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« Le Bloc » : au fond du Front


Pour les lecteurs familiers, ou simplement connaisseurs de l’extrême droite, Le Bloc, le roman de Jérôme Leroy, pose un problème lancinant : on se surprend à traquer, page après page, les similitudes et les différences qui rapprochent ou distinguent le Front national du Bloc patriotique, Jean-Marie Le Pen de Roland Dorgelles, et sa fille Marine d’Agnès, dont le héros, un lettré marginal, tombe éperdument amoureux. Ainsi le « Vieux » a-t-il perdu un bras – et non un œil – ce qui le fait ressembler au capitaine Crochet et non à Moshe Dayan. Ainsi, avant de devenir l’héritière du Bloc, sa fille est-elle architecte, construisant des HLM et des logements pour immigrés quand l’avocate Marine Le Pen prenait les journalistes à contrepied, au début des années 1990, en défendant des « sans-papiers ». Etc, etc. Les lecteurs de Balzac devaient peut-être se secouer les neurones en notant les correspondances, devenues imperceptibles aux lecteurs actuels, entre les personnages des Illusions perdues et ceux qu’ils côtoyaient dans le Paris des années 1830.

Qu’importe : une fois dépassées ces tribulations, le polar de Leroy est… un bon polar, un de ces opus qu’on a envie de « gober » d’un… bloc.
Mais il n’est pas seulement cela. Le polar français a tissé avec l’extrême droite de drôles de relations, le plus souvent militantes comme chez Didier Daeninckx – que Patrick Besson a affublé du cruel mais juste sobriquet de « Didier Dénonce ». L’intrigue opposait presque toujours des fascistes frustrés et cruels, le plus souvent aussi bornés que puissants, à des héros, forcément vertueux, qui ne disposaient que de leur courage et leur intelligence pour les combattre.[access capability= »lire_inedits »] Le best-seller suédois Millénium a élevé le genre au rang de conte universel pour adultes de tous pays, comme aurait pu le chanter Enrico Macias. L’histoire littéraire des prochains siècles retiendra peut-être que Millénium était contemporain de Harry Potter : notre époque aura donc distribué de façon égalitaire aux enfants et aux parents des histoires palpitantes et propres à conforter les bons sentiments des petits et des grands.
Le Bloc est une tentative, peut-être désespérée, de penser autrement l’extrême droite au moment où le Front national de Marine Le Pen tutoie les 40% d’intentions de vote parmi les ouvriers et les employés. La mondialisation et la crise du système qu’elle a engendrée sont passées par là. Ceci ne signifie pas que Leroy parle de nulle part – les lecteurs de Causeur connaissent bien ce communiste décomplexé. Mais il s’efforce par l’écriture romanesque de pénétrer dans le cerveau d’un « facho ». Il y découvre ce qu’Hannah Arendt nous avait appris, bien avant la diabolisation de Le Pen, les « cordons sanitaires » et les rappels incessants des « heures les plus noires de notre histoire » : pour être fasciste, nazi ou simplement populiste, on n’en est pas moins un être humain. Un humain délirant mais aussi désirant – fou du sexe d’Agnès dans le cas d’Antoine, le héros du Bloc −, doté d’une histoire, d’une psyché, bref de toutes ces choses complexes qui échappent à l’idéologie.

Les bloquistes ne sont pas simplement des mercenaires chargés d’écraser les ouvriers ou les démocrates à coups de poings américains, ils croient en un idéal, certes critiquable et même condamnable, qui peut malheureusement constituer un débouché aux révoltes contemporaines puisque, comme l’explique Dominique Reynié dans la dernière livraison de la revue Commentaire, le populisme risque de devenir en Europe, sinon en France, une alternative électorale aux partis conservateurs plus crédible que la gauche.
En ces temps où le Front national new-look pose des problèmes considérables à une certaine gauche − et même à une certaine droite − la démarche de Leroy est risquée : « humaniser un facho », ça peut lui valoir combien d’années de purgatoire médiatique ? Sentant le danger, l’auteur conduit son affaire comme s’il tenait absolument à préciser que, même si l’extrême droite peut être un objet romanesque comme un autre, la fascination pour la violence demeure le moteur de ses dérives. D’où quelques clichés résiduels qui traînent dans le roman, par exemple dans la description d’un service d’ordre bloquiste qui évoque un gang des barbares plus cruel encore que dans la réalité si bien dépeinte par Morgan Sportès[1. Tout, tout de suite, août 2011, Fayard.]. D’où l’épouvante du lecteur confronté à une émasculation ou à une désorbitation dont on voit mal ce qu’elles apportent. Au « sex and sun » des maos devenus bobos, Leroy substitue un « sex and gore » des prolos devenus fachos. Sans doute pense-t-il que cette violence sans rime ni raison va mieux au teint de notre époque désenchantée que la niaiserie pseudo-hédoniste de la « génération lyrique ». Comme dit souvent le héros du roman : « Ancien monde, nouveau monde ».[/access]

Cet article est issu de Causeur magazine n ° 41.

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Novembre 2011 . N°41

Article extrait du Magazine Causeur



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Philippe Cohen est journaliste et essayiste, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Vendredi.

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