Les extrémistes de la tolérance et leurs dégâts


Les extrémistes de la tolérance et leurs dégâts

La démocratie est saine si la liberté de pensée et de conscience y est autorisée. La démocratie est forte si le citoyen bénéficie du droit à la tolérance. Si aucun démocrate sincère ne remet en cause la nécessité de la tolérance, il y a, en revanche, ceux qui s’opposent sur sa définition, ses attributs, son élasticité et l’étendue de l’espace qu’elle doit occuper dans la société et dans l’État.

Le problème, ce n’est pas la tolérance, mais l’extension donnée à celle-ci. Comment la mesurer ? Que doit-on tolérer ? Y a-t-il une vraie et une fausse tolérance ? Qu’est-ce qu’une vraie tolérance ? Comment saisir cette valeur fugitive qui échappe aux définitions figées des dictionnaires ? Comment la planter dans les chartes des droits humains ? Comment l’inscrire à l’Unesco ? Comment l’enseigner aux enfants ? Où la dessiner ? Quand la chanter ? Comment la célébrer ?

Sans faire appel aux concepts pointus des philosophes, la tolérance implique un double exercice : l’effort sur soi, et la vigilance. Celui qui s’en réclame doit non seulement être généreux, mais également attentif.

Autrement dit, l’ouverture à l’autre doit être accompagnée de vigilance, pas envers tout le monde, mais vis-à-vis de ceux qui voudraient s’en servir à des fins perverses. La générosité consiste à accepter et à respecter les idées, les opinions, les comportements, les croyances et les coutumes d’autrui même s’ils sont à l’encontre de nos propres convictions. Le rôle de la vigilance est de circonscrire les limites souvent confuses de la tolérance : aussi bien l’intolérance que l’intolérable, comme la xénophobie, le sexisme, le rejet de l’autre, l’exclusion, la violence, etc.

La tolérance doit s’arrêter là où commence l’intolérance de l’autre

La tolérance doit s’arrêter là où commence l’intolérance de l’autre. Ne pas limiter le champ de la tolérance revient à mettre en péril la démocratie, la liberté et, à plus forte raison, la justice. Ne pas tracer les frontières entre la tolérance et l’intolérance, c’est refuser de distinguer le mal du bien, le mauvais du bon, l’injuste du juste, les ténèbres des lumières. Ce faisant, le mot justice n’aurait aucun sens puisqu’il n’y aurait plus de lois, plus de juges, plus d’accusés, plus de coupables, plus d’innocents.

La tolérance sans limites autoriserait le pédophile à abuser des enfants. La tolérance sans bornes accepterait la polygamie, l’excision, la lapidation et autres barbaries. Au nom d’une tolérance insensée, le berger permettrait au loup de s’introduire dans sa bergerie et manger ses agneaux. Les exemples ne manquent pas pour prouver la nécessité de mettre des limites justes et raisonnables à la tolérance démesurée.

Tzvetan Todorov a dit à juste titre : « Le droit de la tolérance illimitée favorise les forts au détriment des faibles. La tolérance pour les violeurs signifie l’intolérance pour les femmes. Si on tolère les tigres dans le même enclos que les autres animaux, cela veut dire qu’on est prêt à sacrifier ceux-ci à ceux-là. »

Qualifier les défenseurs d’une tolérance illimitée d’extrémistes de la tolérance n’est pas un abus de langage. Le Premier ministre du Québec, Philippe Couilllard, qui a déclaré en janvier 2015 que « l’intégrisme est un choix personnel », en est un bel exemple.

Le philosophe Charles Taylor, le pacha du multiculturalisme, qui a apporté son soutien aux islamistes contre la défunte charte de la laïcité, en est un autre. Le directeur du site d’information Mediapart, Edwy Plenel, en expliquant à longueur d’intervention que c’est l’islamophobie qui crée les terroristes, se distingue à cet égard comme chef de file de l’intégrisme de la tolérance en France. Les sentences qu’il rabâche sur les plateaux de télé comme des vérités bouddhistes auront un jour un effet boomerang sur lui. Car « à force d’agiter des épouvantails, il est en train de participer à la production de monstres. »

Quant au démographe et anthropologue agité Emmanuel Todd, il fait, bon gré mal gré, le lit de l’intégrisme islamiste. Dans son dernier brûlot, Qui est Charlie ? (rédigé en un mois, juste après les attentats de Paris, délai très court pour un sociologue sérieux), au lieu de dénoncer la barbarie des frères Kouachi et d’essayer d’en comprendre les mécanismes, il a préféré s’en prendre à l’élan de solidarité du 11 janvier, accusant de racisme les marcheurs, alors que dans leur écrasante majorité ils n’ont manifesté que pour afficher leur soutien aux victimes et défendre la liberté d’expression.

Plusieurs membres du Pen Club américain qui, en refusant de donner le prix à Charlie Hebdo, ont trahi leur déontologie d’écrivain qui consiste précisément à soutenir le droit à la libre création et à combattre l’intégrisme et la censure.

Sacraliser la tolérance, c’est la vider de sa substance

La tolérance est une valeur vulnérable. Comme la liberté, elle doit être défendue sans cesse. Les juristes, les politiques, les journalistes, les écrivains, les artistes et tout citoyen lambda se doivent de la protéger. La banaliser, c’est la fragiliser. La sacraliser, c’est la vider de sa substance.

Les hommes, otages de leurs idéologies, la définissent selon les circonstances et le bord où ils se trouvent. Deux camps, pourtant aux antipodes l’un de l’autre, foulent aux pieds la tolérance : les intolérants et les extrémistes de la tolérance.

Les premiers, par nature et conviction, refusent la tolérance aux tolérants ; les seconds, au nom d’une tolérance extensible à l’infini, accordent aux intolérants la liberté de ne pas tolérer les tolérants.

L’extrémiste de la tolérance a le don de tolérer les extrémistes qui menacent sa liberté. À cet égard, il est aussi dangereux que l’intolérant. Sans s’en rendre compte, il travaille pour les intolérants, contre ses propres valeurs. En tolérant l’intolérable, il commet deux graves erreurs : il sacrifie la tolérance et, avec elle, la démocratie[1. Karl R. Popper a magistralement analysé le paradoxe de la tolérance dans La société ouverte et ses ennemis, traduction de l’anglais par Jacqueline Bernard et Philippe Monod, éditions du Seuil, Paris, 1979.]

Déjà au XVIIIe siècle, Helvétius nous mettait en garde : « Qui tolère les intolérants se rend coupable de tous leurs crimes. » Les belles âmes feront-elles encore la sourde oreille ?



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est l'auteur de "La Religion de ma mère" (Écriture, 2017).

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