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Aragon n’est pas mort il y a trente ans


Aragon n’est pas mort il y a trente ans

louis aragon pcf

Le 24 décembre 1982, Louis Aragon mourait à Paris, à son domicile de la rue de Varenne, un peu après minuit. L’hommage fut national, ou presque. Le Parti communiste accrocha sa photo, accompagnée d’un drapeau tricolore, à l’entrée de l’immeuble de la place du Colonel-Fabien. Les journaux y allèrent de leurs abondantes nécrologies, parfois surprenantes. Le Figaro le couvrait ainsi d’éloges tandis que Libération n’hésitait pas à railler la vieille folle stalinienne. Finalement, Aragon était un écrivain aimé par la droite (François Nourissier, Jean d’Ormesson), vénéré par les communistes, qui enterraient avec lui leur place prépondérante dans le monde intellectuel, et moqué par les gauchistes. Il faut dire qu’en 1982, Mai-68 n’était pas si loin, qui avait vu l’amoureux d’Elsa tenter de parler aux étudiants et se faire rabrouer par Cohn-Bendit.

Paradoxe ? Front renversé ? Les choses sont évidemment plus compliquées. C’est que la vie d’Aragon, elle-même, fut un paradoxe. Imaginez plutôt : vous naissez en 1897, et vous êtes le bâtard d’un ambassadeur de France qui a fait un enfant à une employée du Bon Marché. Aussitôt, pour reprendre un de ses titres, c’est un dispositif de Mentir-vrai qui se met en place autour de votre personne. Votre grand-mère sera votre mère adoptive, votre mère sera votre grande sœur et votre père votre parrain.[access capability= »lire_inedits »]

Il n’est pas étonnant que Daniel Bougnoux (voir entretien) voie le masque comme le motif majeur de la vie et de l’œuvre d’Aragon. Ce masque, par exemple, de la noyée de la Seine, représentant une belle et jeune suicidée. Il fascina les surréalistes dont Aragon fut un membre fondateur, et cette fascination est au cœur du plus beau roman d’amour d’Aragon, Aurélien.

Aragon, maître des masques : jamais un écrivain n’aura tenté à ce point de s’expliquer, de se commenter, de se préfacer, de revenir sur ses livres en les complétant par des préfaces, des avant-dire, des après-lire, des autocitations. Pour nous aider ? Bien sûr que non. Un écrivain est d’abord là pour brouiller les cartes.

Il faut le comprendre, Aragon : une vie si longue à s’exposer, à se dire, à dire le monde. Et ce durant presqu’un siècle,  autrement dit deux guerres mondiales, le communisme, le nazisme, la résistance, la guerre froide. Mais aussi Dada, les surréalistes, le suicide, l’amour fou, l’engagement, la poésie, le journalisme, la critique d’art et aussi, bien sûr, le roman. Faire le roman du « monde réel » mais aussi le roman du roman, de la réinvention du roman, comme dans ce tome 5 de la Pléiade où l’on retrouvera notamment Blanche ou l’oubli et La Mise à mort, textes dont on n’a pas encore mesuré l’importance capitale dans notre histoire littéraire par leur innovation formelle qui, jamais, n’empêche la beauté du chant.

D’une certaine manière, Aragon aura, avec ce goût du masque et des miroirs, du miroir comme masque et du masque comme miroir, presque trop bien réussi son coup. Il est ainsi un des premiers à se créer un personnage que l’on qualifierait aujourd’hui de « médiatique », et cela dès les années 1920, avec le groupe surréaliste. Encore aujourd’hui, on connaît davantage les scandales que provoquaient ces jeunes gens que leur apport décisif à la grande révolution de l’imaginaire occidental.

« Avez-vous déjà giflé un mort ? », écrit par exemple Aragon, en 1924, à la disparition d’Anatole France, gloire nationale et progressiste. Il sera plus modéré, malgré tout, quand il s’agira de juger Maurice Barrès, en 1921. Le groupe Dada avait pris l’habitude de ces procès fictifs où l’on jugeait les grands noms contemporains. Aragon surprendra ses camarades et se montrera d’une étonnante indulgence pour celui que l’on qualifiait de « rossignol des charniers » après la Guerre de 14. Dans sa monumentale biographie, dont le premier volume vient de paraître et suit Aragon jusqu’en 1939, Pierre Juquin décrit bien cet Aragon qui se fait l’avocat d’un Barrès « anarchiste » avant tout, pratiquant le « culte du moi ».

Il faut s’y faire. Les poèmes d’Aragon auront beau être fredonnés par Ferrat et Ferré, on aura beau voir les photos d’Aragon siégeant au comité central du Parti ou celles d’un reportage très people de Elle, en 1965, le montrant vivant l’amour parfait avec Elsa dans leur splendide maison du Moulin de Villeneuve, Aragon est ailleurs, toujours ailleurs.

Aragon, c’est, pour reprendre l’expression de Daniel Bougnoux, la « confusion des genres ». C’est rêver une œuvre totale qui soit à la fois poème, théâtre, histoire, roman et encore autre chose. C’est rêver à l’impossible unité des êtres dans l’amour − « Il n’y a pas d’amour heureux » −, c’est vouloir être à la fois homme et femme, comme dans Le Banquet de Platon, ou comme le devin Tirésias. L’homosexualité d’Aragon, qui fait encore problème aujourd’hui − comme on le voit avec la mésaventure arrivée au livre de Bougnoux −, n’est pas simplement une pulsion trop longtemps retenue qui se libère à la mort d’Elsa : elle est la permanence d’un Moi qui ne doit cesser de s’enchevêtrer et de se contredire pour exister.

Vous pouvez prendre l’Aragon que vous vous voulez, pour l’aimer ou le détester, ce ne sera jamais Aragon si vous n’acceptez pas tout, en bloc.

Oui, c’est le même homme, décoré deux fois de la croix de guerre, en 1918 et en 1940, qui écrit à la fin du Traité du style, en 1928 : « Je conchie l’armée française dans sa totalité. » C’est le même homme, encore, qui adhère au Parti communiste, chantera une ode au Guépéou en 1931 − « Vive le Guépéou contre le pape et les poux ! » − mais qui parlera de « Biafra de l’esprit » lors de l’intervention soviétique contre le Printemps de Prague, en 1968, et qui rédigera la première préface à l’édition française de La Plaisanterie de Kundera.  C’est le même homme, toujours, qui exploite magistralement la libération poétique du surréalisme mais qui saura aussi retrouver la vieille métrique française pendant la Résistance et au lendemain de la guerre :

Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle,
Jamais trop mon tourment, mon amour jamais trop.
Ma France, mon ancienne et nouvelle querelle,
Sol semé de héros, ciel plein de passereaux…

Non, Aragon n’est pas mort il y a trente ans, car on ne meurt que lorsqu’on coïncide parfaitement avec soi-même. Et ce ne fut jamais le cas pour Aragon, que ce soit en art, en amour ou en politique, qui sont une seule et même chose comme on ne cesse de l’apprendre avec lui.[/access]

À lire :

Œuvres romanesques complètes, tome 5, d’Aragon (Pléiade, Gallimard).

L’Homme communiste, d’Aragon (Le Temps des cerises).

Aragon, un destin français (1897-1939), de Pierre Juquin (La Martinière).

Aragon, la confusion des genres, de Daniel Bougnoux (Gallimard, collection L’un et l’autre).

*Photo : Droits réservés.

Décembre 2012 . N°54

Article extrait du Magazine Causeur



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