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Pascal Bruckner : L’islamophobie, ça n’existe pas !


Pascal Bruckner : L’islamophobie, ça n’existe pas !

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Causeur. Avez-vous peur de l’islam ?

Pascal Bruckner[1. Pascal Bruckner est écrivain et philosophe. Dernier ouvrage paru: Le fanatisme de l’apocalypse – Sauver la terre, punir l’homme, Grasset 2011.]. Absolument pas ! Avant la révolution iranienne, j’étais un grand admirateur de la culture arabo-musulmane et j’aimais beaucoup me rendre dans les mosquées. Depuis, je suis un peu refroidi. L’islamisme nous a fait oublier la grandeur de l’islam d’autrefois. Le fanatisme musulman dans ses expressions extrêmes évoque pour moi les images du congrès de Nuremberg en 1935, ou Masse et puissance d’Elias Canetti. Cependant, s’agissant de la France, le problème se pose différemment puisqu’on y discute avec des citoyens épris de libertés individuelles qui maintiennent leurs croyances dans la sphère privée. Dans ce contexte, ce n’est pas l’islam qui m’effraie, mais la lâcheté de nos élites, droite et gauche confondues, et les arguments qu’elles inventent pour justifier notre abandon face au fondamentalisme. D’ailleurs, peut-être que l’islam nous rend un grand service en redonnant vie à des idéaux que nous ne défendions plus que de façon routinière et mécanique.?[access capability= »lire_inedits »]

Vous avez été l’un des premiers, dès 2002, à déconstruire la notion d’« islamophobie », concept que vous jugez totalement inopérant…

Plus qu’inopérant, mensonger et dangereux ! Ce mot-valise créé à la fin des années 1970 par les mollahs iraniens et calqué sur le terme « xénophobie » visait à interdire toute critique de l’islam, notamment, à l’époque, celle des féministes américaines comme Kate Millett, contre les atteintes aux droits des femmes en Iran. Aujourd’hui, il faut reconnaître que la supercherie a fonctionné : non seulement, le mot est universel, mais la chose est considérée, à côté de l’antisémitisme et du racisme, comme l’un des grands crimes de notre époque. Le génie en l’occurrence est d’avoir assimilé l’islam à une race, alors qu’il est une confession universelle Si toute espèce d’atteinte aux textes canoniques du Coran est vue comme un acte de racisme, la religion devient alors un objet intouchable. Cette confusion entre pensée critique et offense discriminatoire était l’objectif des fondamentalistes.

Mais « juif » n’est pas une race non plus: or, beaucoup de gens se plaignent que la critique du judaïsme comme religion soit de facto interdite. Comment faire la différence entre « antisémitisme » et « islamophobie » ?

C’est très simple. Le racisme s’adresse à l’Autre en tant que ce qu’il est, c’est-à-dire, Arabe, Noir, Juif, sans se soucier de ce qu’il pense, croit ou fait. L’islam est un système de croyances, donc un système d’idées. Pour les non-croyants, c’est une idéologie parmi d’autres qui peut être soumise à des analyses et des réfutations. Il n’y a pas plus d’islamophobie qu’il n’y a de « marxophobie » ou de « libéralophobie » ! Mais le droit légitime à la critique ne doit pas remettre en cause le droit de pratiquer la religion de son choix et de se rendre dans à la synagogue, au temple, à la mosquée, ou à l’église. C’est une liberté intangible.

Permettez-nous d’insister : les attaques contre l’islam ne cachent-elles pas quelquefois la haine des musulmans et/ou des Arabes ? Est-il si facile de distinguer la critique des croyances de la détestation des croyants ?

Non ce n’est pas facile, et c’est justement le rôle de l’analyse politique et du droit de faire cette distinction. Que l’on aime ou non les musulmans ou les juifs, dans les pays démocratiques, on doit vivre avec eux, sans leur porter atteinte. Attaquer les lieux de culte relève du code pénal et, sur ce point, il y a consensus. Le problème, je le répète, c’est cette association entre le mot « islam » et le mot « phobie ». Il n’y a pas plus d’« islamophobie » que de « christianophobie » (malgré les efforts de certains, le terme ne prend pas), de « bouddhaphobie », ou d’« hindouistophobie » − alors que l’hindouisme a également ses fanatiques.

Pourquoi la greffe sémantique a-t-elle pris pour l’islam ?

Parce que, pour une grande partie de la gauche et même de la droite, l’islam, plus qu’une religion, est le représentant mondial des opprimés d’aujourd’hui. Les masses musulmanes sont en quelque sorte les substituts d’un prolétariat qui a disparu et d’un tiers-monde qui n’est plus porteur des grands idéaux révolutionnaires. La gauche et l’ultra-gauche entretiennent une confusion catastrophique entre les masses révoltées, le milliard d’hommes qui obéit à l’islam, et une religion qui est pour le moins problématique, y compris et surtout aux yeux des musulmans.

La notion d’ « islamophobie » est-elle destinée à intimider les musulmans ?

Absolument ! Ce terme n’est pas prioritairement dirigé contre nous, « kafirs », incroyants, infidèles et autres souchiens mais essentiellement contre les musulmans progressistes, indifférents, sceptiques, athées, qu’il faut ramener à toute force dans le bercail du Coran officiel. C’est donc à eux que s’adresse l’anathème. J’en veux pour preuve un livre publié il y a une dizaine d’années par Vincent Geisser[2. La Nouvelle islamophobie. La Découverte, 2003] qui dressait une véritable liste de proscription de musulmans montrés du doigt pour avoir trahi leur culture. J’ai pu observer ce même raisonnement aux États-Unis et en Angleterre, il y a quelques années, lors d’une polémique qui m’a opposé à Ian Buruma et Timothy Garton Ash : ils attaquaient très violemment Ayaan Hirsi Ali, députée néerlandaise d’origine somalienne, en disant en substance : « Bien sûr, il est regrettable qu’elle soit condamnée à mort, mais en s’adonnant au fanatisme laïque et en refusant d’honorer la culture dont elle était issue, elle l’a un peu cherché. » Timothy Garton Ash a reconnu sa faute, Ian Buruma un peu moins.

C’est étrange, Ian Buruma a pourtant écrit un ouvrage intitulé On a tué Theo Van Gogh − un assassinat qui avait eu peu d’écho en France…

C’est vrai, Ian Buruma a changé de position après ce livre. Alors qu’il m’accusait de céder aux charmes de Ayaan Hirsi Ali, je lui avais répondu : « Et vous, à ceux de Tariq Ramadan ! » Mais au-delà de cette polémique, l’argument de la « trahison des siens » reflète une forme contemporaine de culturalisme selon laquelle chaque être humain est prisonnier de son appartenance religieuse, de son clan, de sa communauté. Pour ses défenseurs, vouloir quitter l’islam pour passer à un mode de vie individualiste où l’on choisit soi-même ses options religieuses équivaut à renier ses racines.

Les ennemis de l’intérieur sont toujours les plus dangereux, en effet. Malgré tout, dans le débat français, le terme « islamophobie » est utilisé aujourd’hui de façon extrêmement récurrente et sans guillemets pour accuser de racisme des non-musulmans. Ghaleb Bencheikh observe la montée d’une hostilité essentialiste à l’égard de l’islam dans la société française, particulièrement au cours du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Est-ce votre opinion ?

Qu’il existe une crainte et peut-être une obsession de l’islam, c’est certain. C’est d’ailleurs étrange quand on songe que seulement 16 millions des 500 millions d’Européens de l’Union sont musulmans. Preuve que ce n’est pas la force de l’islam qui est inquiétante mais notre faiblesse par rapport à une religion qui, à l’image du catholicisme sous l’Ancien Régime, est intransigeante et prétend régenter l’ensemble des consciences humaines. Quand on s’indigne des critiques prétendument stigmatisantes de l’islam, on oublie la violence inouïe de la Révolution française à l’égard des prêtres, les églises que l’on brûlait, les nonnes violées, les archevêques pendus. Les musulmans n’ont pas subi le millième de ce qu’ont subi les catholiques en France, et dont ils se remettent à peine.

Entre-temps, les droits de l’homme sont passés par là : on ne va pas regretter qu’on ne pende pas les imams …

Certes, mais il faut remarquer que les révolutions arabes de 2011 et 2012 ont été menées au nom de Dieu alors que les grandes révolutions européennes se sont faites partout contre la religion dominante, le christianisme. L’Église était considérée comme un des piliers du pouvoir alors que la mosquée est du côté de la résistance. Je trouve cela symptomatique. Il est délicat d’appliquer au « Printemps arabe » une grille de lecture issue de la Révolution française.

D’autant plus idiot que cela revenait à ignorer que, sous les régimes précédents, Dieu était en prison alors que, sous l’Ancien Régime en France, Dieu était au pouvoir. Les ancêtres idéologiques de Ben Ali et de Moubarak étaient jacobins, pas prêtres. Mais revenons-en à la question qui nous occupe : puisque même les démocraties ont leurs tabous et leur sacré, peut-on imaginer une démocratie qui interdirait le blasphème ?

Pas dans la tradition française ! Nous nous sommes édifiés quatre siècles durant contre l’omnipotence du christianisme alors que, dans les pays musulmans, l’islam embrasse l’intégralité de la vie, y compris publique. Le rétablissement du délit de blasphème,aboli en I792. signifierait le retour à l’Ancien Régime. D’où l’importance de ne rien céder aux propagateurs de la censure contre les diffamateurs de la religion.[/access]

Octobre 2012 . N°52

Article extrait du Magazine Causeur



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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