L’islam à l’envers d’Abdennour Bidar


L’islam à l’envers d’Abdennour Bidar
(Photo : Hannah Assouline)
(Photo : Hannah Assouline)

Abdennour Bidar a succédé à Adelwahab Meddeb sur France Culture comme voix musulmane indépendante, critique, innovatrice. Il avait publié auparavant, en 2006, un essai au titre paradoxal, Self islam, dont il a explicité ensuite les soubassements exégétiques et philosophiques dans L’Islam sans soumission, désormais en poche. D’un titre provocant à l’autre, il poursuit une réflexion audacieuse. Le premier livre a pu paraître simplement désinvolte : l’islam comme on veut, dont on prend et dont on laisse. Pratique atypique d’un marginal, trop français pour être représentatif, une curiosité. L’Islam sans soumission oblige à considérer de plus près l’entreprise de Bidar.

L’auteur affirme d’abord que, loin de se livrer à une provocation effrontée, il a décrit dans Self islam un comportement répandu, peut-être dominant, en Europe aussi bien qu’en terre d’islam, celui du croyant qui ne veut plus vivre « ligoté de toutes parts », accablé de commandements, qui voit la charia non pas comme une « loi édictée » mais comme « mise en route » pour quoi le Coran donne des « conseils de vie spirituelle ». Mais, pour passer de l’islam institué à l’islam libre, il ne suffit pas, comme font beaucoup de « réformateurs », de critiquer les sociétés musulmanes, il faut arracher les croyants à une « servitude spirituelle », dont la servitude sociale qu’ils font subir, notamment aux femmes, est « l’ombre portée».[access capability= »lire_inedits »]

Un autre islam est possible ! nous dit Bidar, mais pour le faire apparaître il faut lire le Coran à partir de son noyau essentiel, ce que Jacques Berque, l’un des islamologues de référence pour Bidar (avec Henry Corbin), appelle le kérygme musulman – expression chrétienne. Ce kérygme, Bidar le dégage en retraduisant et en réinterprétant le début du verset 30 de la deuxième sourate : Dans la Pléiade on lit « ton Seigneur dit aux anges : “Je vais établir un lieutenant sur la terre…” », lieutenant traduisant khalifat, alors que Bidar entend par ce mot « successeur », donc « héritier ». Ainsi, ce que le Coran annonce, c’est le retrait de Dieu, libérant « le champ de l’existence pour l’intelligence et la volonté de l’homme-khalifat. » Au ritualisme passif, de prosternation, qui est pour le fidèle rapprochement de Dieu par annulation de soi, A. Bidar oppose une séparation entre l’activité humaine créatrice et une transcendance à quoi donne accès la vie intérieure.

L’homme héritier de la divinité qui se déverse en lui ! En défense de cette thèse, A. Bidar mobilise à l’occasion des textes et commentaires chrétiens, en particulier le commentaire que fait la psychanalyste Marie Balmary de la parabole des talents (Matthieu 25 et Luc 19). Balmary, comme Bidar, croit que Dieu ne confie pas des « dépôts », ne consent pas des délégations, mais qu’il fait des dons. Reste que, dans les Évangiles, le « Maître », une fois revenu, juge les usages qu’on a fait de ses libéralités. Ceci éloigne de la thèse de l’héritage, laquelle, dans le Coran même, est démentie par les nombreuses vocations d’un jugement post mortem, dont Bidar n’a cure.

Ceci n’est pas dans sa perspective, il tient à ce que le dispositif coranique soit non seulement l’inverse du dispositif chrétien mais plus radical que celui-ci. Inverse, parce que dans l’islam, Dieu « ne vient pas à l’homme » mais lui laisse ce monde. Mais surtout plus radical : l’incarnation christique élève l’humanité devenue partenaire historique du Fils de Dieu puis de son Église. Mais c’est ce partenariat, ce partage de l’historicité entre le spirituel et le temporel qui fera de l’histoire de l’Occident une longue révolte contre un Dieu trop proche. La « sortie de la religion » qui en résulte, A. Bidar ne la voit pas comme une catastrophe, mais il regrette qu’issue d’une révolte, elle ait induit une idée de l’homme, diminuée, donc désespérante (cf le Sisyphe de Camus) voire inexistante : la culture des droits de l’homme n’a pas d’idée de ce qu’est l’homme. L’Occident a les mains actives et le cœur vide. À cette déprime pourrait échapper un islam sorti lui aussi de la religion mais par héritage, sans conflit, à travers l’expérience humaine de « la productivité infinie de la vie juste » jusqu’à pouvoir « se passer de Celui dont [l’homme] a incorporé la puissance ». Cette « félicité de l’homme sans Dieu » pourrait être l’apport de l’islam à une future humanité spirituellement unifiée.

Très logiquement, cette théodicée négative conduit à mettre en doute l’existence même d’un personnage devenu inutile. Chez Bidar, une transition vers l’islam débarrassé de Dieu est même assurée par le thème de la consubstantialité de Dieu et de l’homme. Le Coran place en exergue à chaque sourate : Au nom de Dieu :/celui qui fait miséricorde,/ le Misécordieux ». Au lieu de « Miséricordieux », Bidar propose « le matriciel », celui qui nourrit l’homme de sa propre substance. Par conséquent, il n’y a pas de différence de nature entre le créateur et la créature ; Dieu peut ne plus être que ce à travers quoi « l’humanité a pu en réalité se chercher elle-même… s’ouvrir progressivement à la perception et à la jouissance de sa propre infinité » (169).

Divagation que tout cela ? Sans doute beaucoup le pensent-ils, la preuve en est que ce livre ambitieux d’un auteur connu n’a été pris en considération ni par les spécialistes ou porte-parole de l’islam, ni par ceux que sa réaffirmation inquiète. Pourtant, valide ou non, cette étonnante démarche dit sur l’islam quelque chose d’important : il faut que la « maladie de l’islam » soit grave, sa « culture de la soumission » ancrée, pour qu’il faille envisager comme remède un pareil chambardement, cette relecture complète, inverse, de la révélation coranique. En islam, l’autonomisation du domaine civil apparaissant impossible, c’est le domaine religieux qu’on est amené à réduire avec les armes que fournissent les idées d’héritage et de consubstantialité (Dieu matriciel), et même en inversant le rapport entre Dieu et l’humanité. Ceci apparaît le mieux si l’on interroge le pivot du récit musulman : la « clôture de la révélation » avec Mahomet. Ou bien, dit A. Bidar, c’est le moment de la législation définitivement fixée, ou bien (134) « Dieu nous a jugés assez mûrs désormais pour arrêter le flux de son message et nous laisser nous diriger nous-mêmes ». Nous léguant pour cela « ses propres puissances ». En islam, Dieu est tout ou rien.

À quoi mène donc le renversement du dispositif islamique traditionnel, l’islam inversé, retourné contre lui-même, que propose Abdennour Bidar ? Qu’en est-il de la faisabilité de son entreprise et des perspectives qu’elle offre ?

1° La radicalité du remède proposé porte à douter qu’il soit applicable. Bidar propose un « kérygme musulman » mais il ne montre pas comment les musulmans pourraient passer de leur pratique actuelle au monde infiniment dégagé qu’il désigne sans pouvoir invoquer d’autres exemples que les expériences individuelles de mystiques chiites. Même si le « self islam » s’étendait, sa voie ne serait pas, croit-on, une réforme de l’islam mais un simple éloignement à son égard.

2° Si, opérant la volte-face proposée, l’islam se trouvait l’initiateur de l’unité spirituelle qu’appelle la mondialisation, y aurait-il vraiment lieu de s’en réjouir ? Selon la logique du monothéisme pur que suit Bidar, nous nous trouverions dans un vide sans repères. Entre le perfectionnement de chacun[1. Jean-Pierre Le Goff dans Malaise dans la démocratie, rapproche la proposition islamique de Bidar de la religiosité syncrétique, orientée aux souhaits de chacun qu’appelle notre individualisme mondialisé.] et la divinité (s’il subsiste rien de ce genre), aucune médiation ne serait disponible, aucune appartenance ni adhésion pour nous relier et nous éclairer. L’alliance, le prophétisme, le peuple ou la nation, ces notions qui, dans l’aire des religions bibliques, ont donné figure à la fois à la divinité et aux humanités, qui ont scandé l’historicité du monde, tout cela nous ferait défaut à jamais. L’islam libéré et même libertaire, l’islam à l’envers qu’envisage Bidar continuerait d’être suspendu à une révélation anhistorique, et nous avec s’il devenait notre modèle. Ce n’est pas ce que je nous souhaite.[/access]

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Mai 2016 #35

Article extrait du Magazine Causeur



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Essayiste, théologien, président des amitiés judéo-chrétiennes, Paul Thibaud a dirigé la revue Esprit.

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