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La palme de la démagogie


Sean Penn souhaitait récompenser un « film politique ». Politique, le film de Laurent Cantet l’est assurément. Une ambition dont nous ne saurions contester la légitimité, tant l’école de la République est au cœur des enjeux qui traversent la société française. L’unanimité des éloges – jusqu’à ceux du ministre Xavier Darcos – atteste pourtant d’un profond malentendu. Cantet a ainsi déclaré à L’Humanité que « le débat sur l’Ecole est suffisamment idéologisé pour que nous nous soyons montrés très vigilants à ce qu’aucun discours idéologique ne se glisse dans le film ». Louable neutralité, propre, se dit-on, au documentaire mais aussi au « réalisme social » dont son cinéma se revendique. Mais Cantet ajoute : « Mes positions politiques transparaissent à travers ma vision de l’école, c’est certain » (magazine du distributeur UGC). Voici donc un film politique qui réussit le tour de force de se soustraire à toute idéologie.

Or, idéologique, son film l’est incontestablement : il exprime son « désir d’une école plus ouverte à la réalité qui nous entoure, plus ouverte au langage, à la diversité, à la transmission, au fait de vivre ensemble, d’une école qui ne soit pas un sanctuaire où les élèves pourraient se débarrasser de ce qu’ils vivent et de ce qu’ils sont » (magazine UGC). Des propositions exprimées dans une phraséologie aussi vague que répandue – depuis le racolage publicitaire jusqu’à la communication politique – relevant d’un désordre intellectuel et langagier. Pour commencer, il faudra bien se pencher un jour sur cet usage omniprésent du terme « diversité ». Présentée comme le remède à tous les maux de la société française, la diversité se substitue à l’égalitarisme républicain jusqu’à devenir une fin en soi. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Pour Laurent Cantet, c’est la « diversité de profils dans la classe [qui] en fait la richesse. J’ai passé ma scolarité dans une petite ville de province. Nous étions entre « petits blancs », de la classe moyenne, parce que le collège unique n’existait pas encore. (…) Mes enfants me semblent beaucoup plus ouverts sur le monde en allant au collège à Bagnolet, dans une classe ressemblant à celle que je décris, que moi à leur âge », confie-t-il à Libération. De tels propos entretiennent une confusion malvenue entre la mission de brassage social de l’école et une vision ethniciste de la société. Les jeunes français issus de l’immigration sont enfermés dans le rôle d’éléments « exotiques » d’une civilisation mondiale fantasmée dont l’école serait le microcosme. Dans cet esprit, les termes « diversité », « métissage », « multiculturalisme » ou « mixité » sont employés indifféremment, sans jamais être explicités, privilégiant une conception esthétique de la société au détriment d’une véritable critique sociale.

Refusant d’offrir des références communes aux élèves, l’école de Cantet met l’accent sur leur personnalité et leur « créativité ». Comme le réalisateur le dit lui-même, « beaucoup de profs seront d’accord avec cette idée que les élèves n’apprennent rien si ils ne comprennent pas pourquoi ils doivent l’apprendre et que sans un certain plaisir à être à l’école, on n’apprend pas grand-chose. Le plaisir réside dans ces échanges, cette « tchatche », ces passes d’armes – les gamins aiment être dans l’opposition » (Regards). Il suffirait donc de « jouer le jeu de la confrontation, de la délibération, afin qu’une parole juste des élèves puisse surgir » (Télérama). Ce qui se traduit dans le film par des scènes de « stimulantes joutes verbales » où ni la « tchatche » des collégiens, ni la répartie du professeur ne parviennent à nous convaincre qu’il s’agit là d’un réel apprentissage. L’école ne sort pas grandie de la mise en scène appuyée de ce qui n’est qu’un pugilat verbal. Marin, le professeur du film, dialogue en effet, mais avec cinq ou six personnalités marquantes, et non pas avec l’ensemble de la classe. C’est la parole de ceux-ci qui est « libérée », et elle seule, écrasant celle de la majorité silencieuse réduite au rôle de spectatrice du conflit de prestige engagé entre ses camarades et l’enseignant. Pour que son cours se fasse au bénéfice de tous, il lui faudrait limiter cette parole intempestive, et donc établir son autorité. S’il ne le fait pas, c’est parce qu’il refuse d’endosser la légitimité de sa fonction.

Rejetant la mise à distance (l’école « n’est ni une forteresse, ni un sanctuaire », dit-il à La Croix), le professeur adopte une approche compassionnelle qui relègue au second plan la transmission des connaissances. Qu’enseigner en effet lorsqu’il s’agit d’abord « d’accepter une remise en question du savoir par les élèves » ? Bégaudeau se refuse à s’associer au rôle salutaire d’une école dont les murs devraient faire écran entre les difficultés quotidiennes des enfants et leur découverte des savoirs. Ainsi, flattant les petites individualités – la sienne y compris –, il adopte une pédagogie de la séduction qui révèle un désir de fusionner avec une éternelle adolescence qu’incarneraient ses élèves. François Bégaudeau revendique lui-même une certaine immaturité : « Je ne suis pas né prof et je suis assez peu adulte. Or, un prof se doit d’être un « suradulte ». J’ai toujours eu du mal à dire à un élève : « Il faut penser à ton avenir », alors que je n’aime rien tant que les jeunes qui s’en foutent » (Première). Cet esprit de démission s’explique par le souhait d’instaurer un rapport d’égalité entre le professeur et ses élèves. De toute façon, « aucun prof ne peut prétendre être un bon prof ». Sa mission, dès lors ? « Se mettre à leur niveau », « aller les chercher », « négocier avec la classe ». Avant même d’enseigner quoi que ce soit, les « prérequis » de la transmission des connaissances sont eux-mêmes discutés (silence, discipline, autorité – rien ne va de soi). Or, l’enseignement est une activité inégalitaire par essence, le savoir et la responsabilité étant d’un côté et pas de l’autre. Ceux qui n’assument pas cette position se justifient souvent à la manière de Cantet lorsque celui-ci dit, par exemple, que l’école serait « un terrain d’expérimentation de la démocratie, de la citoyenneté ». C’est une « école d’après l’école » qui est ainsi décrite, recherchant désespérément l’égalité, elle ne la trouve que dans la médiocrité pour tous ; une post-école qui favorise l’exclusion qu’elle prétend combattre.

Quoi qu’en dise Laurent Cantet, Entre les murs est donc un film à forte charge idéologique. S’il s’en défend, c’est pour mieux contredire le « fantasme actuel de la faillite scolaire » (Télérama) et couper court à toute critique en la disqualifiant. Comme chacun sait, l’idéologue, c’est toujours l’adversaire. Ainsi, neutre mais engagé, dans le confort de ses idées vagues, il célèbre les manifestations du désastre éducatif. Le bilan que tire François Bégaudeau de vingt ans de dérives pédagogiques se passe de tout commentaire : « Moi, je crois à l’évolution des choses, que ce soit dans le langage, le corps, les mœurs… Je pense que l’on gagne là où l’on perd. Depuis une dizaine d’années, on a affaire à une génération de jeunes beaucoup plus doués physiquement. Le corps bouge mieux. On a sans doute gagné en énergie ce que l’on a perdu en culture classique ou en qualités argumentatives. »

Entre les murs

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Laurent Dauré est étudiant en cinéma (Paris III), critique à la revue Versus. Dominique Guillemin est professeur d'histoire-géographie dans un collège parisien, doctorant à l'université de Paris I.

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