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Français contre Français


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Le plus consternant, dans cette affaire de rapports sur l’intégration, est peut-être qu’on les ait fait disparaître du site de Matignon – qui plus est alors que le scandale avait déjà eu lieu –, c’est ballot. Ces rapports sont formidables, ces rapports ne nous engagent en rien, il n’y a jamais eu de rapports : décidément, on ne sort pas de cette histoire de chaudron. [access capability= »lire_inedits »]

Ce n’est pas très glorieux, mais le 13 décembre, lorsque la manchette du Figaro sur « Le rapport qui veut autoriser le voile à l’école » a lancé la polémique, je m’en suis atrocement voulu d’avoir raté un « scoop ». En effet, ce n’est pas pour nous vanter mais, grâce à la vigilance de Malika Sorel, vous avez été, chers lecteurs, les premiers informés de l’existence et du contenu de ces rapports, dont nous affirmions qu’on y retrouvait « tous les poncifs de la propagande anti-laïque, y compris l’autorisation du voile à l’école. » Mais quoique ces textes nous aient passablement enragés, nous n’avons pas cru bon de faire monter la sauce en « une » dès lors qu’ils ne constituaient pas une politique et que nous étions convaincus qu’ils n’étaient pas près de le devenir.

Ces scrupules nous ont-ils conduits à sous-estimer leur importance ? Ce n’est pas sûr. Certes, il peut être de bonne politique, et de bonne politique éditoriale, de crier avant d’avoir mal ou d’en rajouter dans le catastrophisme – le lecteur, comme l’électeur, ne déteste pas qu’on confirme ses plus sombres anticipations. Mais s’agissant d’une matière aussi inflammable que l’intégration des Français de souche récente, la situation est déjà assez inquiétante pour qu’on s’interdise de jeter de l’huile sur le feu en s’adonnant à un lectoralisme de mauvais aloi.

L’avenir de Causeur nous préoccupe, mais celui de la France tout autant. Si nous voulons mener la bataille des idées, et nous le voulons, il est temps de chercher à comprendre l’adversaire plutôt que de nous tenir chaud en le noyant sous un flot d’invectives ou en brandissant les mots « laïcité » ou « République » comme d’autres des crucifix ou des gousses d’ail. Nos coups porteront mieux dans un combat à la loyale.

Dès que nous avons pris connaissance des propositions extravagantes formulées par les fameux « groupes d’experts », il nous a paru clair que le gouvernement s’empresserait d’en jeter la plus grande partie à la poubelle, non pas parce que nous lui faisons une confiance aveugle pour défendre la laïcité et, plus généralement, le modèle républicain, mais parce qu’en politique, on a généralement raison de tabler sur l’intérêt bien compris des acteurs. En clair, on voit mal ce qui pousserait un Président déjà fort impopulaire à heurter frontalement des électeurs dont ses sondeurs doivent bien lui expliquer qu’ils sont franchement crispés par les revendications identitaires d’une partie de leurs concitoyens, notamment musulmans. Jean-François Copé a sorti les mots du dimanche pour promettre qu’il ne laisserait pas le Président « brader le modèle républicain » et accusé le gouvernement de faire du Mitterrand en « agitant le chiffon rouge pour faire monter le FN ».

On ne jurera pas que nos dirigeants soient incapables de calcul d’aussi bas étage, mais c’est peut-être leur prêter un machiavélisme qui s’accorde mal avec l’amateurisme dont on peut voir d’innombrables manifestations. Les cris d’orfraie poussés par la droite sont peut-être de bonne guerre. Il n’en reste pas moins vrai que l’abrogation de la loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école est aussi peu d’actualité que la réalisation du 50e engagement de François Hollande sur l’ouverture du droit de vote aux élections locales aux étrangers non communautaires.

Reste qu’en la matière, la minimisation serait aussi irresponsable que l’exagération. Si ces textes, qualifiés de « jargonnants » par Le Monde, ne révèlent pas les noirs desseins du Président, ils témoignent bel et bien de la progression d’une idéologie ouvertement différentialiste dans certains milieux, notamment associatifs, et dans certaines sphères du pouvoir et de la haute administration, en particulier au Conseil d’État, corps auquel appartiennent Christophe Chantepy, le directeur de cabinet du Premier ministre, ainsi que Thierry Tuot. En février 2013, celui-ci avait déjà remis à Jean-Marc Ayrault un Rapport sur la refondation des politiques d’intégration [1. Thierry Tuot, « La grande nation : pour une société inclusive », Rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration, février 2013.] dans lequel on pouvait lire ce passage, fort édifiant sur la vision que certains commis présumés de l’État ont de l’État qu’ils servent : « Droits et devoirs ! Citoyenneté ! Histoire ! Œuvre ! Civilisation française ! Patrie ! Identité ! France ! […] Dans quel monde faut-il vivre pour croire un instant opérante la frénétique invocation du drapeau ? […] Au XXIe siècle, on ne peut plus parler en ces termes à des générations de migrants […] On ne peut plus leur tenir un discours qui fait sourire nos compatriotes par son archaïsme et sa boursouflure. » Thierry Tuot a parfaitement le droit de penser que les termes « civilisation française », « patrie », ou même « France » relèvent de l’« archaïsme » et de la « boursouflure ». Mais les citoyens de ce pays ont aussi le droit de savoir qui le Premier ministre choisit pour le guider alors qu’il mijote une vaste réforme de la politique d’intégration. On n’a pas besoin d’être complotiste pour savoir que trois points, ça fait une ligne.

Quoi qu’il en soit, on peut penser, comme votre servante, que la sociologie militante et l’énarchie repentante se trompent radicalement, tant sur les causes du mal et sur les remèdes qu’il convient de lui apporter. Mais on doit au moins se mettre d’accord sur le diagnostic : une proportion notable des descendants d’immigrés récents peine à trouver sa place dans la société française. À partir de ce constat, deux visions de l’intégration s’affrontent en France et c’est de cela dont nous devons parler en admettant préalablement que toutes les deux ont leur légitimité.

Notre conception de l’appartenance, que l’on nommera « républicaine » pour faire court, est connue : elle repose sur l’alchimie du droit et de l’histoire, le droit qui fait de nous des égaux, l’histoire qui confère à certaines cultures un droit d’aînesse – « À Rome, fais comme les Romains ». On aurait pourtant tort de croire que l’on peut, au nom de l’antériorité et de notre préférence assumée pour l’aimable libéralisme de nos mœurs, balayer l’argument invoqué, par exemple, par les Indigènes de la République.

Nous sommes aussi français que vous, nous disent-ils, et à ce titre, notre façon de vivre, de nous habiller ou de nous marier est aussi légitime que la vôtre. Et de fait, votre copain Mohamed et votre copine Samira n’ont pas plus d’attaches ailleurs que la plupart des Français. Au nom de quoi leur imposerait-on d’accepter d’être soigné par une femme ou de se dévoiler à l’école ? Je comprends que Samira et Mohamed veuillent vivre comme leurs parents. Seulement, cela veut dire que, dans trois ou quatre générations, il y aura toujours, pour leurs descendants, un « vous » et un « nous ». Alors, je ne sais pas comment les convaincre, Samira et Mohamed, que justement, c’est ça la France : un pays où deux mariages et trois enterrements font de n’importe quel individu un « desouche » comme les autres. Échapper à ses parents n’interdit pas de les respecter.[/access]

*Photo: BAZIZ CHIBANE/SIPA.00644184_000006.

Janvier 2014 #9

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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