Jean-Claude Pirotte, pour toujours


Jean-Claude Pirotte, pour toujours

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Il faudrait aimer et lire les poètes quand ils sont encore là, avant qu’ils deviennent des classiques et que leur parole vivante, chaude comme la peau d’une fille au cœur de l’été, soit l’objet d’études plus ou moins savantes, enveloppée dans la cellophane universitaire et disséquée par des étudiants plus ou moins adroits. On me dira que c’est le prix de la postérité. Sans doute. Il y a tellement eu d’écrivains très connus de leur temps qui ont sombré dans le néant à peine les clous plantés dans leur cercueil que la postérité est la vraie revanche des oubliés, des méconnus, des francs-tireurs.

J’ai confiance en celle de Jean-Claude Pirotte, qui est mort le 24 mai 2014, à soixante-quatorze ans, d’un cancer. Son nom circulait déjà depuis au moins une génération comme un mot de passe entre quelques amis dont le nombre ne cessait de grandir bien avant qu’il reçoive en 2012, coup sur coup, le Grand Prix de l’Académie française de poésie et le Prix Robert-Sabatier, nouveau nom du Prix Goncourt des rimailleurs. C’était très généreux de la part de ces nobles assemblées. On pourrait chipoter en disant que, dans les deux cas, les jurys se sont aperçus que Pirotte était en train de mourir et que cela lui ferait une consolation. Seulement, Pirotte était inconsolable, c’est même pour cela qu’il était un poète : « Je reproduis avec facilité l’atmosphère un peu doucereuse et oisivement méditative de ma vie de toujours, avec quelques livres, un peu de musique, beaucoup de silence, et le goût du chocolat noir des longues soirées. », écrit-il ainsi dans Le Voyage en automne.[access capability= »lire_inedits »]

 Deux livres posthumes de lui sortent cet automne, justement. Cela tombe bien, c’était sa saison préférée : Portrait craché, un roman, et Une île ici, un recueil de poèmes. Ils racontent la maladie avec une élégance et une ironie toutes stoïciennes. Dans Portrait craché, pour la première fois, Pirotte passe à la troisième personne, le plus sûr indice qu’il était en train de prendre ses distances avec lui-même avant un congé définitif.

Je me demande si ces précisions sur le genre littéraire de ces deux livres sont bien utiles. Pour les libraires et les éditeurs, sans doute. Pour les lecteurs, j’en suis moins sûr. L’écriture comme l’univers de Pirotte sont en effet les mêmes dans tous ses livres, qui mêlent parfois dans une souveraine liberté et un joli désordre des fragments de récits, des considérations sur la littérature, des poèmes, des portraits de femmes, des récits de voyages plus ou moins immobiles. On appelait jadis ces livres-là des « mélanges », et on conseillerait volontiers Il est minuit depuis toujours ou encore Plis perdus. Ce serait de bonnes introductions à Pirotte, ou de bonnes ouvertures comme on dit en musique, là où sont annoncés tous les motifs de l’œuvre, motifs incessamment répétés, modulés, qui sont chez lui ceux de l’enfance, de l’errance, du vin, des paysages, des livres, des petites villes d’importance secondaire déjà célébrées par Larbaud pour leur qualité de mélancolie et le cadre apaisé, suranné qu’elles offrent à ceux qui veulent se poser un peu parce qu’ils fuient des souvenirs, des femmes suicidées ou même la justice.

Ce fut le cas de Pirotte, qui connut le sort des hommes en cavale et donna même ce beau mot comme titre à un autre de ses romans. Mais avant d’en arriver là, il faut d’abord savoir que Pirotte, comme tant de très grands écrivains français (Simenon, Michaux), est belge. Après une enfance namuroise dans une famille où il s’ennuie, il passe une partie de son adolescence et de sa jeunesse en Hollande, une Hollande qu’il saura rendre lumineuse, sensuelle, érotique presque, une Hollande qui lui apparaîtra toute sa vie comme une Atlantide, la même Hollande ou presque que celle du Baudelaire de « L’Invitation au voyage », la Hollande du luxe, du calme et de la volupté. Il faut lire Une adolescence en Gueldre, roman d’apprentissage plein de balades à vélo, de cuites au bord des canaux et de grandes serveuses blondes aux yeux gris, mais aussi La Pluie à Rethel, où les souvenirs reviennent à l’homme en fuite, caché dans un meublé et seulement entouré de ses cigarettes, de quelques livres et de bouteilles de vin : « Ombres mouvantes de l’après-midi hollandaise. La route aux larges courbes fraîches. Les mains effilées et brunes de C. sur le volant noir. Sa chevelure libre et les blés ondoyants de la Gueldre. »

Oui, Pirotte, longtemps, a été un hors-la-loi. Avocat, il est accusé en 1975 d’avoir aidé à l’évasion d’un client. Il quitte la Belgique et ne reviendra pas, même quand la prescription arrive, en 1981. Entendons-nous bien : quand on dit qu’il ne reviendra pas, c’est qu’il ne reviendra jamais à sa vie d’avant, que sa dilection pour le vagabondage, la fréquentation des réprouvés et des ivrognes, les résidences passagères en Champagne, dans les Charentes, les Ardennes, le Jura, la Catalogne ou le Portugal, que ce soient des cabanes de clochard rural ou des appartements prêtés par des amis, des maisons qui menacent ruine au bord de la mer ou des cellules de garde à vue, tout cela ne le quittera plus.

C’est que Pirotte est un paysagiste, mais pas à la façon marmoréenne du géographe Louis Poirier, alias Julien Gracq. Non, les paysages de Pirotte sont mobiles, frémissants, émouvants. D’ailleurs, à l’occasion, il était peintre, et quand vous receviez ses lettres, il y avait toujours sur l’enveloppe une petite encre qui représentait un lointain, un chemin qui ne menait nulle part, un « pays où l’on n’arrive jamais », pour reprendre le titre d’un célèbre livre d’André Dhôtel, un de ses amis qu’il considérait comme un écrivain majeur. Parce que Pirotte, en plus, était un formidable passeur. Le lire, c’est aussi découvrir une histoire souterraine de la littérature avec des écrivains à son image, c’est-à-dire des stylistes qui ont poussé très loin l’art de rendre au français sa clarté modeste, son incandescence sous le givre : Joubert, Chardonne, Marcel Arland, Henri Thomas, Jean Follain, Philippe Jaccottet, Georges Limbour, Cingria, Georges Perros. Si ces noms, pour la plupart, ne disent plus grand-chose aujourd’hui, c’est davantage à cause du mauvais goût contemporain et des impératifs commerciaux de l’édition de ce temps que d’un quelconque snobisme pour happy few. Dans la bibliothèque nomade de Pirotte, et parce qu’il faut voyager léger quand on extravague sur les départementales, il n’y avait que des livres qu’il avait lus deux fois et qu’il avait toujours envie de relire.

Pour Pirotte, même le vin était un paysage, et il savait non seulement le boire avec excès comme il se doit, mais en parler, et bien en parler, comme dans Expédition nocturne autour de ma cave ou Les Contes bleus du vin. Il n’est pas interdit de voir en lui notre moderne Li Po : toujours un peu en délicatesse avec l’autorité, poète et franc buveur, avec la terre pour oreiller et le ciel pour couverture. Il était aussi, et c’est sans doute ce qui nous touche le plus aujourd’hui, à une époque où il y a de moins en moins de zones blanches dans le Grand Réseau, un homme qui avait développé une véritable technique, ou une morale, ce qui revient au même, pour être injoignable. Ce qu’il est devenu pour toujours au mois de mai dernier, sauf pour ceux qui sauront le retrouver à chaque page de ses livres, évidemment. Et, qui sait, suivre son art poétique, qui est aussi un art de vivre : « J’avais envie d’écrire un poème par jour. Dans le temps, quand je vagabondais, c’est ainsi que je me souvenais des lieux. Un arrêt, un poème, trois vers, trois mots, le nom d’une rue, d’une place, d’un inconnu dont le buste vert-de-gris paraît frissonner sous le soleil chauffé à blanc. » [/access]

Portrait craché et Une île ici (Cherche Midi et Mercure de France).

La plupart des livres de Jean-Claude Pirotte sont disponibles aux Éditions de la Table ronde, au Temps qu’il fait, au Cherche Midi et au Mercure de France.

*Photo: Hannah

Octobre 2014 #17

Article extrait du Magazine Causeur



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