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Tous les hommes ne sont pas frères


Tous les hommes ne sont pas frères

Elisabeth Lévy s’entretient avec Régis Debray, qui vient de publier Le moment fraternité (Gallimard). Religion, société, politique : quel est le prix du « nous » ?

Il y a du sacré partout et de tout temps, rappelez-vous. Ce sacré omniprésent n’est-il pas, comme vous le reproche Marcel Gauchet, un concept inopérant ?
Le sacré est une abstraction fumeuse, mais les lieux et les livres sacrés se portent à merveille. Allez cuire un œuf sur la flamme du Soldat inconnu, ou ouvrir une crêperie sous le portail d’Auschwitz, vous m’en direz des nouvelles. Quelle communauté humaine, athée ou non, n’est-elle pas flanquée d’un sacrilège puni par la loi ? Gauchet devrait voyager. Un tour du monde, de temps à autre, cela dérouille les neurones.

En médiologue grave et farceur, vous prétendez recenser les preuves matérielles du sacré, mais vous n’en tournez pas moins autour d’idées.
Je ne parle pas en philosophe, je me promène, du Kazakhstan à l’île de la Cité. Même dans un plat pays, vous trouverez un haut lieu, enclos, crypte ou tour. Un point de rassemblement, matérialisant le point de référence mythique, événement, héros ou mythe fondateur qui cristallise une identité. Je photographie les variations pour chercher l’invariant.

Lequel a ou a eu partie liée avec le religieux. Qu’est-ce qui les distingue l’un de l’autre ?
Le sacré précède le religieux et lui survivra. « Religion » est un mot latin qui n’a pas de traduction en chinois, ni en hébreu, ni en persan, ni en grec. Cela signifie pour nous un Dieu, un clergé, des écritures et des dogmes, acquis tardifs. Au temps de Stonehenge, il n’y avait pas de religion, mais il y avait du sacré Et quand une religion s’en va, un sacré repousse tout seul, puisque ainsi s’appelle ce qui permet à un tas d’individus de se vivre comme un tout. On ne se déprend pas du sacré en le sécularisant. Michelet l’a fort bien dit pour la Révolution.

Pour vous, l’hypothèse de Gauchet selon laquelle notre monde est celui de la sortie de la religion est donc inopérante ?
Prophète, père de la patrie, défaite ou victoire légendaires, tombe, mur ou montagne – le point unificateur relève du mythe ou d’une histoire mythifiée. Je crains qu’on n’y échappe pas. Et puis, qu’appelez-vous notre monde ? L’Afrique noire, Madagascar inclus, où le prophétique encadre le politique comme jamais ? Le monde arabo-musulman, où l’islamisme remporterait les élections si elles n’étaient pas truquées ? Les États-Unis où Obama se fait bénir par deux pasteurs, pour plus de sécurité ? La Chine, où renaît le confucianisme par le bas ? L’Inde ? Le Pakistan ? Soyons sérieux. C’est vrai que dans le petit cap catholique de l’Asie, Québec inclus, Don Camilo s’est éclipsé, Peppone aussi. Ce n’est pas la partie la plus dynamique du monde.

Ce « besoin de sacré » n’est pas ce que nous avons de mieux. « Nous ne pensons pas donc nous sommes », écrivez-vous. Le sacré rendrait-il con ?
Assurément. Il est là pour faire un peuple avec des populations, pour associer et souder et penser, c’est toujours se dissocier. Le besoin de sacré ne fait pas l’affaire de l’individu mais des groupes. Y aurait-il Israël sans la Torah, un monde arabe sans le Coran ? L’Inde sans le Mahabarata ? Le culte d’Athéna a fait vivre Athènes. Il a aussi tué Socrate. Disons qu’il faut une sacralité pour construire une Cité et des impies pour casser la baraque. Une vraie civilisation tient du double bind. Pas très amusant, mais un homme prévenu en vaut deux.

Sans sacré, pas de collectif, donc. Souffrons-nous d’une carence de sacré ? Ou existerait-il, comme pour le cholestérol, un bon et un mauvais sacré ?
Deux choses menacent le monde, disait Valéry, l’ordre et le désordre. Deux choses menacent nos sociétés, le « moi je » et le « nous ». Dans les sociétés dites holistes, le collectif précède et étouffe la personne. Dans nos sociétés d’individus, le « moi je » fait éclater le « nous ». C’est le cas en France, et même en Europe, où la crise déchaîne les égoïsmes nationaux. Ce n’est pas le cas des États-Unis d’Amérique avec le one nation under God.

Ne tournez pas autour du pot. Le bon « nous », pour vous, c’est le « nous » national, version républicain-hussards noirs.
Le « nous » patriotique a été sacralisé en France, disons de 1790 jusqu’à 1968. Ce lien s’est désagrégé. On ne peut pas le renouer à froid, mais de là à s’imaginer qu’on peut se passer d’un coagulant imaginaire… Un consommateur en chasse des soldes et en manque d’identité se retrouve breton, juif ou homo d’abord, ou noir. En Amérique, il y a une nef centrale avec de multiples chapelles autour. Chez nous, la molécule est à atomes lâches. Chacun se bricole son appartenance avec les moyens du bord.

Résumons : pour réapprendre à vivre ensemble, il nous faut retrouver le sens de la fraternité donc du sacré. Or, dîtes-vous, le sacré divise, trace des frontières. Paradoxal, non ?
Entendons-nous. Fraternité n’est pas fratrie, c’est une solidarité élective, et non naturelle. Cela consiste à reconnaître pour frères des gens qui ne sont pas de la famille. Or ce qui met ensemble, une famille élective, c’est ce qui la met à part d’une autre. Il n’y a pas de nous sans un eux. « La Guadeloupe sé tannou / La Guadeloupe a patayo. » La Guadeloupe est à nous, la Guadeloupe n’est pas à eux. Ce qui se dit en créole se pratique partout mais affleure dans les crises. Les roses ont des épines, la fraternité aussi.

Le monde sans frontière n’est-il pas fait pour l’hyper-individu du XXIe comme celui des nations l’était pour l’homme des Lumières. Dans notre grande salle de gym, avons-nous vraiment besoin d’appartenance ?
Plus que jamais. L’utopie libérale remplaçait la carte d’identité par la carte bleue. Fin des mythes de fondation, des patois et des petits drapeaux ! Ça ne marche pas ! Plus vous inondez un pays de coca-cola, plus vous y semez d’ayatollahs. Le monde technique et économique produit de la convergence mais cette convergence appelle une divergence de sens contraire, par une sorte de thermostat de l’appartenance. Il faut de nouveau penser les sacralités, les mémoires, y compris chez nous. Les ethnologues ne sont pas seulement faits pour étudier les Papous.

Dans ces conditions, rien de ce que qui nous concerne ne doit être étranger au Papou, à commencer par la liberté. Les droits de l’homme sont, déplorez-vous, la nouvelle religion de l’Occident contemporain (ROC). Il y a pire croyance partagée que celle qui consiste à créditer chacun de son humanité.
En effet. Confucius, Epictète et Jésus nous faisaient déjà ce crédit. Il y a comme une morale universelle de la compassion. Mais un individu abstrait de son milieu dont le but ultime est le bonheur, ce n’est pas l’alpha et l’oméga sur la planète. L’universel des droits de l’homme ne peut devenir notre bonne conscience et notre mauvaise foi. Je suis le Bien, et j’occupe pour libérer ?

En somme, les Droits de l’Homme ne sont pas seulement la religion de l’Occident mais son bras armé idéologique ?
Comme on ne peut pas faire ce qu’on dit ni dire ce qu’on fait et qu’on est bien forcé de faire la politique de ses intérêts, on s’adonne à l’hypocrisie pour huiler les rapports de force.

Reste qu’il y a quelques raisons à la centralité des droits de l’homme en Europe, et en particulier dans la gauche européenne, à commencer par les expériences totalitaires.
Oui, la ROC a été chez nous un sursaut protestataire, contre le « nous » de la race et celui de la classe. De là à fantasmer un consommateur-emprunteur, qui n’a ni langue ni mémoire et n’est fils de personne… Le délice de la déliaison me semble une utopie.

Peut-être mais le confort du relativisme est aussi inefficace pour empêcher que les petites filles afghanes soient vitriolées sur le chemin de l’école.
Les Afghans sont mieux placés que nous pour faire évoluer l’Afghanistan. Si une coalition de chrétiens s’en mêle en bombardant les noces de village, il y aura encore plus de vitriol. Napoléon en son temps a voulu moderniser l’Espagne, les moines fanatiques l’ont fichu à la porte. La Croisade américaine en Afghanistan est aussi absurde que contre-productive. Que nous soyons devenus les supplétifs d’une idiotie coloniale ne plaide pas en faveur de notre sens des réalités.

Est-il possible de sauver les droits de l’homme du droit-de-l’hommisme ?
Oui, à condition de le faire modestement, sans les imposer. Et en renonçant à l’idée que tous les hommes ont rendez-vous à la fin de l’Histoire pour prêter serment à notre déclaration des droits de l’homme. Cette croyance proprement religieuse suppose que l’Occident aura encore l’hégémonie dans cent ans. On peut en douter.

En quoi la fraternité pourrait-elle être une alternative au sacré officiel mais faible que sont les droits de l’homme et à tous les sacrés privés qui nous requièrent de plus en plus ? La fraternité sauvera-t-elle la nation ?
La nation civique, pas la nation ethnique, n’est-ce pas ? Non, il n’y a pas de sauveur suprême, ni de formule miracle. Mon livre s’appelle Le moment fraternité. Il faut lui faire une place, c’est tout. Ne pas la rendre impossible, comme le fait le marché-roi. Rien de plus.

Il y a une ruse dans votre histoire personnelle. La première fraternité que vous vous êtes choisi, celle de la révolution, était internationaliste.
J’ai cru y trouver une famille. C’en était une, d’ailleurs, mais pas vraiment la mienne. C’était le nationalisme latino-américain en marche, sous le drapeau rouge. Et il avait bien raison. On ne se débarrasse pas de l’ethnos, des communautés de mémoire. Il ne faut pas l’idolâtrer, mais il faut faire avec. Le demos, la communauté de conviction, ne suffit pas.

Vous récusez donc l’accusation de nostalgie souvent formulée à votre encontre ?
La nostalgie est un sentiment révolutionnaire. Je reconnais le conservateur à ce qu’il n’en a aucune. Toutes les forces actives dans l’histoire partent de là. Le sionisme, c’était le retour à Sion. Si Che Guevara n’avait pas pensé à Bolivar, il n’aurait pas été en Bolivie. Et Obama sans Lincoln ne serait pas à la Maison-Blanche.

Pourquoi refusez-vous de désenchanter la politique ? Quel mal y aurait-il à ce que ses passions et ses débordements soient remplacés par l’appréciation d’intérêts bien compris ?
Ce serait l’idéal en effet, de pouvoir s’en tenir à la réalité. Mais il y a toujours de l’imaginaire en jeu, le Dalaï Lama, la Bretagne, l’homosexualité ou le PSG. Le désenchantement, c’est le passage d’un enchantement à une autre.

Que nous faut-il, alors, pour redevenir Français ? Une bonne petite guerre ?
Il est vrai que la guerre fait apparaître le « nous » par-dessus le « moi je ». Ça vaut pour Israël comme pour le Liban. Jamais il n’y a eu plus de monde à Notre-Dame-de-Paris qu’en 1914 ou 1939. Aux États-Unis, au lendemain du 11 septembre, on priait dans les rues. Pour redevenir fraternels, nous n’avons certes pas besoin de Te Deum mais d’une confrontation. C’est le prix du « nous ». Moi, ça ne me fait pas peur.

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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