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Tous candidats du peuple  ?


Il fallait s’y attendre, la campagne présidentielle a remis le peuple à l’honneur. Cette année, on n’avait pas le choix, il fallait lui parler, au peuple. À droite, Nicolas Sarkozy a dû souquer ferme pour tenter de séduire une nouvelle fois la « France qui se lève tôt », échaudée par les promesses non tenues de 2007. À gauche, trois défaites présidentielles consécutives, largement dues au refus massif des catégories populaires de voter pour le candidat-du-camp-du-progrès, ont montré que leur reconquête était indispensable. Quant au Front national, il entend bien, nouvelle candidate au vent, laver l’affront infligé en 2007 par Sarkozy qui avait siphonné une partie du vote populaire frontiste.

Ce « retour au peuple » proclamé d’un bout à l’autre de l’échiquier politique suffira-t-il à mobiliser la France invisible et inaudible des grandes périphéries urbaines, dont il a beaucoup été question dans la campagne ? Les candidats auront-ils convaincu en enchaînant les figures imposées d’une campagne « populaire » ? Ou l’agitation constante, par l’éditocratie parisienne, du « danger populiste » aura-t-elle eu raison des meilleures volontés – auquel cas c’est l’abstention qui, au bout du compte, mettra tout le monde d’accord par le vide ?

En attendant que les urnes parlent, il n’est pas inutile de recenser les multiples usages du peuple observés durant cette campagne 2012.

Premier constat : à l’exception d’Eva Joly, qu’on n’avait pas dû informer qu’elle était candidate à l’élection présidentielle française, pas un candidat ou presque qui ne se soit, à un moment ou à un autre, proclamé « candidat du peuple » ![access capability= »lire_inedits »] Certains de manière grossière, d’autres plus subtilement, tous ont déclaré leur flamme aux masses, montrant qu’ils avaient reçu cinq sur cinq le message selon lequel cette élection si particulière est bel et bien, depuis 1965, la rencontre entre un homme (une femme si on y tient) et un peuple, le peuple français.

Toutefois, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le peuple démocratique, si l’on peut dire. Dans cette campagne, chaque candidat a choisi « son » peuple. Celui de Nicolas Sarkozy est plus ethnique et moins social qu’en 2007, car pour dissimuler le piètre bilan présidentiel derrière la stratégie dite des « valeurs » forgée par Patrick Buisson, il fallait déplacer le combat sur le terrain anti-multiculturaliste de façon à faire tomber la gauche dans tous les pièges et, par la même occasion, récupérer le plus de voix possible côté FN.

Le « peuple » de Marine Le Pen est lui aussi identitaire, mais avec une forte dimension sociale, l’idée stratégique étant de répondre à toutes les insécurités, économiques, sociales et culturelles du « petit Blanc ». Celui de Jean-Luc Mélenchon est le « peuple de gauche » dont il essaie de faire revivre les grandes heures dans la ferveur de grands rassemblements en plein air et grâce à une rhétorique révolutionnaire ; personne n’est dupe : c’est la puissance encore vivace du moteur communiste et cégétiste qui fournit à chaque fois le gros des troupes. Le « peuple » de François Bayrou est plus incertain. On croit voir poindre, au fond de sa rhétorique, le peuple républicain classique, celui de la nécessaire union face aux menaces qui s’amoncellent sur le pays. Las, rien, ni son programme d’austérité ni son discours moral parfaitement rôdé, ne paraît faire prendre corps sur la scène politique au peuple invoqué par le leader centriste. Peut-être les Français veulent-ils, malgré tout, rêver un peu.

Reste le « peuple » de François Hollande, dont il faut bien reconnaître qu’on n’en a pas entendu beaucoup parler. À part au Bourget, fin janvier, Hollande a choisi de faire une campagne de front runner, sans aspérités ni prise de risque, sinon celui d’abandonner l’espace situé à sa gauche à Mélenchon, comme s’il lui avait confié par défaut le « peuple de gauche ». Étrangement, Hollande, qui se réclame souvent de François Mitterrand, n’en a pas retenu le principal enseignement : au premier tour, on rassemble son camp, le plus largement possible. On dirait qu’à l’instar de Jospin en 2002, il a choisi de faire dès le début une campagne de second tour, alors qu’il aurait pu et dû aspirer les voix de gauche qui ont finalement trouvé en Mélenchon l’expression de leur inquiétude en même temps que de leur espoir. En réalité, plutôt qu’au peuple, Hollande (comme Eva Joly, d’ailleurs) s’est adressé à la société, une société composée d’individus, de groupes et de minorités auxquels il faut parler dans leurs langages respectifs de leurs préoccupations respectives – d’où la multiplication des « événements » calibrés et ciblés vers chaque segment du « marché électoral ». Le problème, c’est qu’on n’élabore pas un projet politique en partant de la sociologie supposée de son électorat : la politique, au contraire, consiste ou devrait consister à construire un électorat à partir d’un projet. Résultat : une campagne atone, quasi inaudible, essentiellement marquée par les innovations techniques et tactiques comme le porte-à-porte, le stand-up, la maîtrise des réseaux sociaux, etc. Mais pour dire quoi ? Pour mobiliser qui ? Alors qu’on annonce une forte abstention, en particulier dans les catégories populaires, que vaut une « belle » campagne sur le papier ou sur la Toile ?

La visite d’usine, ç’a eu payé…

Dans la série d’images pieuses qu’on collera dans nos albums figureront en bonne place celles des candidats arpentant une usine, coiffés de casques de protection et vêtus de blouses, feignant de s’intéresser, ici à la manière d’emboutir une pièce, là à la façon de coudre en 5 secondes ces deux morceaux de tissu. En effet, depuis que Sarkozy en a fait un usage (très) maîtrisé en 2007, la visite d’usine est devenue un must de toute campagne sensibilisée-au-sort-du-monde-ouvrier, c’est-à-dire aux délocalisations, à la désindustrialisation et donc finalement… au peuple : le seul, le vrai, l’unique, le populaire !

Mais là encore, le fond du propos a été noyé par la saturation d’images. Car à force de visiter des usines tous les jours ou presque, comme l’a fait, par exemple, le candidat du PS en janvier, les prétendants ont non seulement épuisé l’effet de surprise, mais cessé d’éveiller le moindre intérêt. À l’évidence, ce trop-plein de déjà-vu a rapidement lassé nos concitoyens qui, dans le même temps, comprenaient très bien que le sauvetage industriel, sans même parler de la « réindustrialisation », était quasiment devenu une mission impossible : il leur suffisait pour s’en convaincre d’entendre les injonctions bruxelloises à la concurrence, celles de l’OMC à l’ouverture et celles des marchés financiers à la rentabilité, abondamment relayées par les journaux télévisés. Si les élites l’ignorent, le « populo », lui, sait bien que la seule question politique essentielle est de savoir si on ose ou non une profonde rupture avec l’Union européenne et la mondialisation telles qu’elles vont. C’est là qu’ont tapé Montebourg, Mélenchon ou Le Pen, chacun à sa façon mais tous en prononçant le mot tabou – « protectionnisme ». Parce que c’est là où ça fait mal.

Une fois le pic de la crise européenne passé et les visites d’usine terminées (ou déléguées aux lieutenants des candidats), l’insécurité économique et sociale générée par la mondialisation a pratiquement disparu des discours de campagne. L’ennui, c’est qu’elle préoccupe au plus haut point les catégories populaires. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la passion politique paraisse avoir cédé le pas à l’ennui. Et il est fort possible que, cette fois, ce soit l’abstention-record qui fasse office d’électrochoc politique.

L’enfer de la France péri-urbaine

Cette France inquiète que Le Monde avait qualifiée d’« invisible », Christophe Guilluy et Brice Teinturier l’appellent la « France périphérique fragile » et, dans une récente enquête menée pour Ipsos, estiment qu’elle représente 48 % de la population. C’est elle qui s’abstient massivement et semble ne plus rien attendre de la politique. Elle dont on a fini par parler – en l’identifiant au peuple. Au moins Nicolas Sarkozy a-t-il reçu le géographe Guilluy que Buisson a lu et apprécié[1. Voir l’article de Michèle Tribalat, « Clichy-Montfermeil, c’est la France », Causeur Magazine n° 45, mars 2012.]. Encore faudrait-il savoir ce qu’on a à lui proposer, à cette France : l’extension du domaine du référendum, le durcissement du droit de la nationalité, le refus du mariage homosexuel, des mesures spectaculaires et médiatiques contre les musulmans radicaux ? Rien, en tout cas, qui soit à la hauteur de son malaise. Hurler contre les corps intermédiaires de l’État et du syndicalisme ne suffit pas, surtout quand on a mené une politique avant tout favorable à son camp politique et à ses « amis » patrons, de Henri Proglio à Martin Bouygues en passant par Vincent Bolloré et Arnaud Largardère.

La chasse aux musulmans, version Le Pen, n’a pas davantage séduit le chaland cette année. Cette France oubliée ne veut pas voir son mode de vie changer à coups de viande halal, de prières de rue ou de burqas et a été saisie d’effroi par la violence extrême d’un Mohamed Merah. Pourtant, on dirait que la thématique de la peur n’embraye plus. La fermeture des frontières et des écoutilles proposée par le FN apparaît comme une preuve de recul et de faiblesse. Certes, le peuple ne se sent pas en sécurité, mais il n’a pas peur, en tout cas, il n’est pas peureux. Et il n’aime pas qu’on l’accuse de l’être. Hollande ou Mélenchon ont-ils mieux à proposer ? Sur la mondialisation et la remise en cause de ses conséquences, l’avantage est à Mélenchon, qui séduit les fonctionnaires, toutes catégories confondues, et tous ceux qui se désolent du recul de l’État et de la mort lente du service public à la française – en somme, ceux qu’Hollande n’a pas su convaincre. En effet, après avoir fait quelques pas en direction de cette France périphérique, le naturel socialiste des trente dernières années est revenu au galop et le candidat s’est presque exclusivement adressé au « peuple » version Terra Nova – coalition arc-en-ciel composée de jeunes, de préférence issus de la « diversité », de femmes, de diplômés résidents des centres-villes et de représentants des minorités en tous genres. Les mesures dites « sociétales », censées plaire à cette « France de demain » ont été multipliées, en contradiction flagrante avec le discours républicain et unificateur du Bourget : droit de vote des étrangers aux élections locales, ratification de la charte des langues minoritaires et régionales, suppression du mot « race » dans la Constitution, mariage homosexuel, etc.

Combien de « people » parmi tes « followers » ?

Faute d’avoir gagné la bataille du peuple, les candidats ont mené, avec constance et détermination, celle des people, comités de soutien et raouts thématiques ayant permis à chacun de brandir ses trophées, avec une préférence marquée pour les artistes et les sportifs, plus bankables que les scientifiques et les intellectuels. Communicants et autres « responsables culture » (sic) partagent la même croyance, étrange et simpliste, selon laquelle s’afficher avec des personnes « vues à la télé » impressionne le populo au point de le décider à voter pour un candidat auréolé par l’admiration émue des célébrités.

Chacun a les siennes. Même le Front national a tenté d’attirer quelques noms connus, mais, pour l’instant, son tableau de chasse se résume au célèbre avocat Gilbert Collard. Du côté de Nicolas Sarkozy, le numéro de clown involontaire de Gérard Depardieu lors du meeting de Villepinte comme la présence de ses soutiens de 2007 (Christian Clavier ou Enrico Macias) a montré que, si le Président se présente désormais comme un cinéphile averti et un lecteur boulimique, il peine à séduire le monde du cinéma « exigeant » ou du théâtre subventionné.

La gauche a moins de problèmes pour recruter intello-chic. La présence d’un Jean-Michel Ribes, d’un Denis Podalydès ou d’un Michel Piccoli apporte aux réunions et meetings de François Hollande une touche « qualité service public » du meilleur aloi. Le 18 mars, au Cirque d’Hiver, le candidat montrait à quel point il avait le sens du people à défaut de celui du peuple : entre cette réunion branchée et le grand rassemblement populaire du Front de Gauche qui se tenait à quelques centaines de mètres, sur une place de la Bastille saturée de drapeaux rouges, le contraste était éloquent.

Cette année, l’électeur bobo est particulièrement gâté : à ce carrousel des célébrités s’ajoute la course aux abonnés et autres followers sur les réseaux sociaux qu’il prise tant. D’importants moyens ont été investis dans cette guerre virtuelle qui voit les geeks de chaque camp se répondre à longueur de journée. Mais sous peine d’être tenu pour ringard, vous devez savoir que les blogueurs de 2007, désormais has-been, ont cédé la place aux twittos. Nul n’est capable de dire ce que le débat démocratique y a gagné, ni si cela déplace une seule voix ; en revanche, cela a permis à quelques guerriers du Net adeptes, sinon de leur langue maternelle, de l’expression en 140 signes, de se faire un nom, grâce à la presse classique, hypnotisée par ces nouvelles pratiques qui lui font perdre tant de lecteurs et d’argent. Quel que soit le résultat de l’élection, les ravis de la crèche numérique en seront indubitablement les grands gagnants.

Populiste, va !

Cette campagne aura au moins eu le mérite de démonétiser l’invective « populiste ! » qui, assénée par d’éminents commentateurs, suffisait autrefois à disqualifier l’adversaire. D’abord, on a enfin compris que le populisme était, plus qu’une doctrine constituée, un style politique que des candidats pouvaient adopter sans que cela conduise aux heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire. Ensuite, Jean-Luc Mélenchon, qui était fréquemment affublé de l’épithète infamante, a habilement retourné l’insulte, montrant que son usage en disait plus sur les accusateurs que sur les accusés. On s’est rappelé que derrière le populisme, il y avait le populaire, qui demeure malgré tout l’indispensable instance de légitimation de tout pouvoir démocratique.

À force de renvoyer dos à dos Mélenchon et Le Pen sous l’enseigne populiste, les élites, en particulier les élites médiatiques, ont pris la porte dans le nez, creusant leur propre impopularité plus que celle de leurs cibles. De fait, si leurs projets diffèrent considérablement, les leaders des « Fronts » ont bien quelque chose en commun : ni l’un ni l’autre ne font réellement peur, mais ils disent les choses d’une manière souvent brutale, que leurs rivaux, surtout les favoris, ne s’autorisent pas. En sorte qu’ils sont les derniers à incarner une politique vivante qui ne passe pas par l’anesthésie du langage.

En réalité, celui qui aura le plus flatté les bas instincts du peuple tout en montrant qu’il était à mille lieues de lui, c’est le président de la République. Son quinquennat l’aura contraint à un grand écart permanent entre une forme relâchement, voire d’indécence ordinaire, dans le comportement personnel comme dans la politique menée, et la volonté affichée de « parler au peuple ». Grand écart fatal aux adducteurs présidentiels puisque la parole politique, pourtant ciselée au plus près des « préoccupations des Français », se sera dissoute dans des actes largement défavorables aux plus modestes d’entre eux.

Un peuple d’abstentionnistes ?

Tous les cinq ans, pendant quelques semaines, le peuple, qui faisait tapisserie loin des projecteurs, devient la reine du bal : le cru 2012 n’aura pas dérogé à la règle. Sauf que cette fois, on dirait bien qu’aucun prétendant ne lui fait vraiment tourner la tête. Courtisé avec insistance, le peuple pourrait bien bouder et se réfugier massivement dans l’abstention. Non, je ne danse pas. Les acteurs du cirque électoral – sondeurs, commentateurs et équipes de campagne – n’ont pris conscience du danger que fort tard, dans les derniers jours de mars. On a alors découvert que ce peuple qu’on avait tant câliné préparait peut-être un coup fourré d’un nouveau genre : de fait, ce sont les ouvriers, les pauvres et les relégués qui paraissent le plus tentés par la grève électorale. La perspective d’une victoire avec 51 % des suffrages exprimés et 30 % d’abstention devrait pourtant inquiéter ceux qui briguent la magistrature suprême. Quelle légitimité un pouvoir aussi mal élu pourrait-il revendiquer pour entreprendre des réformes nécessairement déplaisantes pour certaines catégories ?

Depuis 2002, la gauche a beaucoup gagné grâce à l’abstention : toutes les élections locales et européennes en fait. La droite, elle, a souvent perdu à cause du FN, dans des triangulaires de second tour. Tant qu’elle était aux affaires au niveau national, elle pouvait s’en accommoder. Une victoire de la gauche en mai et juin changerait complètement la donne. Pour la droite, en tout cas pour une partie d’entre elle, l’alliance avec le FN serait la seule issue. On assisterait alors à une vaste redistribution des cartes et des pouvoirs. Après une victoire emportée de justesse et entachée d’une forte abstention en 2012, la gauche pourrait subir une sévère défaite lors des élections locales de 2014, perdant ainsi l’implantation locale qui a fait sa force depuis des années. Une force en trompe-l’œil, à vrai dire, car elle a beau aligner un nombre impressionnant d’élus et de collectivités, elle se révèle incapable de mobiliser massivement les Français, même contre un Sarkozy au bout du rouleau.

Le quinquennat qui s’achève montre qu’on peut être un excellent candidat et un très mauvais président. Cette année, il est possible qu’un candidat, disons peu convaincant, soit vainqueur. Mais les conditions de l’élection de François Hollande risquent alors de rendre très difficile sa présidence. Dans un tel contexte, on se rappellera que l’adhésion du peuple n’est pas seulement un ornement électoral, mais la garantie d’une légitimité politique permettant d’agir dans la durée. Si cette adhésion lui fait défaut, alors rien ne sera possible, du moins pas grand-chose. Et pas grand-chose à gauche, ce n’est pas assez.[/access]
 

Avril 2012 . N°46

Article extrait du Magazine Causeur



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est professeur de science politique à l’université de Versailles. Il enseigne à Sciences Po Paris. Il vient de publier Le Sens du peuple, Gallimard.

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