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Mohamed Al Doura et le Parti des Médias


Mohamed Al Doura et le Parti des Médias

« A quoi bon ressortir cette vieille histoire ? » « De toute façon, le mal est fait ». Telle a été la première réaction de ceux à qui nous avons confié notre intention de revenir sur « l’affaire Al Doura ».

Mohamed Al Doura, pour ceux qui l’auraient oublié, est ce petit garçon palestinien dont France 2 a présenté, le 30 septembre 2000, la mort dans les bras de son père, dans des affrontements entre Palestiniens et soldats israéliens au carrefour de Netzarim à Gaza. Monté et commenté par Charles Enderlin, le correspondant de France 2 à Jérusalem à partir d’images tournées par son cameraman palestinien Talal Abu Rahma, ce reportage a fait le tour du monde. L’enfant est devenu une icône dans le monde arabe et au-delà[1. Rappelons que Catherine Nay a cru bon d’affirmer que l’image de Mohamed effaçait celle de l’enfant juif du ghetto tenu en joue par des SS]. On a donné son nom à des rues, à des écoles, des timbres à son effigie ont été édités, des chansons et poèmes ont célébré sa mémoire. Bref, le petit Mohamed est, pour des millions de personnes à travers le monde, un symbole, un symbole de la barbarie israélienne, voire, pour certains, de la bestialité juive.

C’est vrai, le mal est fait. L’impact de cette image ne sera pas effacé. La « Place de l’Enfant martyr palestinien » à Bamako ne sera pas débaptisée. Du point de vue du conflit israélo-palestinien, l’épisode est clos. D’autres visages, d’autres morts, d’autres souffrances sont venues, depuis huit ans, peupler les vies et les imaginaires.

Restent les questions posées au journalisme télévisé et au journalisme tout court. Questions d’autant plus pressantes que voilà presque huit ans qu’elles demeurent sans réponse. Aux doutes et interrogations suscités par son reportage, France 2 a répondu par le silence ou le mépris – en fonction de la surface sociale de ceux qui l’interrogeaient[2. Denis Jeambar qui était alors patron de L’Express et Daniel Lecomte, producteur de télévision, ont eu droit à un traitement de faveur lorsqu’ils ont enquêté sur l’affaire en octobre 2004. En effet ils ont été invités par la direction de France 2 à visionner les vingt-sept minutes de rushes réalisées par Talal Abu Rahma, ce qui a été refusé à beaucoup d’autres, notamment Elisabeth Lévy pour l’édition du Premier Pouvoir sur France Culture consacrée à l’affaire le 26 février 2005.]. Et quand ces doutes se sont transformés en polémiques, la profession a fait corps autour de l’un des siens, odieusement attaqué, contribuant au passage à transformer l’affaire Al Doura en affaire Enderlin.

Morale de l’histoire : un journaliste ne peut pas se tromper. Le critiquer revient nécessairement à attenter à son honneur, et donc, à celui de toute la profession. Circulez, rien à voir. Comme la terre autrefois, la télé ne ment pas. S’interroger sur la réalité de ce qui nous est montré, c’est céder aux sirènes du complotisme. A l’ère de l’incrédulité érigée en principe, le Parti des Médias exige une foi aveugle. Telle est en effet la conclusion qui s’impose : il existe un Parti des Médias qui évoque furieusement les Partis communistes d’antan. Les intérêts supérieurs du Parti passent avant tout. Ceux qui se posent des questions sont des irresponsables, des salauds ou des traitres.

Afin de résumer un dossier qui, en huit ans, s’est considérablement alourdi, il n’est pas inutile de revenir sur les différentes interprétations de ce qui s’est passé, ce jour-là, au carrefour de Netzarim à Gaza.

1. Mohamed est mort, tué volontairement par des soldats israéliens. C’est ce qui ressort du commentaire de Charles Enderlin au soir du 30 septembre. « Les Palestiniens ont tiré à balles réelles, les Israéliens ripostent. Les cameramen, les passants les ambulanciers sont pris entre deux feux. Djamal et son fils Mohammed sont la cible de tirs venus de la position israélienne. (…) Mohamed est mort. Son père gravement blessé. » La déclaration sous serment faite le 3 octobre 2000 par Talal Abu Rahma au Centre palestinien des Droits de l’homme est encore plus nette : « Je peux confirmer que l’armée israélienne a tué l’enfant et blessé le père intentionnellement et de sang-froid. » Consciemment ou pas, la plupart des observateurs (y compris en Israël) ont à l’époque intégré l’idée que l’enfant avait été assassiné. Le surlendemain de la diffusion du reportage, le chargé d’affaires israélien à Paris, invité de France Inter, est cueilli à froid par une question sans équivoque : « Sincèrement, la mort de ce gosse est injustifiable, quelque soient les raisons pour lesquelles il a été tué. On ne peut pas tuer les enfants comme ça. » Le 7 octobre, au cours de l’émission du médiateur de France 2, Jean-Claude Allanic, celui-ci affirme : « L’horreur absolue, c’est l’assassinat d’un enfant. »

2. Mohamed est mort, victime de balles israéliennes dans des circonstances non élucidées. C’est la version de Charles Enderlin quelques jours après les faits. Interrogé par le médiateur de France 2, il répète que, selon son caméraman en qui il a pleinement confiance, les balles étaient israéliennes. En revanche, il admet n’avoir pas de certitude sur les circonstances du drame, c’est-à-dire sur ce que les soldats pouvaient voir de leur fortin. Cette version est proche de celle qui, dans un premier temps, a été validée par l’armée israélienne.

3. Mohamed est mort, tué par des balles dont il est impossible de connaître l’origine. C’est finalement ce que soutient Arlette Chabot dans un entretien accordé à Radio J en novembre 2004. « Est-ce que Mohamed, le petit Mohamed (et) son père ont été blessés et tués par des israéliens ou les Palestiniens. Je ne suis pas sûre que l’on ait un jour la réponse exacte à cette interrogation (…). Mais ce jour là l’idée la plus évidente, c’était que les tirs venant de la position israélienne, c’étaient des Israéliens ; bon voilà. Y a polémique, y a discussion, d’ailleurs je constate qu’aujourd’hui personne n’a de vérité absolue sur ce sujet et qu’y a toujours un doute. » Cette version prudente est confirmée par Talal Abu Rahma dans une déclaration faxée à France 2 le 30 septembre 2002 (deux ans après les événements). « Je n’ai jamais dit à l’Organisation Palestinienne des Droits de l’Homme à Gaza que les soldats israéliens avaient tué intentionnellement et en connaissance de cause Mohamed Al Doura et blessé son père, écrit-il. Tout ce que j’ai toujours dit dans les interviews que j’ai données est que d’où j’étais, j’ai vu que les tirs venaient de la position israélienne[3. Au moment où nous écrivons, cette déclaration se trouve toujours sur le site du Centre.]. » En quatre ans, France 2 est donc passé de la certitude au doute. Sans en tirer d’autres conclusions.

4. Mohamed n’est pas mort, et le reportage est une mise en scène. Cette thèse apparemment radicale est d’abord soutenue par la Mena (Metula News Agency, agence de presse francophone israélienne). Luc Rozensweig, ancien journaliste au Monde, qui a enquêté en Israël, a également la conviction qu’il s’agit d’une manipulation. De son côté, Philippe Karsenty, qui a fondé en France un site de « surveillance des médias », Média-Ratings, pense que France 2 a couvert après coup une « imposture médiatique ». Ce qui lui vaut d’être poursuivi pour diffamation devant la XVIIe Chambre du Tribunal de Paris[4. En revanche, France 2 n’a pas poursuivi Gérard Huber, ancien collaborateur de la Mena et auteur d’un livre sur l’affaire. Condamné en première instance en octobre 2006, Karsenty fait appel. En octobre 2007, la présidente de la XIe Chambre de la Cour d’Appel de Paris somme France 2 de produire les rushes. Ceux-ci, ainsi que la présentation de Karsenty sont visionnés en février 2008 par la Cour. Le jugement (qui portera sur le caractère diffamatoire ou non d’un article et non pas sur la véracité des faits) est mis en délibéré au 21 mai 2008.].



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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