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Syrie : pas de printemps pour l’info


Voici maintenant un an que le soulèvement en Syrie occupe une bonne partie de l’actualité internationale française. Prisonnière des catégories mentales (re)construites dans la foulée du « printemps arabe », notre classe politique et médiatique s’acharne à ne pas voir le réel. Certes, on ne demande pas à tous les journalistes d’avoir suivi des cours de stratégie ou de géopolitique, mais un tout petit effort pour prendre du recul suffirait, alors que l’on solde – encore discrètement – les comptes de l’intervention de l’OTAN en Libye (où la liberté et la démocratie prennent le curieux visage de l’anarchie, du salafisme et de l’éclatement du pays).

En outre, l’expérience de ces vingt dernières années nous enseigne que la guerre est aussi affaire de mots et que la médiatisation des conflits est une donnée fondamentale de la « psywar » que connaissent bien les Américains. Il fut un temps où l’État était censé détenir le monopole de la violence légitime. Longtemps, il contrôla ce qui se disait ou se voyait de la violence armée. Mais ces deux privilèges ont été remis en cause en une période où prolifèrent des groupes et milices dotés d’armes et de médias. Dans ces conditions, les termes eux-mêmes sont piégés : les armées gouvernementales deviennent les « forces pro-gouvernement », « pro-Kadhafi », « pro-Assad », tandis qu’en face se tient une « opposition », des « révolutionnaires » armés qui deviennent par miracle des « civils » lorsque la brutalité de la répression s’abat sur eux.

On peut se demander pourquoi aucune rédaction n’a jugé utile de publier ou même de commenter (voire de lire ?) le rapport des observateurs de la Ligue arabe sur la Syrie. On aurait certes appris certains aspects ubuesques de cette mission (certains observateurs ayant visiblement préféré profiter des délices des grands hôtels de Damas plutôt que de se rendre sur le terrain), mais aussi que les « groupes armés » avaient recours aux bombes thermiques et aux missiles anti-blindage, ce qui cadre mal avec la vision romantique d’ « opposants aux mains nues ». Le rapport concluait également que le journaliste français Gilles Jacquier avait été tué par des tirs de mortier de l’opposition. Est-ce que parce que l’Arabie saoudite avait le 22 janvier décrété unilatéralement et sans motiver son avis, l’« échec » de la Mission des observateurs, que la presse s’est désintéressée du dossier ?[1. Il est vrai que la monarchie saoudienne apporte des garanties solides en termes de droits de l’homme et de liberté d’expression, ce qui a de quoi rassurer nos petits télégraphistes…]

Il suffit parfois de guillemets et de termes sans appel pour se dispenser de toute explication. Ainsi, le référendum organisé par le gouvernement syrien le 4 mars dernier fut immédiatement qualifié de « controversé ». Ici le mot claque sans appel : signe qu’il ne lui doit être accordé la moindre attention. D’ailleurs, quel medium aura pris la peine de lire le texte de la nouvelle Constitution syrienne qui, soit dit en passant, fait de larges concessions à l’islamisme politique en reconnaissant la charia comme « source majeure » du droit ? A Damas, les récents attentats commis dans la capitale et qui ont provoqué la mort d’au moins 27 personnes sont attribuées par les autorités syriennes à des « terroristes » (mis entre guillemets). Nul doute que la déontologie journalistique intervienne une fois de plus pour prendre du recul : après tout, l’information provient de l’agence officielle SANA. Il faut donc vérifier les sources avec circonspection, sinon carrément sous-entendre que le régime lui-même les a organisés, ainsi que les premiers attentats qui touchèrent la capitale en décembre 2011. Et lorsque Human Rights Watch publie le 20 mars un rapport accusant les insurgés de « graves violations des droits de l’homme, d’enlèvements, de tortures et d’exécution », la nouvelle passe quasiment inaperçue. Tout au plus parle-t-on d’« abus », voire de « graves abus ».

Épisode suivant, début 2012, alors que l’armée syrienne tente de venir à bout des insurgés dans la région de Homs, la presse parle ad nauseam de l’ « enfer de Homs », « ville martyre ». Rappelons que seul un quartier de la ville de Homs était concerné par la répression, une bonne partie des habitants de la ville étant attentistes, sinon loyaux envers le régime. Alors que la situation diplomatique semble bloquée au Conseil de Sécurité et que les dissensions au sein du peu représentatif Conseil National Syrien apparaîssent au grand jour, les médias se font les auxiliaires zélés des états-majors. Il s’agit à présent de passer au stade émotionnel et humanitaire, contre les positions chinoise et russe, afin d’obtenir une « intervention » (pas une guerre, bien entendu…) à coups de « frappes chirurgicales ». Un grand classique de la « psywar » illustrée par les mensonges des couveuses koweitiennes en 1990, des massacres de Markale en 1994-1995 et des armes de destruction massives en 2003.

Il faut aussi évoquer la remarquable popularité dont jouissent certains pays arabes du Golfe. Le 7 février 2012, Arte diffuse une émission intitulée « Le printemps arabe » : tous les pays concernés sont passés en revue. Tous ? Sauf Bahreïn. Etrangement, les manifestations et leur répression brutale sont oubliées. Il est vrai que l’ordre règne à Manama, après l’intervention musclée des chars saoudiens pour soutenir la dynastie sunnite contestée…. sans que personne ne s’en émeuve ! Quant au Qatar, même les opposants syriens en exil reconnaissent les énormes ficelles de sa chaîne de télévision Al-Jazira dans la couverture du soulèvement en Syrie[2. Sur les trucages d’Al-Jazira, voir le rapport du CF2R.]. En l’absence de reporters sur le terrain, les rédactions se condamnent donc au psittacisme. Leur principale source d’information s’avère être l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme[2. « Droits de l’homme, c’est rassurant », me confiait récemment une journaliste]. Sauf qu’il s’agit d’une émanation des Frères Musulmans en Grande-Bretagne dont le président, un certain Rami Abd el Rahmane, inonde les médias de communiqués chiffrés qui sont repris sans broncher par l’AFP, Reuters et CNN. Problème, personne n’a jamais rencontré ce M. Abd el Rahmane. Il ne s’agirait que d’un pseudonyme regroupant des activistes syriens présents en Grande-Bretagne. On s’en doutait depuis l’été 2011, quelques journalistes qui font honneur à leur métier ayant émis des doutes sur son existence. Or, l’OSDH a reconnu lui-même, le 17 janvier, que ledit Abd el Rahmane n’existait pas ! Cela n’empêche pas l’AFP de toujours solennellement citer l’OSDH et « son président Rami Abd el Rahmane ». Par ailleurs, un autre groupe syrien d’opposition conteste les méthodes de l’OSDH, qui inclut les pertes militaires et policières du régime dans son nombre total des victimes.

Certes, il est difficile d’avoir des correspondants sur place. Les pertes subies par les journalistes occidentaux sont là pour en témoigner. Mais au-delà du courage certain dont ont fait preuve ces hommes et ces femmes, on peut se poser la question de l’utilité de leur mission. Quand Edith Bouvier, dans un reportage daté du 23 décembre 2011 raconte son passage clandestin en Syrie avec des proches d’Abdel Hakim Belhaj, ancien djihadiste devenu gouverneur militaire de Tripoli, l’information aurait du aider à une meilleure compréhension de la situation, en même temps qu’elle accréditait la version officielle du régime qui prétend avoir affaire à des « gangs terroristes ». Parler d’infiltration de groupes djihadistes, de la présence d’Al Qaïda et même de guerre civile reste taboue.

On pourrait multiplier les exemples. D’une manière générale, les Syriens qui, d’un côté comme de l’autre, continuent de tomber, n’auront pas la consolation d’avoir été compris par un Occident pourtant si prompt à la compassion victimaire. Et dans cet Orient décidément compliqué, l’hiver pourrait bien succéder au printemps sans que les journalistes météo ne l’aient prévu…



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est docteur en histoire, diplômé d’arabe et chercheur associé, auteur de Géopolitique du Moyen-Orient, PUF, 2012.

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