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On ne peut pas vivre ensemble sans culture commune


Photo : roger.salz

Propos recueillis par Basile de Koch, Jérôme Leroy, Isabelle Marchandier et Gil Mihaely

Jérôme Leroy. Dans un entretien sur l’identité nationale paru dans Le Monde, vous déclarez : « On passe dans la douleur d’un modèle de nation à un autre qui ne s’est pas encore trouvé. » Pourriez-vous préciser ?
Au cours des années 1970, la France a connu une transformation profonde de son rapport au passé. Un étrange métabolisme. Ce qu’elle avait vécu comme son « histoire » − une grande histoire −, s’est trouvé transformé en « mémoire ». L’identité républicaine a été forgée par un modèle national, étatique, impérialiste, providentialiste et universaliste dans une nation essentiellement paysanne. À la fin des Trente Glorieuses, toutes ces composantes du modèle national-républicain ont été ébranlées, se sont évaporées…

Gil Mihaely. La crise de 1974 a touché l’ensemble du monde occidental. Pourquoi la France aurait-elle été particulièrement affectée ?
De fait, de nombreux pays qui souffraient, eux aussi, de traumatismes identitaires − par exemple l’Angleterre et les Pays-Bas après la perte de leur empire − ont été touchés par cette vague mémorielle, l’Europe désoviétisée aussi ; et le monde décolonisé également. Le choc a été en France insidieux, précoce et radical. Tout d’abord, c’est seulement en 1975 que la proportion de paysans − qui étaient déjà des agriculteurs − passe en dessous du seuil fatidique des 10% de la population. Le retentissement de l’émission Apostrophes, à laquelle participaient Pierre-Jakez Hélias, Georges Duby pour L’Histoire de la vie rurale et Emmanuel Le Roy-Ladurie pour Montaillou montre combien cette coupure avec un monde à jamais disparu fut douloureusement ressentie comme une amputation. Si on ajoute que Vatican II avait sonné le glas de la messe en latin, on comprend que la France vivait l’arrachement définitif à un passé millénaire, rural et catholique.[access capability= »lire_inedits »]

GM. Était-ce l’aboutissement inéluctable d’une longue évolution ou la conséquence des choix politiques faits pour moderniser la France 
Les deux. De fait, l’accession de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République scelle la rupture avec cette histoire dont l’épisode gaullo-communiste a été, en fin de compte, le chant du cygne. Dans la foulée, l’arrivée de Raymond Barre à Matignon symbolise la conversion des élites à l’idéologie européenne et leur rejet d’une certaine idée de la souveraineté nationale. Dans Les Lieux de mémoire, j’ai tenté de montrer que le gaullisme et le communisme proposaient deux synthèses, apparemment contradictoires quoique secrètement complémentaires, des deux grands thèmes qui structurent l’histoire de France depuis 1789, la nation et la Révolution. Même Pompidou incarnait encore l’ascenseur social républicain et une « France auvergnate » qui n’était pas si éloignée qu’on peut le croire de la France populaire et méritocratique de Georges Marchais. Il y avait assurément une France gaullienne. Mais quelle France, en revanche, pouvait personnifier ce jeune technocrate issu de la grande bourgeoisie, européen dans l’âme et économiste de cœur, qui plaçait son septennat sous le signe de la « modernisation » à tout-va et de la « décrispation » de la vie politique ? Il incarnait une forme de décrochement.

GM. Ce décrochement n’est-il pas aggravé par la découverte du goulag qui prive la gauche de toute utopie mobilisatrice ?
C’est évident : le choc provoqué par « l’effet Soljenitsyne » disqualifie l’image de l’URSS et, par ricochet, inaugure le long déclin du Parti communiste et la « démarxisation » progressive de l’intelligentsia pour aboutir à l’exténuation de l’idée même de révolution. Or, depuis 1789, le mythe révolutionnaire, qui conférait à la France un rôle de moteur historique, était au cœur de la représentation qu’elle avait d’elle-même. Ce désenchantement révolutionnaire rend encore plus douloureux le passage du statut de grande puissance à la conscience pénible d’une puissance moyenne. Le sentiment de cette perte explique qu’au cours de cette décennie, le mythe gaullien s’envole vers les hauteurs du sacré national.

GM. Ce marasme identitaire entraîne, selon vous, une transformation de l’histoire en mémoire. Pouvez-vous identifier quelques moments forts de cette mutation ?
Le plus fort, c’est en 1980, l’Année du Patrimoine que lance Giscard pour, dit-il, sensibiliser les Français à leur passé. Mais personne ne s’attendait à un tel enthousiasme. Ce fut une véritable ruée sur la pierre. Un vaste mouvement parti des campagnes et des provinces révèle plus de 6000 associations locales, moins orientées vers la préservation des cathédrales ou des châteaux que vers la sauvegarde du lavoir du village. Cet immense réseau de bénévolat témoignait d’un besoin impérieux de réappropriation d’un passé dont on se sentait orphelin. Et les plus fervents n’étaient pas des aristocrates désargentés mais des soixante-huitards reconvertis et des instituteurs en exercice. Cette année-là, ce ne sont pas l’Élysée ni la rue de Valois qui ont inventé le patrimoine, mais bien la France d’en-bas ! Dans la foulée, personne ne voit que la notion de patrimoine a complètement changé de nature : de national, monumental et historique, le patrimoine est devenu, au cours de la décennie précédente, un enjeu social, identitaire et mémoriel, s’invitant dans des domaines qui lui étaient complètement étrangers, se démultipliant à l’infini, se déclinant dans des registres allant du culturel au touristique, du scientifique au commercial. C’est ainsi qu’en 1978, le ministère de la Culture s’enrichit d’une Direction du Patrimoine.

GM. Mais après tout, le patrimoine, c’est l’héritage du passé. De quoi cet engouement populaire était-il symptomatique ?
Cet activisme patrimonial consistait à investir d’une signification nouvelle des objets qui n’en avaient plus et, par là même, à sublimer l’idée nationale alors qu’on ne savait plus ce qu’elle recouvrait. Ce n’est pas par hasard si cette frénésie collective se déploie en même temps que la perception du déclassement national, dans une France écartelée entre l’intégration obligatoire à une Europe plurielle et la pression décentralisatrice. C’est également à cette époque que l’immigration arabo-musulmane commence à poser problème.

GM. Quel problème et à qui ? Les immigrés ont-ils été, non pas les responsables, mais les révélateurs de la crise de l’identité nationale ?
S’ils ont joué un rôle, ils n’étaient pas les seuls. Prenez le cas des juifs : de « l’émancipation » à 1940, ils avaient été les plus ardents défenseurs du roman national. Après Vichy, mais surtout avec la fin de la guerre d’Algérie, ils se constituent pour la première fois en communauté identitaire hostile à la France. Mon sentiment est que les juifs algériens représentaient en quelque sorte la quintessence des pieds-noirs. Le décret Crémieux qui, en 1871, les avait fait accéder à la citoyenneté, avait fait naître chez eux un attachement particulier à la France. Ils ont vécu l’abandon de l’Algérie et la disparition du monde juif d’Afrique du Nord comme une Shoah culturelle. Leurs sentiments passionnés pour la France se sont mués en ressentiment. Puis le poids de la Shoah et le rapport à Israël se sont mis à travailler l’ensemble d’une communauté qui était alors très « assimilée », tout cela aboutissant à l’émergence d’une religion identitaire.

GM. Le communautarisme aurait donc été inventé par les juifs d’Algérie ? Vous y allez un peu fort, non ? En tout cas, cela ne correspond pas à mon expérience…
Je dis seulement que l’arrivée des juifs d’Algérie a été l’un des facteurs qui ont conduit les juifs de France à se penser comme une « communauté » − le terme a été employé par et pour eux bien avant de devenir une tarte à la crème du débat public et le problème général de toutes les communautés. Certaines des ces minorités se sont directement inspirées du modèle juif. Le ressentiment des Noirs émerge à l’occasion de l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage et s’épanouit avec l’afflux massif de l’immigration subsaharienne. Dans tous les cas, la mise à feu mémorielle a pris la forme de réveil, qui s’est rapidement transformé en revendication identitaire. Pour autant, il ne faut pas se tromper de diagnostic. Si ces minorités se sont, par définition, nourries d’une forme d’hostilité à la France qui avait oblitéré leur spécificité, cette hostilité exprimait en même temps un profond besoin d’être reconnu par « la France », d’être intégrées à son histoire. Ce qui veut bien dire que la France et son histoire, que la « nation française » existent à leurs yeux.

JL. Vous résumez cette évolution dans la préface de Présent, nation, mémoire : « Ce qu’on appelle en France mémoire nationale, écrivez-vous, n’est autre que la transformation de cette mémoire historique de fond par l’invasion et la submersion des mémoires de groupe. »
Je crois en effet que l’obsession de l’identité nationale est la réplique sismique aux chocs créés par l’affirmation d’identités particulières qui mettent en cause la nation elle-même. La thématique de l’identité nationale a en quelque sorte préempté l’histoire nationale.

GM. D’où l’émergence de ce qu’on pourrait définir comme une majorité menacée. Pour le dire clairement, les « Français de souche » sont devenus une communauté comme les autres.
C’est exactement ça ! Et cette communauté se demande ce qu’elle a en commun. Avec, à l’arrivée, la situation paradoxale où nous sommes : toutes les identités sont respectables, voire sacrées, à l’exception de l’identité nationale. Il est vrai qu’elle a été fort mal défendue…

GM. Pardonnez-moi, mais votre corporation a peut-être une part de responsabilité : depuis près d’un siècle, les historiens universitaires ont œuvré sans relâche à démolir le récit national forgé au XIXe siècle !
Je m’insurge contre cette  ! Dès lors qu’il devient presque impossible d’élaborer une histoire de France unitaire, comment savoir ce qu’il faut apprendre aux enfants ? Il est d’autant plus injuste de prêter aux professeurs un parti-pris idéologique « anti-français » que le corps enseignant est loin d’être homogène. Cela dit, la montée des mémoires catégorielles n’est évidemment pas seule en cause. À la « Belle Époque », on pouvait croire que la guerre de 1914-1918 avait été un chapitre douloureux mais glorieux du roman national. En réalité, c’est la crise de celui-ci qui commence le 11 novembre 1918. Les idéologies des années 1930, la défaite militaire de 1940, la guerre froide qui a pris en France les allures d’une guerre civile larvée et enfin la décolonisation ont imprimé dans la conscience collective un sentiment de défaite et de dépossession de soi-même. Admettez qu’il n’est pas simple d’écrire le roman national quand l’histoire réelle s’apparente à une succession de défaites. Un roman national suppose une happy end.

JL. On dit pourtant que « les peuples heureux n’ont pas d’histoire ». Regardez les Serbes : cela fait plus de six siècles qu’ils commémorent la défaite de la bataille du Kosovo…
Il faut croire que la France n’est pas la Serbie ! N’oubliez pas que, pendant près de deux siècles, elle s’est perçue comme la terre mère de la liberté. Si on ajoute qu’elle est une  littéraire », il est en tout cas logique que l’histoire et les historiens aient joué un rôle décisif dans la formation de la conscience nationale et républicaine. C’est dans la langue de l’histoire que des générations de petits Français apprenaient à aimer la France. L’identification définitive de la République à la nation et à la France est l’idée-force de l’Histoire de France d’Ernest Lavisse − que j’ai d’ailleurs cherché à déconstruire dans Les Lieux de mémoire en séparant ces trois entités, la République, la nation et la France. Reste que l’interprétation historique de Lavisse a été la base de la vulgate enseignée aux enfants − grâce notamment aux « Petits Lavisse », ces manuels élémentaires qui furent l’un des principaux outils de formation de la conscience civique et nationale. Aujourd’hui, cette histoire aux couleurs passées figure en bonne place dans l’album de famille des Français.

JL. Lavisse vivait à l’époque de la République triomphante…
Précisément. À partir du moment où la République était perçue comme l’accomplissement inéluctable de la nation, on devait réconcilier l’Ancien Régime et la Révolution, faire le tri dans l’héritage monarchique et enseigner, de la salle de classe au laboratoire de recherche, une histoire à la fois exaltante et scientifiquement plausible. À l’instrumentalisation et à l’idéalisation du passé s’ajoute la quête obsédante des origines. Alors que Michelet plaçait son Tableau de la France au Xe siècle, après l’avènement d’Hugues Capet, Lavisse commence son histoire avec Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de La Blache, dotant l’identité nationale française d’une assise territoriale et donnant toute sa légitimité à la célèbre formule « Nos ancêtres les Gaulois ». Pour ma part, j’ai découvert Lavisse à Oran, en pleine guerre d’Algérie. C’était alors assez surprenant de trouver des phrases telles que : « Nos explorateurs, nos colonisateurs, nos missionnaires pénètrent l’Afrique… »

GM. Les historiens devaient-ils, en réaction à cette histoire réécrite, déconstruire le mythe du roman national ?
Expliquer que la France « une et indivisible » est une construction historique ne veut pas dire qu’il n’existe pas une forme d’unité nationale ; c’est même peut être une manière de la fortifier. Pour ma part, j’ai cherché à montrer comment, dans la longue marche vers l’unité, l’identité nationale avait connu une succession de mutations. La monarchie s’est assignée la mission d’homogénéiser, le plus souvent par la force, des populations infiniment diverses aux plans linguistique et culturel. Tout en opérant une rupture radicale, la Révolution a poursuivi ce travail d’unification. L’imaginaire français, qui intègre aussi bien le mythe des Gaulois que celui des « frontières naturelles », se forme donc à la croisée du sentiment de la continuité et de l’expérience de la rupture.

JL. Cependant, une partie des historiens se sont, dites-vous, insurgés contre l’idée même d’un roman national ?
Je pensais notamment à la polémique suscitée par le projet de créer une Maison de l’Histoire de France, auquel une majorité d’historiens a opposé une hostilité de principe alors que, pour moi, le problème tenait plutôt aux modalités choisies. Comment parler de notre histoire ? Je m’y suis essayé avec Les Lieux de mémoire dont je viens de présenter le cadre d’émergence et le fond de tableau dans Présent, nation, mémoire. Ce n’est peut être pas la seule manière de parler de la France, mais je suis frappé qu’un historien comme Jacques Le Goff ait pu dire, que « si ce n’était pas une histoire de France, c’était l’histoire dont la France a aujourd’hui  ».[/access]

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Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



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