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« Mon rire est une pensée »


« Mon rire est une pensée »
Philippe Muray
Philippe Muray
Philippe Muray

Vos Exorcismes spirituels sont des recueils de textes et entretiens parus dans la presse ou les revues littéraires qui définissent une vision du monde. Pour ceux qui ne vous connaissent pas encore, pouvez-vous la résumer ?

Il y a près d’une quinzaine d’années maintenant, sur une société qui s’annonçait toute nouvelle, mais que la plupart décrivaient encore à l’aide de fragments de théories dont ils ne voyaient même pas qu’étant devenus obsolètes ils n’expliquaient plus rien, j’ai résolu d’essayer de porter de nouveaux éclairages. Mon but était − est toujours − de dresser le tableau de l’époque qui commence, de le faire le plus précisément et le plus agressivement que je pourrais ; et, à l’espèce de mort qui commençait à vivre joyeusement et globalement sous mes yeux une vie humaine, d’apporter une réponse, une riposte à la hauteur de ses hallucinantes gesticulations.

Je l’ai fait à partir de quelques thèses simples (identification forcenée du monde au Bien, fin de l’Histoire comme catastrophe déjà advenue, festivisation généralisée de l’humanité, loi comme bras armé de la morale, acharnement judiciariste comme compensation rageuse au désastre des existences particulières, maternification délirante élevée sur les ruines de la différence sexuelle, nouvelle police de la pensée, rébellion bidon, dérangeance en livrée de valet de chambre, etc.).

Je l’ai également fait en utilisant divers genres : essai, chronique, critique littéraire, roman, et maintenant aussi nouvelles ou poésie. J’ai essayé que mon constat, de toute façon, et quelle que soit la forme qu’il prenait, ne soit jamais triste. De ce point de vue, il est curieux que mes ennemis aient parfois parlé à mon propos d’« attitude déplorative » : sans doute ne parvenaient-ils pas à rire de ce que je disais, et c’est pourtant ce qu’ils auraient dû faire plutôt que de bavarder à côté ; car s’ils avaient ri, ils auraient aussi compris que mon rire est en même temps une pensée.

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Mais les événements que nous vivons (11-Septembre, guerre en Irak) n’invalident-ils pas l’une de vos principales thèses, celle de la « fin de l’Histoire » ?

L’idée se répand en ce moment, même chez les plus niais des médiatiques, que tout change et qu’un nouveau monde est en train d’apparaître. Cette découverte tardive, colorée d’apocalyptisme justifié, et qui devient à toute allure un cliché, se produit sous le coup du spectacle de l’effroyable guerre de Bush contre l’Irak. Je dis contre l’Irak, mais il est évident que cette honteuse agression n’est encore qu’un début. L’humanité entière doit savoir que le glas américain sonne en ce moment pour elle, et pas seulement pour les Irakiens. Plutôt qu’une guerre, d’ailleurs, l’entreprise de Bush et de sa clique me paraît devoir être définie comme un terrorisme. Terrorisme global et préventif. Terrorisme de précaution. En tant que guerre, celle qui est actuellement livrée aux Irakiens durera sans doute peu de temps. Mais, en tant que terrorisme élargi, le sombre rêve des Caligula de Washington ne fait que commencer et, de proche en proche, il concernera toute la planète puisqu’il s’agit de lui imposer le Bien dont ces Caligula s’estiment les représentants. Nous assistons donc aujourd’hui, sur un très ample théâtre, à ce que je décris depuis L’Empire du Bien, précisément. Mais maintenant le Bien ne se fatigue même plus à essayer d’être aimé ni à proposer de bonnes choses. Il dit qu’il est, tout simplement, et qu’on ne peut plus que s’y soumettre. Il se pare encore du masque de la démocratie, des droits de l’homme et de la société ouverte, mais il se fait si peu d’illusions sur lui-même que, pour déclencher la guerre actuelle, il ne s’est même pas soucié de trouver des justifications autres que délirantes et, comme le pauvre Colin Powell, il a appelé « preuves » de gigantesques mensonges. Comme prévu, le Bien ment. Puis cogne. Et tue. Et continue en provoquant désastre sur désastre tout en racontant, au rythme de ses bombes, qu’il apporte la morale. Pour en revenir à mon Empire, c’est le livre à partir duquel je me suis demandé comment entrer, par la pensée, dans un monde humain en pleine mutation et qui commençait à s’identifier si évidemment au Bien (et qui n’était donc plus obsédé, plus occupé que par l’éradication du Mal). Pour pénétrer dans ce monde nouveau, j’ai choisi de pousser la porte la moins surveillée parce que la plus insignifiante en apparence : celle de la fête. C’est une porte qui débouche sur un univers si communément approuvé qu’il y avait du plaisir à le déclarer mauvais en son entier, et à exposer en long, en large et en détails les raisons de sa malfaisance. Cribler d’éclatants griefs ce qui est aimé par presque tous, et affirmer que là réside ce qu’il y a de pire, tel a été mon dessein. Comme il s’agissait de décrire la mutation de l’humanité, il m’importait de connaître les agents de cette mutation, ainsi que le milieu dans lequel se développait la nouvelle espèce. Il m’est alors apparu que ce milieu s’annonçait comme un vaste parc de loisirs, un Disneyland qui avait vocation à se substituer à toute l’ancienne réalité. Il m’est apparu aussi que ce nouvel Ordre mondial se différenciait des anciennes oppressions en ce qu’il devenait impossible de se révolter contre lui, sauf à apparaître comme un fou, puisqu’il ne communiquait plus que l’injonction de s’amuser, et ne semait plus autour de lui que le Bien. Avec la plus grande férocité au besoin. Telle est, très résumée, ce que vous avez l’amabilité d’appeler ma « vision »

Vous avez donné naissance à d’intéressants concepts : l’« homo festivus» , l’« envie du pénal»… Pourriez-vous nous offrir un digest, à la manière d’un Petit Muray illustré ?

Permettez-moi d’abord une légère rectification : je ne dis jamais « l’homo festivus », mais toujours « Homo festivus », parce qu’il ne s’agit pas à mes yeux d’une généralité, et pas exactement d’un concept, mais de quelque chose qui se dresse à mi-chemin entre le concept et l’individu, une allégorisation de concept si vous voulez, un mannequin théorique, presque un personnage. Homo festivus, donc, c’est l’habitant satisfait de la nouvelle réalité, le mutant heureux qui n’a plus avec l’ancien réel que des rapports de plus en plus épisodiques. Je désigne par « ancien réel » le monde concret fait de différenciations (à commencer par la sexuelle), de contradictions, de conflits et de possibilités de critique systématique portée sur toutes les conditions d’existence. Je dis « ancien réel », mais il n’y a pas de nouveau réel ; il y a, à la place, ce que j’ai appelé un « parc d’abstractions », et c’est le décor dans lequel se déplace avec tant d’allégresse Homo festivus. Son environnement est dominé par ce que je nomme l’« hyperfestif », lequel ne se ramène pas davantage aux fêtes proprement dites que la société du spectacle ne pouvait être réduite à la télévision. La fête permanente de la société hyperfestive est totalement formalisée, c’est-à-dire vidée de tout contenu humain au sens de contenu historique (contenu social, politique, etc.). Ce n’est pas la fête de quelque chose ; c’est une fête incommencée et interminée, sans limites et sans centre, une fête infinie et intransitive. Évoquant le mode de vie de l’élite sous l’Ancien régime en France, Taine le résumait ainsi : « Un état-major en vacances pendant un siècle et davantage. » La société des loisirs a élargi à tout le monde, en Occident, cette vacance dans laquelle fut mise la noblesse il y a deux siècles et qui la conduisit finalement au désastre. À proprement parler, cette classe en vacances a connu sa fin de l’Histoire, avant que l’ensemble des populations occidentales ne commence à vivre la sienne. Mais maintenant nous y sommes. La parade culturelle et vacancière substituée à l’action, le tourisme comme stade suprême et indépassable de l’économie marchande, la fête sur les écrans et dans les rues, la passion de la sécurité comme corollaire du divertissement assuré, telles sont les principales caractéristiques de la fête en tant qu’organisation drastique des nouvelles conditions d’existence, en tant qu’élimination de toutes les scissions, tentative d’effacement de toutes les fractures et de toutes les contradictions, extermination de toutes les différences vitales. Voilà l’œuvre d’Homo festivus.

Je vous accorde que la fête, ce n’est pas marrant. Mais admettez qu’Homo festivus est pétri de bonnes intentions…
Le tableau serait incomplet si, dans celui-ci, j’oubliais son plaisir de nuire, au moins aussi intense que son désir de s’éclater, et qui est la dernière preuve qu’il peut encore donner qu’il existe, et qui est le dernier signe qu’il peut encore envoyer qu’il est nécessaire. J’ai appelé cette passion « envie du pénal », pour signifier la primauté de ce dernier au sein même de la festivisation généralisée. Homo festivus est légalomane. Ce qui signifie qu’il compense la perte de tout érotisme dans son environnement hyperfestif (où la pornographie de masse n’est nullement une consolation, bien au contraire) par un érotisme persécutif de substitution. Ce qui explique que notre joyeux monde contemporain a en même temps les apparences d’une kermesse et d’une chasse aux sorcières. Le puritanisme le plus strict et la désinhibition de commande y coexistent parfaitement. Le Satiricon y fait très bon ménage avec La Lettre écarlate. C’est la même chose. Le sexe lui-même, d’ailleurs, y est devenu un ordre et une terreur. Une prescription impitoyable. Tout est terreur, dans cet univers, et la recherche des vides juridiques y est une occupation. Car, dans la fête, on ne peut pas toujours faire la fête. Il faut aussi partir à la recherche de coupables et de salauds et, quand on ne les débusque pas dans le présent, on les trouve dans le passé, où ils foisonnent comme de bien entendu puisque, ainsi que le dit le dernier homme de Nietzsche, « jadis tout le monde était fou ». J’insiste sur le fait qu’Homo festivus, ce personnage principal du roman moderne, est inséparable de l’hypothèse de la fin de l’Histoire, sans laquelle il n’aurait jamais pu prendre et prospérer. J’ai voulu poser cette hypothèse dès le début de ma méditation, d’abord parce qu’elle a l’avantage de déplaire à tout le monde, et d’être systématiquement réfutée par les imbéciles dès qu’ils entendent un coup de canon quelque part, et aussi parce qu’elle permet de ne pas prendre les vessies pour des lanternes, ni les gesticulations, même guerrières, des festivistes obèses du Texas pour le redémarrage magique de l’Histoire. J’ai placé cette hypothèse devant ma pensée pour rendre celle-ci définitivement incompatible avec le flot noir des illusions de redémarrage de l’Histoire, et toutes les espérances que dorlotent, pour une raison ou pour une autre, ceux qui voudraient que ça continue ou que ça recommence. Homo festivus, l’homme de la complète satisfaction vis-à-vis du réel donné, de son nouveau réel modifié, stérilisé et purifié à l’image de ces centres villes où presque rien ne se retrouve plus du réel (toujours plus ou moins dépressif) d’avant, n’est plus capable de rien nier, hormis la fin de l’Histoire qui est la négation de toutes ses illusions.

Au risque de vous énerver, permettez-moi d’insister. Après tout, si l’Histoire se définit par le conflit, celui qui nous oppose à l’islam radical n’a-t-il pas quand même un vague parfum historique ?

La guerre en Serbie, puis les attentats du 11 septembre 2001 ont été les plus récentes occasions de raconter que l’Histoire était de retour. Et maintenant, devant l’agression bushienne en Irak, les mêmes esprits simplistes crient que c’est aussi le retour de l’Histoire et, qu’enfin, les Américains refont de la politique. C’est exactement le contraire qui se passe. Les États-Unis, depuis la décomposition de l’Empire soviétique, savent si bien qu’ils n’ont plus de nécessité comme Empire (comme Empire du Bien) qu’ils tentent de s’en inventer une désespérément et de l’imposer par l’action (une action pour ainsi dire « pure », et elle aussi post-rationnelle), si cataclysmique soit-elle. L’événement de la guerre contre Saddam n’appartient d’emblée pas, comme les événements historiques, à l’Histoire nécessaire, c’est-à-dire à l’Histoire tout court. C’est un événement d’un nouveau type, un événement post-historique, un événement d’après l’Histoire. Il n’est en effet nécessaire qu’aux États-Unis, qui croient ainsi, dans le feu et dans le sang, et par une sorte de terreur mondiale permanente, apporter la preuve qu’ils sont indispensables. Mais leur terrorisme même est un terrorisme de précaution, un travail furieux de prévention, d’avortement des dangers avant qu’ils se soient produits. Tout baigne, à partir de là, dans un climat confuso-onirique parfaitement post-historique, aussi bien la terreur sans légitimité de l’Empire américain que la quasi-unanimité planétaire mais impuissante des opposants à cette terreur. La situation est aberrante à tous les points de vue, et c’est cette aberration qui signe, mieux que tout, la post-Histoire dans laquelle nous entrons, où rien n’est plus compréhensible dans des termes classiques, ni l’apocalypse déchaînée par Bush, ni le consensus baroque de ceux qui s’y opposent. Mais ce qui reste malgré tout de réel (ou d’historique) dans les contrées bombardées du Moyen-Orient se rebiffe, comme prévu, contre les prémisses oniriques aberrantes qui ont présidé à l’attaque. À l’heure où je vous réponds, au début de la deuxième semaine de guerre, celle-ci, qui devait être aérienne, séraphique, propre, chirurgicale, tourne au carnage et à la confusion. Les foules qui devaient se révolter contre Saddam tardent à le faire. Le dictateur ne s’est pas effondré sur un claquement de doigts. Même les camps qui s’apprêtaient à accueillir des cohortes, si médiatiquement édifiantes, de réfugiés, restent vides. Et il semble qu’il y a davantage d’Irakiens qui rentrent dans leur pays pour se battre contre l’envahisseur qu’il n’y en a qui le fuient. Tout rate parce que tout était délirant depuis le début. L’évangéliste Bush et les crétins savants et illuminés qui l’entourent, ainsi que les catastrophes qu’ils accumulent, sont parfaitement compréhensibles à partir de ma théorie. Je la résume une dernière fois : Homo festivus est pleinement satisfait par le nouveau monde homogène ; mais il sait aussi qu’il est intrinsèquement devenu inutile ; et, pour se donner l’illusion d’avoir encore un avenir, l’instinct de conservation lui souffle de garder auprès de lui un ennemi, des ennemis (en France, le Front national, le néo-fascisme, le racisme ; dans le monde, l’islamisme fondamentaliste, Saddam, etc.), qui l’empêchent de n’être plus que pure animalité en accord avec le donné. En gros comme en détail, nous en sommes là.

Votre approche critique de la modernité vous a valu d’être catalogué comme « nouveau réactionnaire », entre Houellebecq et Dantec. Assumez-vous l’étiquette ?

Je l’assume d’autant plus volontiers que je m’en fous considérablement. Je n’ai pas l’habitude de m’expliquer, encore moins de m’excuser, à propos du contenu des étiquettes saugrenues que des abrutis essaient de me coller. Je les arrache. C’est tout ; et c’était le sens de la seule réponse que j’ai faite, et que je ferai jamais, à de telles inepties, dans mon article du Figaro intitulé « Les Nouveaux actionnaires », en novembre dernier [novembre 2002]. Les nouveaux imbéciles ont tout intérêt à vous entraîner dans des débats retardataires parce que ce sont les seuls où ils ont une petite chance de jouer le moindre rôle. Il ne faut pas accepter de perdre du temps à leur laisser jouer un rôle.

Vous écrivez souvent que la notion même de rébellion a été digérée par le « système » et fait désormais partie intégrante de la « domination » des nouvelles élites. Pouvez-vous expliquer ce phénomène ? Que serait aujourd’hui un vrai rebelle, un véritable anticonformiste ? La « réaction » est-elle la meilleure des rébellions ?

Ni réaction ni rébellion. Toute cette affaire est à jamais piégée. Et doit être considérée comme définitivement réglée. Il y a un gâtisme de la rébellion, et il est l’héritage de tout le romantisme, c’est-à-dire du culte de l’authenticité, perfusé avec acharnement depuis deux siècles dans la société. Cette rébellion doit être jetée, comme tant d’autres choses. Je ne vois pas pourquoi elle devrait continuer à être affectée d’un signe positif, quand on voit tant de rampants de toutes sortes (artistes, journalistes au Monde, etc.) s’intituler rebelles ou faire l’éloge de la dérangeance et de l’iconoclasme à l’œuvre dans n’importe quelle petite merde scolairement avantgardiste, moi-iste, écriturante. J’ai appelé depuis longtemps « rebelles de confort » ou « mutins de Panurge » ces insoumis qui pullulent dans le parc d’abstractions de la modernité. La domination a intégré la rébellion, au point que toutes les deux, de Le Pen à Krivine, peuvent aujourd’hui défiler dans les rues contre la terreur américaine, sans qu’on sache qui est encore la domination et qui est encore la rébellion ; comme elles peuvent, d’Alain Madelin à Romain Goupil, approuver cette terreur. Ces unanimités inimaginables sont les produits d’une post-Histoire à laquelle il serait criminel (ce serait un crime contre la pensée) de vouloir prêter un sens, du moins un sens dans les termes anciens (par exemple comme plainte concernant le « déficit du politique » dont elles seraient l’indice). La domination augmente de plus en plus parce qu’elle contient en elle la rébellion ; et la rébellion prolifère parce qu’elle s’identifie hystériquement (par le double leurre de séduction-retrait qui est sa marque depuis plus d’un siècle) à la domination. Toutes les deux sont des soumissions. Elles se coalisent contre ce qui pourrait être dit de véridique à leur propos. Ce ne sont pas deux côtés qui s’affrontent. Ce sont deux coteries qui ont fait alliance ; et qui se légitiment de leurs abstractions réciproques. Mais leur histoire est finie, et elles ne règnent plus que sur leurs radotages. Il faut sortir avec violence de leur faux dilemme (conformisme/anticonformisme, etc.) et, à partir de là, les traiter résolument comme des ennemies. En ouvrant les yeux sur le monde concret qu’elles ont produit. Le plus rigoureux réalisme concernant le non-réel du monde actuel est la seule « rébellion » véritable.

La « modernité » et Homo festivus sont-ils si totalitaires ? Au fond, il existe encore des éditeurs assez « libres » pour vous publier…

En effet : encore.

Après Jospin et la « gauche plurielle », une autre institution de la bien-pensance, Le Monde, est en train de tomber. Quel regard portez-vous sur cette affaire ?

Je ne crois pas que cette redoutable et sinistre institution qu’est Le Monde soit en train de tomber ; mais il est sûr qu’elle a soudain, par la grâce du livre de Péan et Cohen, perdu un éclat qu’elle n’avait jamais possédé à mes yeux. La rapidité avec laquelle le feu s’est propagé en dit long sur le désir de tous, et depuis longtemps, de voir flamber cet arrogant et vertueux bûcher des vanités. Qualifiée dès le début de « cabale » par tous les cabaleurs professionnels qui œuvrent dans ce quotidien de malfaisance, l’opération a connu un succès foudroyant alors même que les cabaleurs avaient cru pouvoir annoncer précipitamment qu’elle échouerait ou ne durerait que le temps d’un soupir. Tous les verrous ont au contraire sauté l’un après l’autre. Le Monde et ses nuisants n’ont même pas pu organiser un début de conspiration du silence. Une sorte de « Mur » s’est aussitôt lézardé. Ce n’est encore qu’une lézarde, mais, derrière, se profilent maintenant en pleine lumière les têtes tartuffières des vertuistes. On peut considérer cet épisode comme un échec de l’Empire du Bien. Qui, hélas, en a connu bien peu jusqu’ici.

Comment envisageriez-vous une « union des mal-pensants », tant au niveau littéraire que politique ? Un essai commun avec Houellebecq et d’autres, posant les bases d’une théorie globale, une maison d’édition à la manière d’un Bourdieu, un club de réflexion, un parti politique ?… Ou les « nouveaux réactionnaires » sont-ils trop différents et divisés : nationaux-républicains, néo-monarchistes, souverainistes, jacobins, gauche républicaine, droite antilibérale…

Il n’y a aucune nécessité d’« union ». Ceux que l’on a désignés comme « néo-réactionnaires » sont d’ailleurs séparés entre eux par des abîmes. Le seul point commun qu’ils aient, une fois encore, est de garder les yeux grands ouverts sur le monde présent, et de ne pas avoir peur de dire ce qu’ils voient. C’est de cela d’abord qu’on leur en veut le plus. Quant à la mal-pensance, elle est aujourd’hui très mal portée : n’oubliez pas que trois semaines encore avant que n’explose le livre de Péan et Cohen, l’un des potentats du Monde, le nommé Minc, s’employait justement à récupérer la mal-pensance dans de lamentables Épîtres à nos nouveaux maîtres, et tentait de prendre la tête de la « rébellion » pour mieux l’entraîner et la perdre dans ses impasses à lui. L’événement a fait long feu et il est aujourd’hui complètement oublié ; mais il est significatif de ce que la mal-pensance (ou la rébellion, ou le non-conformisme, etc.) est maintenant une planche absolument pourrie.

Dans ces conditions, comment réinstaurer un vrai débat d’idées dans les domaines politiques, sociaux et culturels, face à la domination du modernisme menant au désastre ? Est-ce seulement possible ? Au-delà de votre constat et de vos explications, envisagez-vous des pistes d’actions et de solutions ?

Aucune autre solution que de continuer à constater et à expliquer, c’est-à-dire à faire sortir de l’inconscience qui les protège les pires phénomènes du modernisme en marche. Car « tout ce qui est conscient s’use », comme disait Freud, puis tombe en ruine. Il n’y a que ce qui est inconscient qui est éternel. La pensée d’une chose donnée est aussi le commencement de son changement et de sa perte. La décision de penser une chose donnée est aussitôt le début de sa négation. Par cette décision, on transforme la chose que l’on commence à penser en passé. La littérature comme je l’entends est le trouble-fête lucide de la civilisation festive encore victorieuse ; elle est l’averse qui se déchaîne brutalement et gâche le pique-nique. Encore faut-il savoir le faire avec humour. La gaieté rassemble peu, le rire encore moins, l’humour pas du tout. Et l’ironie sépare. Tout cela est excellent pour la santé. Homo festivus, l’individu qui clame que l’Histoire n’est pas finie, est en même temps celui qui, en combattant la négation qui était la possibilité de sa perpétuation, et en pourfendant tous les résidus de barbarie qui la faisaient exister, a aussi le plus fait pour qu’elle s’arrête. C’est, sous cet angle, le personnage comique de notre temps, l’homme risible par excellence, et furieux de se savoir risible, et qui doit être combattu par le rire. À ce propos, vous me permettrez de terminer par quelques mots de Péguy : « L’homme qui s’amuse ne veut pas que celui qui l’amuse soit profond. L’homme risible, l’homme ridicule n’admet pas que le maître du rire soit un penseur, et un historien (même des mœurs), et un prophète et un philosophe. Comme le dit si bien Quintilien, CLI, XVII 92, D8, celui qui meut le rire ne souffre pas que celui qui tient le rire soit un philosophe. Homo qui movet risum non patitur eum, qui tenet risum, philosophum esse. » Il l’est pourtant.
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Cet article a été publié dans Causeur magazine n°27 – septembre 2010

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Septembre 2010 · N° 27

Article extrait du Magazine Causeur



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