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Siné, sans regret


Siné, sans regret

Vous trouvez son humour douteux ? Ses partisans eux-mêmes le reconnaissent volontiers – certains y voient la marque d’un esprit libre, d’autres un travers malheureux dont il ne se défera jamais… C’est ainsi. Il y a également son ton, toujours hargneux, sinon haineux, et cette incapacité à parler des femmes ou des homosexuels sans la moindre délicatesse. Grands dieux !, protestent ses amis, c’est un paillard, un Gaulois un peu anar, que voulez-vous ! Jeune déjà, il adorait provoquer, les militaires comme les curés – ce qui lui valu, un soir de beuverie, d’être appréhendé après s’être laissé aller dans un bénitier… Vous voyez le genre. Ses propos sur les Juifs sont ambigus, parfois odieux ? Mais c’est vous, bande-mous, qui tremblez de trouille devant le terrorisme intellectuel ! Il abuse d’une gouaille digne de Danton, son héros d’adolescence, voilà tout ! Il ne respecte rien, ajoutez-vous, c’est un sale type ? Eh bien, c’est faux : il adore les animaux, la musique – voilà qui renseigne, non ? – chante fort bien et, dans un registre plus sérieux, ne manqua pas de prendre des positions risquées au sujet de l’Algérie, soutenant même un candidat musulman…

Depuis le début de ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Siné, on ne s’est guère étonné des arguments avancés par les amis du dessinateur : pas antisémite parce que de gauche ; de gauche parce que ne respectant rien ni personne. Le portrait offert par ses proches à l’opinion le croquait ainsi en véritable réincarnation du Béru de San Antonio. Il suffirait donc de brailler, d’être un malotru qui ne résiste à aucune transgression pour être de gauche ? Un peu léger, comme titres… Pour preuve, et l’on voudra bien excuser cette petite malice : la liste des « reproches » ci-dessus adressés à Siné visait, en réalité, non pas Siné mais un dénommé Jean-Marie Le Pen[1. Le Pen, Gilles Bresson et Christian Lionet (Seuil, 1994). Les faits et qualificatifs utilisés dans le premier paragraphe de ce texte sont tirés de cette remarquable biographie.]. Au mot près. Une grande figure de gauche, comme on sait… Drôle d’époque : cette description de mufle, qui sied à Le Pen comme à Siné, aura suffit pour beaucoup à attester l’appartenance de ce dernier au camp du Bien – je veux dire : de la gauche. Après tout, Le Pen vient bien de donner son certificat de chrétienne à la petite Dieudonné, alors pourquoi pas celui de « gauchiste » à Siné ?

Ce qui est beaucoup plus curieux, en revanche, c’est que personne ou presque n’ait tiqué à l’évocation du caractère prétendument libertaire de Siné. Et d’une, parce que Siné, dans sa jeunesse, ne fut jamais un libertaire façon Cohn-Bendit, mais un stalinien de la plus féroce espèce – positionné là où, déjà, il était loisible, avec la meilleure conscience du monde, de vitupérer, de condamner sans ambages et d’appeler à la baston. Et de deux, parce qu’être « paillard » est un concept idéologique assez flou : dans l’histoire récente, les pires salauds n’ont pas tous été des « coincés du c… » (Siné, dans le texte). Loin s’en faut ! D’Ernst Röhm (assassiné fardé et entourés de mignons lors de la nuit des Longs Couteaux) à Göering (grand et gros jouisseur), en passant par les frères Strasser (pamphlétaires pornos et partouzeurs notoires), le nazisme a amplement démontré qu’une liberté absolue, en matière de parole et de sexe, n’était en rien garante de progressisme, au sens où on l’entend aujourd’hui au Nouvel Obs[2. Dont le site, assez inexplicablement, est devenu un haut lieu de la défense de Siné.]. Ces voyous, eux aussi, parlaient cru et brocardaient les curés (et les Juifs, naturlisch), vomissaient les bourgeois et leurs convenances – peut-être aimaient-ils d’ailleurs aussi les chats ? Conclusion ? Aucune, précisément.

Dans l’affaire Siné, mieux vaut donc s’en tenir aux faits. Qu’importe, en effet, que Siné canarde sans distinction les toréadors et les tchadors, les rabbins et les tueurs de lapins, bref (presque) tout le monde. Par ses constants appels au meurtre et son incapacité à se défaire de la violence la plus crue dans ses écrits, il ne s’inscrit pas dans la filiation de Voltaire, de Zola ou de Camus, mais bien plutôt dans celle, autrement pathologique, qui débuta avec Marat. Arguer de ses outrances pour le dédouaner ? Siné lui-même en ricane : l’auteur du délicat « Je veux que chaque Juif vive dans la peur, sauf s’il est pro palestinien… » vient de reprendre son stylo-à-bile pour avertir qu’il continuera de nous donner du fil à retordre. Et du « fil barbelé », s’il vous plaît [3. Lettre ouverte de Siné, site du Nouvel Observateur, 4 août 2008.]. La classe.



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David Martin-Castelnau est grand reporter, auteur des "Francophobes" (Fayard, 2002).

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