Qui sont les «nouveaux autoritaires»?


Qui sont les «nouveaux autoritaires»?
Nicolas Maduro, en juillet 2013 à Moscou, avec Vladimir Poutine (Photo : SIPA.AP21422085_000020)
Nicolas Maduro, en juillet 2013 à Moscou, avec Vladimir Poutine (Photo : SIPA.AP21422085_000020)

Causeur : A la fin des années 1980, l’implosion de l’URSS semblait annoncer la victoire par KO de la démocratie libérale. Presque trois décennies plus tard, vous nous mettez en garde contre « les nouveaux autoritaires ». Qui sont-ils ? Les anciens noms de l’autoritarisme  (fascisme, nazisme, stalinisme, maoïsme, etc.) sont-ils toujours pertinents dans le contexte actuel ?
Renée Fregosi[1. Renée Fregosi est philosophe et directrice de recherche en sciences politiques à l’Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle. Dernier ouvrage paru : Les nouveaux autoritaires. Justiciers, censeurs et autocrates, Ed. du Moment, mars 2016.] : Les trois figures majeures de l’autoritarisme d’aujourd’hui sont : les justiciers qui prétendent venger les victimes des élites corrompues et licencieuses, les censeurs qui s’arrogent le monopole de la morale et font taire l’anticonformisme, et les autocrates qui se prétendent vrais démocrates alors qu’ils travestissent leurs régimes autoritaires sous couvert d’élections. Les exemples les plus manifestes de ces « démocratures » sont le régime de Poutine en Russie et le régime chaviste vénézuélien (Chavez/Maduro) mais aussi les nouveaux « sultans » d’Europe et d’Asie centrale que représentent Loukachenko en Biélorussie, Nazarbaïev au Kazakhstan ou Karimov en Ouzbékistan. Les deux termes véritablement universels pour définir les réalités actuelles seraient sans doute autoritaire et totalitaire : l’autoritarisme pour qualifier le régime de Poutine par exemple, le totalitarisme pour qualifier l’islamisme notamment.

La confusion entre élections et démocratie ne vient-elle pas d’un amalgame entre respect de la souveraineté populaire et droits des individus ? Toutes les démocraties ne sont pas libérales…
Il est absolument nécessaire de revaloriser le terme même de libéralisme qui est à l’origine de la démocratie occidentale. La démocratie moderne, fondée sur le libre choix de l’individu autonome, est foncièrement libérale. A ce titre, une élection ne peut être qualifiée de démocratique que si elle est libre, c’est-à-dire qu’elle se déroule dans un cadre minimal de procédures nécessaires : indépendance des pouvoirs exécutif et judiciaire, liberté de se porter candidat, liberté de faire campagne, liberté du vote par conséquent scrutin secret, vérification des résultats par tous, liberté de contestation, notamment.
Ce n’est que dans ces conditions de libertés individuelles et collectives que la souveraineté du peuple peut s’exprimer réellement et forcément donc pour un temps limité : celui du mandat en jeu dans l’élection.
Contrairement à la conception chaviste de la souveraineté populaire, le peuple peut changer son vote d’une élection à une autre sans cesser d’être le peuple. La représentation populaire est définie par l’élection précisément et peut donc être variable par définition et non pas définie a priori  une fois pour toute par l’essence prétendument populaire d’un leader et/ou de son mouvement. Ainsi, les deux conceptions s’affrontent aujourd’hui au Venezuela : après une élection non libre mais cependant compétitive du fait de la mobilisation considérable des électeurs en faveur de l’opposition au chavisme, l’Assemblée nationale légalement élue est empêchée de légiférer par les pouvoirs exécutifs et judiciaires autoritaires coalisés au motif que cette assemblée ne peut être représentative du peuple puisque anti-chaviste.

Un autre problème inhérent à la démocratie est l’éternelle question de l’usage fait des libertés par les ennemis de la liberté. Depuis « la fin de l’histoire » et le triomphe apparent de la démocratie libérale, cette question est-elle encore d’actualité ?
La réalité la plus marquante aujourd’hui est constituée par une perte de sens généralisée : les mots sont détournés, les valeurs subverties, les combats se livrent à fronts renversés. Ainsi la stigmatisation antisémite va être présentée comme la libre expression d’une opinion politique légitime fondée notamment sur un antisionisme qui n’est en fait qu’une haine d’Israël et un déni pour les juifs d’avoir un Etat.
En revanche, certains vont considérer comme devant être interdite, voire punie de mort, toute expression anticléricale, notamment à l’égard de la religion musulmane, au motif qu’elle serait blasphématoire et attentatoire au prophète Mohamed ou à ceux qui se revendiquent de sa parole sacrée. Alors que dans un pays laïque, l’Etat ne reconnaît pas le blasphème puisqu’il reconnaît au même titre toutes les religions, l’athéisme et l’agnosticisme en tant que croyances relevant de choix personnels et non comme paroles de vérité.
En démocratie, les libertés fondamentales ne signifient pas pouvoir faire et dire tout et n’importe quoi. Le problème ne provient donc pas de laisser ou non les mêmes libertés aux ennemis de la liberté mais de contraindre ceux-ci, par la loi, à respecter la définition des libertés en démocratie : respect des croyances mais en tant que telles, désacralisées donc et considérées comme relevant d’un autre ordre de réalité que les faits scientifiques et historiques notamment, liberté des femmes à l’égal des hommes, liberté sexuelle pour tous dans le cadre légal national…
Quant aux ennemis de la liberté, de la démocratie et de l’Etat, lorsqu’ils entrent en illégalité et a fortiori lorsqu’ils prennent les armes, il convient de leur faire la guerre en respectant non plus la démocratie politique de laquelle ils se sont exclus d’eux-mêmes par leur lutte armée mais le droit international de la guerre.

La plupart des phénomènes délétères que vous dénoncez (l’islamisme faussement féministe, l’extension ad absurdum des droits) sont la conséquence d’une logique d’individualisation des sociétés, pourtant condition sine qua non pour une démocratie libérale. En revanche, les revendications identitaires, qui créent des droits collectifs à partir des droits individuels (les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes est fondé sur les droits des individus d’appartenir à une nation) vous inquiètent. Comment articuler individus et collectif, particulier et universel ?
Dans le contexte actuel, la justice, concept vide rassemblant revendications et acteurs les plus divers, est en effet peut-être davantage brandie en étendard que la liberté. La justice contre le ressentiment, contre le déclassement, contre les inégalités et pour les droits tous azimuts, le droit pour soi sans se préoccuper de la nature même du droit qui doit être conçu pour tous de façon équitable. Les revendications identitaires et culturalistes de droits spécifiques à des communautés particulières divergent donc considérablement des droits à l’égalité revendiqués dans les décennies passées (égalité des chances, égalité des sexes et des sexualités, universalisme des droits humains).
Car le délitement des démocraties existantes produit des phénomènes sociaux objectivement préoccupants : abandon de territoires par les pouvoirs publics à des formes substitutives — communautaires et mafieuses — de solidarités et de secours, développement de zones de non-droit, renoncement à une intégration culturelle universaliste par des moyens différenciés adaptés, renoncement à une redistribution continue du capital vers le travail et à un encadrement républicain de l’ascension sociale. Et comme l’avait pressenti Tocqueville, se manifestent également des effets pervers de l’individualisme, base de la démocratie moderne mais qui sans associations et actions collectives compensatrices, atomise le corps social et affaiblit d’autant le courage personnel de la prise de décision (égoïsme, repli identitaire, intolérance à l’Autre, consumérisme frénétique, perte de la transmission).
C’est alors la démocratie et tout particulièrement la social-démocratie qui est interpelée par ces phénomènes autoritaires et totalitaires. Car si la société démocratique doit laisser à chacun la charge de donner un sens à sa vie, elle doit assurer également plus un cadre républicain commun à ces sens particuliers. À la social-démocratie de relever enfin le défi d’une politique audacieuse transformatrice et mobilisatrice au de-là du cadre de l’Etat-nation de moins en moins pertinent dans le monde globalisée d’aujourd’hui où les flux de capitaux circulent aussi voire plus librement et rapidement que l’information. D’autant qu’il ne s’agit pas seulement de réinventer un nouveau compromis social. La redistribution matérielle ne suffit pas à engendrer la cohésion sociale. Le sentiment d’appartenance à la culture française et plus largement à la culture occidentale se soutient d’une conviction philosophique qui, explicite ou diffuse  doit être partagée dans un large consensus à reconstruire aujourd’hui.

Vous trouvez l’échelle nationale « de moins en moins pertinente dans le monde globalisé » mais le cadre supranational de l’Union européenne ne semble pas fonctionner davantage, et les Etats sans nations (la Libye, la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan) sont un véritable enfer. L’accélération des flux de personnes, de marchandises, de capitaux devrait peut-être nous inviter à renforcer les mécanismes de solidarité qui ont fait leurs preuves…
On  est là face à l’une des plus graves difficultés de notre époque : le devenir de l’Etat-nation. L’Etat-nation est incontestablement le cadre de l’émergence et du développement de la démocratie politique et de l’Etat providence, de la République en somme, politique, sociale et économique comme disait Jaurès. Tout affaiblissement et a fortiori dissolution de ce cadre provoque des crises voire des catastrophes. Mais l’épuisement du cadre national, lorsqu’il n’est pas le fait d’une intervention militaire destructrice majeure, est à la fois le produit d’une dégradation interne (incurie, incapacité à renouveler les formes de l’intégration culturelle, sociale, économique devenues obsolètes et de moins en moins performantes) et d’une évolution externe, la mondialisation des échanges et la perte de contrôle des flux de capitaux (acceptée par les Etats occidentaux eux-mêmes) au tournant des années 70-80 avec la sortie du système de Breton Woods. Dans le contexte actuel de globalisation et sans innovation majeure, un retour à l’Etat national est une dangereuse illusion. La seule issue envisageable serait donc par le haut.
C’est sans doute l’intuition qui fut à l’origine de la « Communauté européenne » : réinventer une forme de fédéralisme pour à la fois s’insérer et tirer le meilleur parti des nouveaux stades capitalistes à l’horizon. Mais cette impulsion s’est perdue sous les coups conjugués des égoïsmes nationaux et des jeux de pouvoir bureaucratiques. Aujourd’hui l’Europe est dans une impasse peut-être fatale et les nouveaux maîtres du capitalisme mondial sont rarement des pays démocratiques (Chine, Indonésie, Singapour, Arabie saoudite, Pays du Golfe). La solution d’une social-démocratie refondée dans un cadre de type fédéral (du moins en unifiant la fiscalité, les systèmes sociaux, les structures de défense militaires et policières, et en consolidant une identité culturelle commune forte et offensive) est peut-être déjà derrière nous. Mais si un espoir demeure, c’est dans ce sens qu’il convient d’œuvrer au plus vite. C’est en tous les cas dans la coopération étroite entre certains pays européens et les Etats-Unis, que pourront être sinon résolus du moins affrontés raisonnablement et efficacement les défis migratoires, géopolitiques, les conflits armés et les attaques du totalitarisme islamiste.

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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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