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L’écrivain, le tueur et la lolita


L’écrivain, le tueur et la lolita

david gordon polarama

« Au moins, les livres que j’écrivais étaient d’honnêtes mensonges. Les personnages étaient peut-être du genre déjà vu, voire interchangeable, mais je ne me targuais pas de sonder la psychologie de mes vampires et de mes cyborgs. » Pourtant, à force d’écrire des horreurs, les horreurs finissent par arriver. Polarama, le premier roman de l’américain David Gordon repose sur ce postulat simple. Il nous raconte une histoire tour à tour drôle et atroce, désinvolte et monstrueuse tout en poursuivant, l’air de rien, une réflexion des plus pertinentes sur l’écriture, ses pouvoirs, ses limites et ses dangers. Le héros de David Gordon est un écrivain new-yorkais, Harry Bloch. Harry Bloch utilise de multiples pseudonymes pour écrire des romans de genre  et œuvre avec un égal bonheur dans le serial-killer, la SF, le porno et les vampires. Bien entendu, il ne vit pas cela très bien. Il s’était rêvé Joyce et il se retrouve OS de la littérature populaire, prolo du clavier, tireur à la  ligne de fictions calibrées.
Sa femme, Jane, beaucoup plus intello l’a quittée pour un véritable auteur, un auteur célébré par la critique, que tout le monde reconnaît mais que personne ne lit. Harry Bloch, lui, c’est le contraire : pas mal de gens le lisent mais personne ne sait qui il est.  Son humour le sauve cependant de l’aigreur, ce qui en fera un narrateur très sympathique. D’ailleurs, en général, on aime bien Harry Bloch, comme Claire, quinze ans, fille d’un millionnaire, à qui il donne des cours particuliers et qui devient son amie, vivant presque à domicile chez lui. C’est cette lolita surdouée qui  va par exemple lui donner l’idée de se déguiser en femme pour la photo de quatrième de couverture de ses romans de vampire en utilisant les vêtements de sa mère défunte. C’est que la jeune fille connaît sans doute son Psychose par cœur et sait que le film de Hitchcock est tiré d’un roman de Bloch. Pas de notre calamiteux narrateur, non, mais de Robert Bloch, l’un des grands noms de la littérature noire. C’est aussi cette délurée qui s’arrange pour monter un chat en direct pour que Bloch discute avec ses lectrices draculophiles ou qui s’occupe de lui trouver des avocats de renom quand les choses vont se compliquer car, évidemment, les choses vont se compliquer.
Harry Bloch commence à avoir de vrais soucis quand il est contacté par Darian Clay, un tueur qui attend son exécution dans le couloir de la mort. Darian Clay a apprécié les livres de Harry Boch, enfin surtout ceux de la série porno. Darian  met en main à Bloch un marché assez simple. Ce tueur est accusé du meurtre de quatre femmes. Il a transformé le corps de ses victimes en performance artistique, en cachant soigneusement les têtes que l’on n’a jamais retrouvées. Il parle à Bloch comme à un collègue artiste. Il est prêt à raconter toute sa vie à Bloch, y compris ce que n’a jamais réussi à savoir la police. Il y met une condition : c’est que Bloch égaie ses derniers jours en lui écrivant des scénarios érotiques. La matière de ces scénarios ? Les lettres que Darian Clay reçoit de toutes les allumées masochistes, les déséquilibrées nymphomanes qui rêvent de  faire l’amour avec le tueur et de connaître l’ultime extase. Si Bloch accepte de les rencontrer et met tout cela en forme, Clay fera la fortune de Bloch qui pourra sortir des infos exclusives après l’exécution. Bloch, poussé par la jeune Claire, accepte. Il a tort : il se met à dos l’agent spécial du FBI qui avait arrêté Clay et voulait faire son propre livre, mais aussi la famille des victimes qui refusent l’idée que Bloch fasse de l’argent avec leur chagrin. Sans compter, très vite, que les filles interrogées par Bloch meurent les unes après les autres selon le même modus operandi que celui de Clay, pourtant toujours enfermé dans le couloir de la mort.
Dans le roman noir, le personnage de l’écrivain, comme celui du détective alcoolique ou du flic ripou avec des problèmes conjugaux, a déjà eu ses lettres de noblesses. Que l’on songe, par exemple, à l’extraordinaire Adios Schéhérazade de Donal Westlake. Polarama y fait souvent penser, et les amateurs du genre sauront que ce n’est pas là un mince compliment. On lira dans Polarama des confessions érotiques salées, des peintures assez cruelles des milieux intellos new-yorkais, des extraits des romans de Harry Bloch et surtout une remarquable histoire pleine de chausse-trappes et de retournements que même le lecteur habitué ne verra pas venir. C’est assez rare pour être souligné. Et puis ce qui est bien, dans Polarama, c’est que l’on apprend la différence entre un tueur et un écrivain, chose moins évidente qu’il n’y paraît à première vue : « Non pas que les artistes et les écrivains ne comptent pas de tarés dans leurs rangs. Nous le savons bien. La plupart le sont d’ailleurs peut-être, dans une certaine mesure. L’art est de toute façon une entreprise absurde. Mais je pense que chez l’écrivain, la part qui écrit est la part saine d’esprit, celle qui cherche à sauver le monde de l’oubli, à préférer la vie à la mort, en couchant tout ça sur le papier. »

Polarama de David Gordon (Actes Sud, actes noirs, traduction de Laure Manceau.)

*Photo : Nocturno Vulgar.



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