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Un écran de fumée sur le Rwanda


Un écran de fumée sur le Rwanda

Sur le banc des accusés, Pierre Péan et son éditeur Claude Durand faisaient face à SOS Racisme. En réalité, ce procès était une nouvelle péripétie de la campagne menée par le régime de Kigali pour faire porter à la France la responsabilité du génocide.

Péan et Claude Durand, Pdg de Fayard, ont donc comparu la semaine dernière, du 23 au 25 septembre 2008, devant la XVIIe Chambre correctionnelle de Paris, pour « diffamation raciale » et « incitation à la haine raciale ». A l’origine de ce procès, une plainte déposée en octobre 2006 par SOS Racisme et de son président, Dominique Sopo, contre Noires fureurs, Blanc menteurs[1. Pierre Péan, Noires fureurs, Blancs menteurs. Rwanda 1990-1994, Paris, Mille et Une Nuits, Fayard, 2005.].

Ce livre, paru un an plus tôt, est un pavé dans la marre. Il remet en cause l’historiographie récente du Rwanda. Selon Péan, contrairement à la thèse généralement admise par les médias, ce ne sont pas les extrémistes hutus qui ont assassiné le président rwandais Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994, déclenchant le génocide qui coûta la vie à 600.000 Tutsis du Rwanda et le massacre de centaines de milliers de Hutus. C’est, au contraire, le Front Patriotique Rwandais (FPR) qui est à l’origine de cet attentant. Et qui, donc, porte une part de responsabilité dans les tueries qui ont suivi.

Depuis sa création en 1987, le FPR s’est présenté devant l’opinion publique internationale comme un mouvement de libération nationale, dont le but était de mettre un terme à la dictature du régime Habyarimana et d’installer la démocratie au Rwanda. Mais, explique Péan, dès le départ, le véritable objectif du FPR était tout autre. Fondé par les descendants de l’élite royale tutsie chassée du Rwanda en 1959 et réfugiée d’Ouganda, soutenu par les Etats-Unis, le FPR avait pour véritable objectif la reconquête totale du pouvoir par la force, quel que soit le prix à payer. Y compris si cela devait entraîner le massacre des Tutsis de « l’intérieur », ceux qui n’avaient pas fui le Rwanda en 1959. C’est finalement ce qui s’est produit. Le FPR est donc une organisation criminelle, dirigée par un chef cynique, Paul Kagame. Devenu chef de l’Etat en 1994, ce dernier a mis en place une dictature totalitaire qui ne tolère aucune opposition. Péan dénonce ce régime sanguinaire, accusant au passage les relais de désinformation qu’il a mis en place en Europe dans le but de dissimuler ses crimes : ce sont les « Blancs menteurs ».

Péan n’est pas un spécialiste du Rwanda. Il n’est ni historien, ni ethnologue. Comme le rappelle Florence Bourg, avocate de la Défense, c’est un « journaliste de combat ». Son livre, écrit en quelques mois, est sans nuance : « je l’ai écrit avec mes tripes », justifie l’auteur, révulsé par la découverte, au cours de ses recherches, d’une gigantesque manipulation de l’opinion publique. Ce que Péan affirme dans Noires fureurs, Blancs menteurs n’est pas nouveau. D’autres auteurs, universitaires (Reyntjens, Guichaoua), journalistes (Smith) ou témoins (Ruzibiza), l’ont dit ou écrit avant lui. Mais voilà : Péan est une personnalité publique et son livre connaît un impact médiatique considérable.

Lorsque le livre paraît, en octobre 2005, nous sommes à quelques mois de l’inculpation de neuf cadres dirigeants du FPR par le juge Jean-Louis Bruguière en raison de leur participation présumée à l’attentat du 6 avril 1994, inculpation qui entraîne la rupture des relations diplomatiques entre le Rwanda et la France. Le climat est pour le moins tendu. Irritées, voire inquiètes, les autorités de Kigali décident de réagir fermement à la publication de cet ouvrage potentiellement dangereux. L’association Ibuka organise une campagne de protestation en Europe. Association de survivants du génocide à l’origine, Ibuka a été rapidement récupérée par des proches de Kagame. Selon Human Rights Watch, International Crisis Group et Amnesty International, pour ne citer que ces trois organisations, Ibuka joue un rôle important dans la défense politique et idéologique du régime. En Belgique, Ibuka mobilise sa section locale et rassemble 217 plaignants contre Péan. Ces plaignants se présentent comme des survivants insultés par le livre de Péan. Certains le sont sans aucun doute : comment pourrait-il en être autrement, étant donné la gravité de l’accusation ? Mais un bon nombre sont des cadres politiques du régime en service commandé. Certains, comme Antoine Mugesera, Tom Ndahiro ou Eugène Twagira Mutabazi, se sont même fait connaître par leurs manœuvres gravement diffamatoires à l’encontre de journalistes rwandais ou européens[2. Voir « Peut-on encore critiquer le Rwanda ? » in Médias, n°16, Printemps 2008, pp. 70-74.] En France, Ibuka rencontre des difficultés juridiques et se rapproche de SOS Racisme, qui porte plainte.

Des accusations de négationnisme et de révisionnisme sont distillées dans la presse, mais les adversaires de Péan ne vont pas au bout de leur démarche. SOS Racisme ne s’en prend pas à la thèse de Péan. L’organisation antiraciste ne la cite pas, elle ne la critique pas : elle l’ignore. Dans sa plaidoirie, l’Accusation se défend même de vouloir attaquer l’homme – il est vrai que Pierre Péan a longtemps été parrain de SOS Racisme.

Ce que les avocats de Dominique Sopo reprochent à Péan et à son éditeur, ce sont quelques lignes situées dans l’introduction du livre, en périphérie du sujet principal. Après avoir brossé à gros traits l’histoire du Rwanda, Péan consacre quatre pages à un caractère culturel particulier au Rwanda : la culture du mensonge. S’appuyant sur des travaux universitaires bien connus des spécialistes, Péan veut montrer à quel point l’art du mensonge et de la dissimulation imprègne la vie quotidienne des Rwandais et, partant, la vie politique du pays. Cette spécificité rwandaise est un lieu commun pour les spécialistes, mais elle surprend les non-initiés. Est-ce pour cette raison que ce court extrait du texte de Péan, plus maladroit que malveillant, est perçu par SOS Racisme comme une « incitation à la haine raciale » ? « A ces rudiments d’histoire et de géographie [que l’auteur vient d’énumérer], il est important d’ajouter et de garder en tête que le Rwanda est aussi le pays des mille leurres, tant la culture du mensonge et de la dissimulation domine toutes les autres chez les Tutsis, et, dans une moindre part, par imprégnation, chez les Hutus », écrit Péan, demeurant bien en-deçà de ce qu’a pu écrire la journaliste belge proche du FPR Colette Braeckman qui, elle, n’a jamais été poursuivie par SOS-Racisme. On a donc des raisons de penser que ce ne sont pas ces quelques phrases mais le cœur de la thèse de Péan (et de Bruguière) qui ont fâché les dirigeants de Kigali et, partant, ceux qui sont, sans doute avec de bonnes intentions, devenus leurs relais en France. Et on les comprend : si Péan dit vrai, alors, la tragédie rwandaise ne peut plus se réduire à un affrontement entre bons et méchants. En effet, il faut alors admettre que, comme l’a affirmé Claude Durand, il y a des bourreaux parmi les victimes et des victimes parmi les bourreaux.

« On peut discuter cette formulation et même cette thèse, mais, dans un pays démocratique comme la France, doit-on le faire devant un tribunal ? », s’interroge l’africaniste Stephen Smith, dernier témoin entendu à l’audience. Faut-il résumer les 544 pages de la thèse de Péan, voire une vie d’engagement, à ces quatre lignes, et celles-ci suffisent-elles à comparer Noires fureurs à Mein Kampf, comme n’a pas hésité à le faire l’ancien président de l’Union des étudiants juifs de France, témoin de l’Accusation ? C’est une chose de critiquer la façon d’enquêter de Péan ou les faiblesses de son livre, c’en est une autre d’affirmer qu’il y a chez cet auteur une intention délibérée d’inciter à la haine ethnique, sans laquelle il n’y a pas matière à poursuite, résume l’avocat de la Défense, Me Jean-Yves Dupeux. « Les militants antiracistes se trompent de cible en s’attaquant à Péan, un homme qui a consacré toute sa vie de journaliste à la dénonciation des injustices, du racisme et de l’antisémitisme », conclut Claude Durand, directeur de Fayard.

Quelle que soit la sentence que prononceront les juges le 7 novembre prochain, une chose est certaine : la polémique entretenue au sujet des écrits prétendument racistes de Péan constitue d’ores et déjà une victoire pour Kigali. Les représentants de la présidence qui assistaient à l’audience peuvent être satisfaits de cet écran de fumée qui permet jusqu’à présent d’occulter le vrai débat : oui ou non le FPR est-il responsable de l’attentat du 6 avril 1994, du chaos, du génocide et des massacres qui s’ensuivirent ? Oui ou non Paul Kagame doit-il répondre de ses crimes présumés devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda ?

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Historien et journaliste, Hervé Deguine, 44 ans, a été responsable du bureau Afrique de Reporters sans frontières et poursuit des recherches sur l'histoire contemporaine du Rwanda. Il est membre du comité de rédaction de <em>Médias.</em> Il était témoin de la Défense dans le procès intenté à Pierre Péan.

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