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Licra contre Siné. Zéro partout


Licra contre Siné. Zéro partout

On ne devrait jamais rencontrer les gens qu’on attaque. Parce que ces salauds ont toujours le mauvais goût d’être des êtres humains et parfois, pire encore, celui d’être sympathiques et/ou rigolos. Même quand ils écrivent des conneries, et même quand ces conneries ont des relents disons peu philosémites. Je plaide donc coupable. J’ai assisté cette semaine, au Palais de justice de Lyon, au procès intenté par la Licra à Siné pour « incitation à la haine raciale ». J’ai observé le dos du prévenu pendant une dizaine d’heures au Palais de Justice de Lyon, je l’ai écouté récuser avec sa voix et ses formules tout droit sorties d’un film d’Audiard l’accusation d’antisémitisme et de racisme et proférer quelques âneries, de celles qui vous font vous gondoler et vous sentir coupable de vous gondoler. On me dira qu’on peut être drôle et antisémite, raciste, homophobe et tutti quanti. Certes. D’abord, tant qu’à être ceci ou cela autant être drôle quand même. Et puis si le débat contradictoire a une vertu, c’est celle de forcer chacun à entendre les arguments de l’autre. L’adversaire le plus honni a au moins le droit à la complexité, c’est-à-dire à ne pas voir son existence et sa personne résumées en un ou deux mots.

Au risque de me rendre coupable de mollesse et de déplaire à tous ceux qui aiment haïr, je ne saurais donc exclure que les plaidoyers passionnés auxquels se sont livrés quelques amis de Siné (« un juif d’honneur » selon l’un d’eux qui avait convoqué ses ancêtres massacrés à la barre) recèlent une part de vérité. Le bonhomme est assurément un anticolonial maintenu jusqu’au délire d’où son obsession israélienne devenue une obsession juive. Il pense que les juifs sont puissants. Il est fanatiquement anticlérical – son icône à lui, c’est le Palestinien, combattant de préférence mais pas seulement. Alors moi, je préfère son côté « salon du camion » quand il se paie la fiole des femmes et plus encore des féministes – j’ai toujours eu une tendresse coupable pour les vieux beaufs machos. Mais au-delà de ses idées délirantes ou détestables, Siné, c’est une nature. Comme le scorpion pique, il adore emmerder le monde, casser à grands coups de lattes les palissades des convenances, scandaliser tous azimuts, faire sursauter les belles âmes de tous bords, en un mot péter à toutes les tables. On a parfaitement le droit de ne pas avoir envie qu’il vienne lâcher ses flatulences à la sienne. Il est doublement absurde de reprocher à Philippe Val d’avoir viré Siné – je ne lui proposerais pas à de devenir un auteur régulier de causeur[1. Mais s’il veut répondre ici, il sera évidemment le bienvenu, moyennant le respect des limites auxquelles nous sommes tous astreints ici et qui, je le crains, sont bien plus étroites que celles qui ont cours à Siné Hebdo.]. C’était le droit de Val et, en quinze ans, ça a dû souvent le démanger. De plus, il ne l’a pas fait. Après l’avoir publié sans le lire, il n’a pas été capable de le retenir. On peut penser qu’il a sacrément manqué de sérieux professionnel puis d’habileté diplomatique – avec un oiseau de ce genre, ce n’était pas simple – pas qu’il a monté cette mayonnaise pour se débarrasser d’un emmerdeur qu’il supportait depuis quinze ans ou, dans le genre encore plus complotiste, pour faire copain-copain avec Sarkozy.

Une chose est sûre : la question posée au Tribunal n’avait aucun intérêt. En droit, il s’agissait de savoir si Siné s’était rendu coupable de provocation à la haine raciale dans deux de ses articles. Outre l’article désormais célèbre dans lequel il était question de Jean Sarkozy, la Licra, peut-être soucieuse de montrer qu’elle est antiraciste tout-terrains, a en effet exhumé un article dans lequel il s’en prenait avec la même délicatesse aux femmes voilées et aux enfants qui refusent de manger du cochon à la cantine (article que nul n’avait d’ailleurs remarqué lors de sa publication). Dans les débats, bien entendu, on a beaucoup parlé d’antisémitisme. Trop. La question est tout aussi oiseuse, au moins quand elle est posée dans cette enceinte et dans ces termes et, dans tous les cas, quand on n’a rien d’autre à proposer que l’indignation.

Le rappel des délires passés, alcoolisés et amnistiés de Siné m’a fait toucher du doigt autre chose. Flirter avec l’antisémitisme c’est, ou en tout cas ça a été longtemps, la transgression absolue, le point de non-retour, le feu nucléaire contre le quartier général. Quoi de plus intolérable aux oreilles et aux consciences européennes qu’un homme qui se proclame nazi ? La même jurisprudence vaut pour un Soral quand il affirme que si les juifs ont eu autant d’ennuis au cours de l’histoire c’est qu’ils ont bien dû les chercher, ou pour un Le Pen qui a toujours choisi ce terrain quand il voulait faire jaser dans les chaumières médiatiques. En tout cas, avec l’âge, Siné a pris de la sensibilité. En l’accusant d’avoir écrit « un texte antisémite », Askolovitch lui a fait beaucoup de mal. « Je voudrais qu’il meure, enfin peut-être pas qu’il meure mais qu’il souffre », a-t-il bougonné à la barre au cours du procès qu’il a intenté au journaliste pour diffamation[2. Le plus probable est qu’il perdra son procès contre Askolovitch et que la Licra perdra contre lui. Dans les deux cas, le procureur a demandé la relaxe.].

Il y a quelques années, quand Siné soutenait la liste Euro-Palestine aux côtés d’un Dieudonné qui n’avait pas encore rallié le FN et n’était donc pas rayé des cadres, et que chacune de ses chroniques me faisait déjà bondir, des copains de Charlie Hebdo voulaient absolument me le faire rencontrer. « Tu l’adoreras, c’est une grande gueule comme toi », me disaient-ils. Le sommet des grandes gueules n’a pas eu lieu. L’aurais-je lu autrement si je l’avais connu ? Sans doute. Mais comme l’a expliqué Richard Malka, avocat de Charlie et ami de Causeur, les gamins (et même les adultes d’ailleurs) qui le lisaient dans Charlie ne le connaissaient pas plus que moi. Ils n’avaient pas le son. Et sans le son, Siné ne me fait pas rire.

Plus que les provocations de Siné, c’est l’argumentation de certains des témoins cités par sa défense qui laisse songeur, voire vaguement inquiet. À peine caricaturé, le propos de l’écrivain et éditeur Jean-Marie Laclavetine peut se résumer ainsi : le problème n’est pas tant l’antisémitisme imputable à la fois à la misère sociale et à la sauvagerie de Tsahal mais l’accusation d’antisémitisme qui pèse sur toute personne osant critiquer Israël. Point de vue également défendu par le sympathique Frédéric Bonnaud qui recommandait il y a peu dans Siné Hebdo, sous le titre « Leçon de maintien » de dire « Tsahal » et même « Tsahal mon amour » et « d’éviter absolument les termes de « tueurs de bébés » » – pour échapper à l’infamante accusation bien sûr. Bonnaud aussi doit penser que les juifs ont le bras long. Et il est sympa pour de vrai, Bonnaud, du côté de ceux qui en bavent. Pareil pour Bedos. Bon, il a ses limites, Bedos : on lui raconte que le matin même, à la barre où il s’exprime, Siné a déconné sur les femmes voilées grommelant « C’est vrai, quand je vais au supermarché à Noisy, j’ai l’impression d’être à la mosquée ». Il se tourne vers lui : « Tu m’emmerdes. »

Dans le fond, ce qui doit tout régler, balayer tout doute et toute question, c’est qu’on est entre gens de gauche, ce qui signifie, entre autres privilèges, qu’on a toujours d’excellentes et nobles raisons de détester et de réclamer excommunications et bannissements. Pour la salubrité morale de tous. L’ont-ils tant haï, le « F-haine »… C’est au nom des valeurs de gauche qu’on dénonce les juifs/Israéliens. Bonnaud again, la semaine suivante : « Depuis que les juifs ont un Etat devenu selon eux le premier rempart de l’Occident contre les masses fanatiques de l’islam, ils s’en prennent à d’autres sémites. Tout change, rien ne change. » En bon français, ça veut dire que les juifs sont les nouveaux antisémites – et avec l’antisémitisme, on ne transige pas[3. Confirmation inopinée. Je dépasse deux sexagénaires devant une école maternelle à la porte de laquelle est accroché un bouquet de fleurs à la mémoire « d’enfants déportés parce qu’ils étaient juifs ». L’un d’eux, à l’autre : « Tu te rends compte de ce qu’ils font aux Palestiniens maintenant ! C’est dégueulasse… ils n’ont pas de morale. »].

D’accord mais comme disait l’autre, que faire ? À part répondre, et encore pas toujours, rien. Surtout, ne pas se la jouer « heures les plus sombres de notre histoire » ni intenter des procès absurdes qui ne font qu’entretenir le sentiment qu’on ne peut rien dire sur les juifs. Arrêter de voir des antisémites là où il n’y en a pas. Arrêter de se demander si X ou Y ou Z le serait un peu, beaucoup ou passionnément, on s’en fout. Enfin, arrêter de se raconter des craques. Ce qui entretient les stéréotypes du vieil antisémitisme, celui qui fantasme un monde sous la coupe de juifs riches et puissants, ce ne sont pas tant les éructations de Siné que la diffusion en boucle des images de Gaza et des commentaires afférents, et sans doute la bonne bouille de Bernard Madoff en qui beaucoup voient le nouveau visage de la « banque juive » (il est banquier et par ailleurs juif – comme nombre de ses victimes). Et contre CNN ou Al Jazeera, aucun tribunal ne peut rien.

Février 2009 · N°8

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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