Michel Onfray : Zemmour, la gauche et moi


Michel Onfray : Zemmour, la gauche et moi

michel onfray portrait

Michel Onfray est philosophe, fondateur de l’université populaire de Caen. Dernier ouvrage paru : Le réel n’a pas eu lieu, Autrement, 2014.

Daoud Boughezala: Un journaliste de BFM Business a noté que la plupart de nos confrères recevaient Éric Zemmour comme Jean-Marie Le Pen il y a vingt ans. Comment expliquez-vous la violence des polémiques déchaînées par Le Suicide français ? 

Michel Onfray: La France est dans une situation de guerre civile, et l’on n’est plus capable de débattre. L’insulte a remplacé le débat et le mépris de l’auteur a pris la place de l’analyse du livre. Le spectacle télévisuel, avec ses petites phrases, fait l’économie de la lecture de l’ouvrage incriminé pour monter en épingle ce qui va donner lieu à une chasse aux sorcières qui se terminera au bûcher. Ce qui a été dit à la télévision ou dit à la presse suffira au journaliste, que les cadences de parution et l’espace réduit offert dans son support contraignent à la superficialité : nul besoin de lire un livre, ce qui, dans le cas d’Éric Zemmour, suppose l’humilité d’une grosse journée de lecture, si on est payé aussi cher en n’ayant pas lu ! Si on n’a pas trouvé quelque chose à monter en épingle, alors on invente, on suppose, on suppute, on lit entre les lignes, on cherche les motivations inconscientes et, bien sûr, on les trouve. La télévision de Polac fait désormais la loi : c’est la télévision du grand bordel où, sous prétexte de liberté libertaire alors qu’il n’y a que loi de la jungle, le plus fort en gueule, le plus spectaculaire, le plus provocateur a toujours raison sur celui qui veut argumenter un tant soit peu. C’est la télévision du marché qui fait la loi en scotchant le téléspectateur devant son écran, non pas avec des idées, des arguments, des développements, un langage châtié, mais avec des attaques ad hominem, des grossièretés, des provocations, des vulgarités.

Que le débat d’idées soit impossible, ce n’est pas Causeur qui dira le contraire, quand nombre de journalistes et d’intellectuels confondent agora et tribunal. Cela dit, on peut estimer que Zemmour donne des verges pour se faire battre. N’êtes-vous pas choqué par certaines de ses thèses, notamment lorsqu’il fait du régime de Vichy le sauveur des juifs français ?

Sur Vichy, nous sommes passés d’une vulgate à une autre. De Gaulle avait besoin d’un mythe pour gouverner la France post-pétainiste. Il a eu tort de nier la collaboration, l’infamie de beaucoup, pour laisser croire que les Français de la France éternelle, plus rêvée et idéale, voire idéalisée, que concrète et historique, avaient tous résisté et qu’ils avaient même libéré la France seuls, sans l’aide des Alliés !

Aujourd’hui, Zemmour véhicule le mythe inverse, passant de la fiction de la France toute résistante à celle des quarante millions de pétainistes, ce qui est tout aussi inexact. On ne devrait pas lutter contre une vulgate par une vulgate nouvelle, mais par l’histoire – que nous ne pratiquons plus par incapacité à penser le passé autrement qu’encombré par son présent, lui-même contaminé par un passé idéologisé.

C’est le moins qu’on puisse dire ! Depuis quarante ans, on a massivement tendance à réduire l’histoire de France au colonialisme et à la collaboration. N’est-ce pas l’un des ferments du « suicide français » ?

C’est le cœur du livre d’Éric Zemmour, et il est vrai qu’on sort épuisé de sa lecture, car il a souvent raison sur ce sujet de la haine de soi française.[access capability= »lire_inedits »] Depuis 1983, toute défense du peuple passe pour populiste, toute défense de la démocratie véritable passe pour démagogie, tout renvoi à la province pour du vichysme et du pétainisme, toute pensée en dehors des clous du politiquement correct pour réactionnaire, sinon fasciste, toute réflexion vraiment critique pour provocatrice ou pamphlétaire. Le colonialisme a eu lieu, il a cessé, faudra-t-il payer ce péché pendant des siècles ? Et surtout le faire payer à ceux qui ne l’ont pas connu ni perpétré eux-mêmes ? On ne fait plus d’histoire, au contraire de Zemmour qui en fait et la connaît, on débite le catéchisme du politiquement correct.

Éric Zemmour identifie ce politiquement correct à l’idéologie libérale-libertaire fille de Mai 68. À l’heure où les droits de l’individu s’étendent au même rythme que la marchandisation de l’homme (GPA, prostitution en ligne, etc.), le libertaire que vous êtes donne-t-il raison à ce vieux réactionnaire ?

Zemmour n’a pas tort sur ce sujet, car il y a au moins deux façons d’être libertaire : la première, qui est négative, celle de Bakounine par exemple, qui suppose qu’il faut détruire, casser, massacrer, en finir avec le vieux monde… Elle suppose la violence, la brutalité, le sang versé, les guillotines et les camps, l’intolérance et le fanatisme. La politique de la table rase suppose aussi la destruction de la table…

La seconde, la mienne, celle de Proudhon, renvoie à ce qu’il nommait lui-même « l’anarchie positive », autrement dit celle de la construction. La pensée de Mai 68 fut libertaire, et elle fit bien d’abolir un monde qui n’avait plus lieu d’être. L’histoire est un fleuve qui coule, qu’on le veuille ou non, pas une sphère immobile. Mais cette pensée ne fut suivie d’aucune anarchie positive, ce que je déplore : la négation est devenue le critère d’un nihilisme qui pouvait dès lors aller triomphant. Or, on ne peut déclarer que le négatif sera désormais le seul positif. Je souscris à Mai 68, mais je déplore qu’il n’ait été suivi d’aucune valeur nouvelle. Si je partage certains constats effectués par Éric Zemmour, je m’en distingue néanmoins sur les solutions : lui croit que le salut se trouve dans le rétroviseur d’un passé glorieux qui suppose qu’on restaure un ordre ancien, celui qui fut contemporain du général de Gaulle. Moi, je crois qu’il faut achever Mai 68 au sens de parachever : vouloir une anarchie positive, en l’occurrence contractuelle, pragmatique, immanente.

Comme le veut la tradition anarchiste, opposez-vous les individus – forcément intègres et altruistes – à un État vil et oppresseur ?

L’État n’est rien en soi, il n’est que ce qu’on lui demande d’être. Il peut être anarchiste, au sens du dernier Proudhon, celui de Théorie de la propriété, qui fait l’éloge de l’État comme d’une machine au service des idées anarchistes : s’il est aux mains d’un tyran, l’État sera tyrannique, s’il est entre des mains anarchistes, l’État sera anarchiste (une hérésie pour les gardiens du catéchisme anarchiste !), il garantira la coopération, la mutualisation, les fédérations contractuelles et révocables. S’il est entre les mains des libéraux, et c’est le cas, on voit bien qu’il sert les intérêts libéraux.

Pensez-vous que la fin du consensus gaullo-communiste des Trente Glorieuses a livré la France à l’ultralibéralisme, comme le soutient Éric Zemmour ?

Oui, c’est certain. La conversion de Mitterrand au libéralisme européen en 1983 permettait de détourner le regard du peuple, qui ne voyait pas ainsi son incapacité à gouverner à gauche. Le président, qui se disait socialiste, mais n’était que mitterrandien, autrement dit au service de sa seule cause, a transformé le socialisme en avatar du libéralisme. Le gaullisme s’est converti à ce libéralisme-là avec Chirac, contre Séguin, le socialisme avec Mitterrand, contre Chevènement, les communistes avec Hue, contre Marchais. Ce même libéralisme est celui que sert Hollande, contre Montebourg – qui le sert, lui, tant que ce service le sert…

Que vous le vouliez ou non, par votre position dans le champ des idées, vous endossez une partie du bilan de la gauche intellectuelle de ces trente dernières années. Et celle-ci n’est pas toujours libérale, tant s’en faut. Sous couvert d’anticapitalisme, certains de ses mandarins défendent même les pires expériences totalitaires…

Je ne me sens absolument pas comptable de tous ces errements, car l’intellectuel de gauche que je suis n’a pas souscrit au travail de sape de BHL et des « nouveaux philosophes » ni à l’idéologie de substitution incarnée par Badiou, qui croit à « l’hypothèse communiste » comme si la réalité communiste n’avait rien eu à voir avec cette hypothèse. Ni le socialisme libéral de BHL ni le socialisme marxiste-léniniste du dernier carré gauchiste de l’ENS ne sont mon socialisme. Ma gauche n’a rien à voir avec la leur : ni libérale ni marxiste, mais libertaire !

Votre gauche libertaire considère-t-elle l’immigration massive comme une chance pour la France ? Que vous inspire l’islamisation de certains quartiers, souvent au mépris de valeurs telles que la laïcité ou l’égalité homme-femme ?

Je viens de publier un livre intitulé Le réel n’a pas eu lieu, qui est une réflexion sur ce que je nomme « le principe de Don Quichotte » : celui-ci consiste à ne pas voir le réel tel qu’il est, mais tel que l’idéologie à laquelle on souscrit nous invite à le voir. Don Quichotte, embrumé par l’idéologie chevaleresque, ne voit pas ce qui est, les ailes d’un moulin, mais ce qu’il veut voir, les grands bras d’un géant qui veut mettre sa bravoure à l’épreuve. Ne pas voir ce qui est pour lui préférer ce qu’on imagine, le principe de Don Quichotte, donc, est très souvent la maladie des intellectuels et des journalistes qui font aujourd’hui fonction d’intellectuels prescripteurs.

Qu’il y ait une immigration, c’est en effet un réel qui a bien eu lieu et qui a encore lieu. On peut donc dire qu’il n’a pas eu lieu, mais le réel en apporte la preuve à quiconque fait preuve de ce qu’Orwell appelait « le sens commun », qui s’avère un antidote puissant aux lectures idéologiques. Que cette immigration apporte avec elle une religion qui est aussi une idéologie et que cette idéologie ne revendique pas pour valeurs « liberté, égalité, fraternité, féminisme, laïcité » est une évidence pour qui connaît la religion musulmane autrement que par ouï-dire et propagande médiatique. Il suffit de lire le Coran, les hadiths du Prophète, une biographie, même hagiographique, de Mahomet pour s’en rendre compte. Mais on supporte ce qui vient de l’islam par tonnes, quand on refuse un gramme de ce qui vient du christianisme. Et c’est un athée qui vous le dit…

Si on fait le bilan, vos points d’accord avec Zemmour semblent beaucoup plus nombreux que vos divergences. En 2007, il y avait des sarkozystes de gauche. Seriez-vous un zemmourien de gauche (ce qui vous vaudra une excommunication) ?

Je suis d’accord avec Éric Zemmour pour faire de 1983 le virage de la gauche vers la droite libérale, date à laquelle la France renonce à sa souveraineté et se condamne donc à faire la politique de Bruxelles plus que la sienne, car l’euro et l’Europe libérale accélèrent le processus de décomposition de l’État sans lequel aucune politique (sociale) n’est possible. Mais il faut préciser que l’aile gauche du PS, le Front de gauche, le NPA et LO tout autant que les souverainistes de droite ainsi que le FN sont sur ces positions, ce qui fait une majorité de Français !

Autre point d’accord avec Éric Zemmour, la question de l’islam, qui n’est pas une religion de paix, de tolérance et d’amour, contrairement à ce qui est rabâché sans cesse par les médias du politiquement correct. Ainsi, la moindre référence au caractère belliqueux du Coran passe pour de l’islamophobie assimilée au racisme, à la xénophobie, de la part de ceux qui confondent la critique d’une religion avec la haine de la couleur de certains peuples qui s’en réclament !

Vous aggravez votre cas…

Non, comme je vous l’ai expliqué, je ne souscris ni à sa critique de mai 68, ni à l’amalgame que fait Zemmour entre le féminisme et ses outrances, comme la théorie du genre. Mon aspiration à l’égalité entre les deux sexes me fait également approuver la possibilité juridique du divorce et de l’avortement, ce qui ne signifie pas qu’il faille en user sans discernement. Contrairement à Eric Zemmour, je ne condamne pas tout l’art contemporain en bloc, pas plus que je ne regrette la disparition du Père sous toutes ses formes. À l’autorité paternelle transcendante, je préfère l’autorité contractuelle immanente (et pas l’absence d’autorité, que je déplore également).

Toutes ces objections ne me prémunissent absolument pas contre un procès en sorcellerie, car mon excommunication a déjà eu lieu ! À bas bruit relatif à partir mon Traité d’athéologie en 2005, puis, avec fracas, lors de mon livre sur Freud, Le Crépuscule d’une idole, en 2010. J’ai alors compris l’état de décomposition du microcosme intellectuel parisien, son panurgisme, et sa réaction venimeuse quand on transgresse ses transgressions institutionnalisées. Ceux qui excommunient font la loi d’une religion que je n’ai pas, que je n’ai jamais eue, et dont je ne veux pas. L’athéisme dans toutes les croyances, religions comprises, est la chose du monde la moins partagée ![/access]

*Photo: BALTEL/SIPA.00677229_000043.

Novembre 2014 #18

Article extrait du Magazine Causeur



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