier d’Allemagne, Jospin premier ministre de la France, et Romano Prodi à la tête de la Commission, Simitis avait trouvé une conjoncture politique favorable pour que l’on n’aille pas regarder de trop près ce qu’il y avait réellement dans l’arrière-cuisine de sa boutique grecque[1. Il est rare que dans les restaurants grecs de la capitale française, la nourriture servie en salle soit de la même qualité et fraîcheur que celle exposée en vitrine. Une exception : Mavrommatis, mais il est chypriote…]. De plus – on a aujourd’hui du mal à s’en souvenir – les indicateurs économiques européens étaient au beau fixe, la Bourse gonflait sa bulle internet et le ministre français des finances, un certain DSK, se faisait interpeller sur l’usage qu’il comptait faire de la « cagnotte » accumulée en ces années de vaches grasses… Alors, quelle importance qu’un petit pays ensoleillé s’amuse à faire les poches d’une Europe qui ne pensait qu’à son élargissement vers l’Est et le Sud-Est ?

Cela fit vivre le peuple grec dans une douce euphorie : même si les salaires n’étaient pas au niveau de ceux des Allemands ou des Français, il faisait bon vivre à Athènes. Les infrastructures (routes, chemins de fer, aménagements touristiques) étaient financées par les fonds structurels. On distribuait allègrement les postes de fonctionnaires aux amis politiques, avec des horaires de travail assez élastiques pour pouvoir exercer une seconde activité dans l’économie parallèle. Quelques petits malins montraient une habileté particulière à se faire payer de luxueuses villas en les faisant passer pour des étables à vaches auprès des fonctionnaires de Bruxelles, et les « familles » dominant la vie politique et économique du pays depuis plusieurs générations[2. Les Papandréou, Caramanlis, Venizélos en sont à la troisième génération de politiciens de premier plan.] en profitaient largement pour accroître leur patrimoine. Pendant ce temps là, la compétitivité de l’industrie locale était mise à mal par l’euro fort, et ses attraits touristiques étaient fortement concurrencés par des pays ensoleillés moins chers et plus dynamiques, comme la Turquie ou la Tunisie. Les Grecs vivaient dans un tel monde d’irréalité qu’ils se firent une grosse frayeur lors de l’entrée en vigueur des accords de Schengen : beaucoup d’entre eux étaient persuadés que des vagues d’immigrants venus d’Allemagne, de France ou d’Italie allaient déferler sur leur pays, car c’était là qu’en Europe la vie était la plus belle ! Bien entendu, il n’en fut rien, et les seuls immigrés qui ont afflué en Grèce sont venus de l’Albanie voisine ou du Moyen Orient en franchissant illégalement la frontière turque.

Si l’on remonte un peu plus dans le temps, et si l’on se penche sur les circonstances de l’adhésion de la Grèce à l’UE, devenue effective le 1er janvier 1981, on pourra découvrir des choses étonnantes. Les négociations préalables à son entrée dans l’Union Européenne ont duré moins de cinq ans, alors que l’Espagne et le Portugal ont dû attendre presque dix ans pour rejoindre le club. De plus, des exemptions et dérogations aux réglementations communautaires lui furent largement concédées, alors que Bruxelles fut très pointilleux avec Lisbonne et Madrid. Pourquoi ce traitement de faveur ? A l’époque, les « hommes forts » de l’Europe communautaire, comme l’Allemand Helmut Schmidt et le Français Valéry Giscard d’Estaing étaient encore pétris de culture classique. Que pesaient ces petits arrangements face aux mérites de la Grèce dans l’Histoire de l’humanité ? « On ne rejette pas Platon ! » tranchait abruptement Giscard face à ceux qui, comme le ministre des Affaires Etrangères allemand Hans-Dietrich Genscher, objectaient timidement que l’admission de la Grèce « ne présentait pas que des avantages ». C’était oublier qu’entre Platon et Constantin Caramanlis, le premier ministre grec de l’époque, beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts. La Grèce, libérée du joug ottoman en 1830 grâce à l’appui de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie, est restée très longtemps une province arriérée des Balkans, à l’écart des évolutions économiques de l’Europe occidentale.

Sa vie politique fut marquée par une alternance de régimes dictatoriaux (comme ceux du général Metaxas (1936-1941) et celui dit des colonels entre 1967 et 1974), et d’une démocratie fondée sur le clientélisme et la domination d’oligarchies familiales. Sa situation géopolitique en faisait cependant un enjeu important dans l’affrontement planétaire entre l’Occident et l’Union Soviétique, ce qui provoqua une sanglante guerre civile entre 1945 et 1947. Entrée dans l’OTAN en 1952, en même temps que l’ennemi héréditaire turc, la Grèce faisait figure de poste avancé de l’UE en Méditerranée orientale. C’était l’époque où la France rêvait encore d’une « Europe puissance », autonome vis-à-vis des deux empires dominés par les Etats-Unis et l’URSS. Ce rêve s’est écroulé après la chute du communisme et la victoire du concept d’Europe grand marché patiemment et efficacement promu par Londres.

Dès lors, les Grecs perdent une carte majeure dans leur petit jeu avec l’UE. Leurs frasques économiques deviennent insupportables, surtout à Berlin. On connaît la suite, mais pas encore la fin.

La morale de l’histoire ? C’est que tout le monde a eu tout faux : l’UE qui a fermé les yeux, le peuple grec qui s’est laissé bercer par les démagogues de droite comme de gauche. Les responsables de ces errements sont soit morts, soit à la retraite. Il est maintenant temps de laisser les Grecs, qui ne manquent pas de courage, se sortir par eux-mêmes du guêpier où on les a fourré…car il n’y a pas de morale en Histoire.



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