Les Robinson du Plessis


Les Robinson du Plessis

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« À quoi ça sert de faire des études d’architecture ou d’urbanisme si c’est ça que veulent les gens ? » : cette question pêchée dans un forum d’architectes résume la pensée dominante de la profession. Ça, ce sont les quartiers « Cœur de Ville » et « Cité-jardin » flambant neufs mais résolument néoclassiques implantés depuis le début du siècle en plein centre du Plessis-Robinson.

Le Plessis-Robinson ? Trois kilomètres carrés situés quelque part au fin fond des Hauts-de- Seine entre Clamart et Châtenay-Malabry, presque à la lisière de l’Essonne et des Yvelines. Après des décennies de gestion de gauche, cette banlieue rouge vire RPR à la fin des années 1980 pour cause d’usure du pouvoir et de désindustrialisation, un phénomène qui touche l’ensemble du département[1. Pour le seul scrutin de 1983, PC et PS perdent Suresnes, Antony, Châtillon et Levallois.]. Mais là où beaucoup de jeunes maires de droite du « 9-2 » auront pour seul objectif le rééquilibrage sociologique de la population, donc construiront à tour de bras de la copropriété pour CSP+ sur les friches industrielles, au Plessis, Philippe Pemezec se lance dans un pari nettement plus osé : donner une âme à sa cité-dortoir. À coups de pelle, de pioche et de projets qui font hurler les disciples de Le Corbusier.

Résultat, il suffit d’aller sur place pour constater qu’on n’a pas, mais alors pas du tout, l’impression d’être dans une ville nouvelle : immeubles haussmanniens, tourelles en ardoise façon « La Belle au bois dormant », fontaines ornementées, passerelles en bois, et même curieux manoirs néogothiques qu’on croirait transférés pierre par pierre par un déménageur fou depuis le Sussex ou le Connecticut. Et au milieu coule une rivière – artificielle, la rivière, mais qui s’en soucie ?[access capability= »lire_inedits »]

Bref un mélange sucré-salé entre quartier parisien et village médiéval avec, en bonus, une petite touche écolo. Pemezec a fait de son plan architectural son cheval de bataille et son programme électoral. Un projet qui dépasse les clivages politiques, emportant à chaque fois un succès plus important, jusqu’à 77,03 % dès le premier tour de ces municipales 2014.

Vendredi, jour de marché. Sous la halle néo- Baltard, c’est un festin rabelaisien. On est à une semaine des élections, le maire serre des mains à n’en plus finir. « Il vient toujours, même quand on ne vote pas », me souffle un marchand de primeurs derrière ses monticules de fruits et légumes. Deux amies, une blonde et une rousse, bras dessus bras dessous, se posent devant l’élu. La blonde : « J’adore la ville ! » La rousse : « Elle vient de s’installer ! Moi je veux venir aussi ! » Gaies comme des pinsons, les deux sexagénaires étaient voisines à Clamart. « Mais là, j’ai tout à côté », reprend la blonde. La rousse : « C’est pour ça que je vais déménager. » Et le duo s’envole en gringottant…

Même les opposants y trouvent leur compte. Julie, coiffeuse, raconte, tout en faisant la queue pour un carré d’agneau : « Moi, je jetterais le maire mais je garderais l’architecture. Certains disent que c’est Disney ici, mais y’a rien à dire, c’est un petit village à côté de Paris, et ceux qui n’aiment pas peuvent aller à La Défense si c’est leur truc ! »

Dans la foule gourmande des Robinsonnais, on trouve pas mal de chalands venus des communes voisines. Jeanne vient d’acheter un bouquet d’anémones : « Il y a un marché à Clamart, mais je préfère venir ici. Là-bas, on ne trouve rien, et puis, il n’y a pas de parking. » Les marchands ont la niaque, les affaires ont l’air de rouler. Malgré tout, certains grognent : la ville est victime de son succès. Samy vend des vêtements sous une tente à l’extérieur de la grande halle. Il n’aime plus trop travailler au Plessis : « Les stands deviennent trop chers. Du coup, les prix des produits augmentent aussi. Les légumes sont beaucoup plus chers ici qu’à Malakoff. » C’est indéniable, la cité prend de la valeur et le coût de la vie suit. Les prix de l’immobilier ont atteint ceux de La Défense, bien plus proche de Paris, et surtout infiniment mieux desservie par les transports en commun. Les tours vitrifiées de Puteaux et de Courbevoie courent après leur splendeur d’antan, alors qu’on s’arrache les 3-pièces-cuisine du Cœur de Ville, à vingt minutes à pied du RER, en marchant vite.

Malgré cet engouement et les nombreuses récompenses urbanistiques reçues par la ville[2. Notamment le prestigieux prix européen d’architecture Philippe-Rotthier, en 2008, au titre de la « meilleure opération de renaissance urbaine dans une ville de banlieue ».], l’architecture néoclassique dite « douce », professée par François Spoerry[3. Architecte de renommée mondiale, créateur, entre autres de Port-Grimaud. Il a été le concepteur du nouveau centre-ville. Après sa mort en 1999, son disciple Xavier Bohl a pris le relais.], reste méconnue. Le Moniteur, le journal de référence des professionnels du bâtiment, « boycotte la ville » dénonce le maire. L’élu explique ce silence dans son livre, Bonheur de ville, par la « connivence de la presse architecturale avec les grands groupes industriels dont l’objectif est de couler le plus de béton possible ». Xavier Bohl, architecte en chef des nouveaux quartiers du Plessis-Robinson, surenchérit : « L’essentiel de la profession, les syndicats, les grandes revues d’architectes ne nous ont jamais reconnus. Notre mouvement est marginalisé. »  Contactée à ce sujet, la direction du journal Le Moniteur n’a pas souhaité s’exprimer.

Quand elle n’est pas ignorée, l’expérience locale est méprisée. « Il est pas frais, mon pastiche ? » titre Télérama dans un article sur Le Plessis[4. Télérama, 20 juin 2009.]. Pour Xavier de Jarcy, envoyé spécial de l’hebdo en grande banlieue, l’expérience est « un crime contre l’imagination ». Le pire, constate mon énervé confrère, c’est que ce « style pseudo- régionaliste gnangnan » plaît aux personnes qui y habitent. À quand une loi protégeant les banlieusards contre leur mauvais goût ? « Le dédain des architectes pour ces habitations est le reflet de leur dédain pour les gens », commente Xavier Bohl. Décalage qui dévoile comme un problème de fond : les professionnels ont-ils une vague idée de ce que veut la population ? Du reste, ont-ils le moindre intérêt pour les désirs de ces profanes ? « Il faut revenir au bon sens, suggère l’architecte David Orbach, récemment converti à la manière douce. Quand vous allez au Plessis, vos pieds vous portent vers la Cité-jardin ou le nouveau Cœur de Ville : c’est là que vous irez prendre un café, pas dans le quartier gris et austère au style moderne. Il suffit d’écouter son corps pour comprendre. »

Bien sûr, on peut toujours trouver à redire. Dans le forum de la Cité-jardin, les internautes discutent des problèmes de sonorisation de certains immeubles. Une fleuriste du Cœur de Ville, installée depuis deux ans, a déjà subi un dégât des eaux. Malgré tout, ils sont sûrs d’avoir fait le bon choix. Il est vrai que la perspective depuis l’avenue Charles-de-Gaulle est éloquente : d’un côté de la route, une ville d’un classicisme fantaisiste aux altières façades, de l’autre, des flopées de cubes clonés en béton gris, construits à peine dix ans plus tôt. Au Plessis- Robinson, comparaison est raison. [/access]

 

*Photo: Nastia Houdiakova.

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste à Causeur

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