Journées des femmes, Ferme des mille vaches, Bruxelles


Journées des femmes, Ferme des mille vaches, Bruxelles
Sipa. Numéro de reportage : REX40329072_000011.
ferme mille vaches bruxelles
Sipa. Numéro de reportage : REX40329072_000011.

 

La Journée des femmes (13 mars 2016)

Élisabeth Lévy : La Journée des droits des femmes est l’occasion de rappeler que les femmes sont agressées, harcelées, mal payées, et en prime, parfois complimentées sur leur minois.

Alain Finkielkraut : Le soir du 8 mars, je regardais distraitement la télévision quand j’ai vu débouler sur le plateau du Grand journal trois parlementaires, la bouche peinturlurée par un rouge à lèvres écarlate comme on n’en fait plus. On aurait dit trois travestis surgis d’un buisson du bois de Boulogne des années 1970. Ces députés maquillés voulaient signifier, en franchissant symboliquement la barrière des sexes, leur solidarité avec les femmes violées, les femmes outragées, les femmes martyrisées, les femmes confrontées au sexisme ordinaire jusque sur les bancs de l’Assemblée nationale. Comme beaucoup d’autres hommes à la même date, ils faisaient ainsi « un petit geste pour une grande cause ». Médusé, j’ai d’abord eu le fou rire, puis les larmes me sont venues en pensant aux ravages de l’identification compassionnelle. Comme l’a montré admirablement Tocqueville, la pitié, à l’âge démocratique, ne connaît pas de frontière : « Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes ayant à peu près la même manière de penser et de sentir, chacun d’eux peut juger en un moment des sensations de tous les autres. Il jette un coup d’œil rapide sur lui-même, cela lui suffit. Il n’y a donc pas de misère qu’il ne conçoive sans peine et dont un instinct secret ne lui découvre l’étendue. En vain s’agira-t-il d’étrangers ou d’ennemis : l’imagination le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose de personnel à sa pitié et le fait souffrir lui-même tandis qu’on déchire le corps de son semblable. »

Face à cette reconnaissance sensible de l’homme par l’homme, je ne plaide évidemment pas pour l’imperméabilité et le repli sur soi. « Pour que le Mal triomphe, a écrit très justement Edmund Burke, il suffit que les braves gens ne fassent rien. » Mais je me suis rendu compte, en regardant la télévision l’autre soir, qu’à force de « Nous sommes tous », on oublie l’altérité de l’autre et on finit par noyer la beauté du monde dans le pathos de l’indifférenciation.[access capability= »lire_inedits »]

Avec cette solidarité spectaculaire, il s’agissait aussi pour les progressistes de reprendre la main et de désamorcer les événements de la Saint-Sylvestre à Cologne. À ceux qui auraient été tentés d’y voir un choc des cultures et des historicités, on a voulu rappeler que le machisme et le harcèlement sexuel sont de toutes les latitudes. Il n’y a pas d’islam, il n’y a pas d’Occident, ont dit les progressistes, il n’y a, en guise d’Histoire, que l’humanité qui, dans sa longue marche vers l’émancipation, se heurte mondialement aux forces réactionnaires.

Pierre Bourdieu expliquait en 1998 que la société berbère était une « image grossie » de notre univers social et il réussissait l’exploit de ranger dans la même rubrique – domination masculine – la condamnation des femmes « à n’exister que par et pour le regard des autres, en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles » et la fureur sexuelle qui naît de leur claustration. Le 8 mars 2016 a été l’occasion de rééditer l’exploit et de faire oublier, en appelant à continuer le combat, que nous avons quelque chose de précieux à défendre : la place des femmes dans notre civilisation.

 

La ferme des mille vaches (20 mars)

Vous êtes particulièrement remonté contre la « Ferme des mille vaches » installée à Drucat, dans la Somme. Pourquoi ?

Lisons pour commencer Max Horkheimer : « Il fut un temps où tout effort de l’art, de la littérature, de la philosophie consistait à exprimer le sens des choses, à être la voix de tout ce qui est muet, à doter la nature d’un organe afin de faire connaître ses souffrances ou, dirons-nous, d’appeler la réalité par son nom légitime. Aujourd’hui, on réduit la nature au silence. »

Ce « on », c’est la méthode, c’est la raison devenue purement opérationnelle. À cette raison, les vaches apparaissent comme de purs instruments. La rentabilité justifie leur existence et la production la résume : production de viande, production de lait, et aussi, depuis peu, production de méthane.

La ferme des mille vaches pousse cette logique à son paroxysme. Les bêtes inséminées à intervalles de plus en plus rapprochés pour que leurs mamelles soient toujours pleines, ne voient jamais le ciel, ne foulent jamais l’herbe, mais seulement le béton, et ne sortent de la logette individuelle où elles sont confinées que pour aller, trois fois par jour, à la traite. Le nom de ce lieu est donc un mensonge. La ferme des mille vaches n’est pas une ferme. C’est une usine dont les vaches sont tout ensemble les ouvrières et les machines. Nous avons beau être modernes, c’est-à-dire méthodiques, quelque chose en nous se révolte contre un tel traitement. Et l’autre jour, au tribunal d’Amiens, devant les juges des référés, un événement extraordinaire a eu lieu : des vaches ont été représentées, la voix de tout ce qui est muet s’est fait entendre. Il s’agissait d’obtenir la nomination d’un expert indépendant, non pas pour mesurer l’impact environnemental de l’usine de Drucat, ou pour vérifier la qualité du lait, mais pour savoir à quoi s’en tenir sur le bien-être des bêtes. Cette action se fondait sur un article du Code rural qui définit les animaux comme des êtres sensibles et qui impose à leur propriétaire de « les placer dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de leur espèce ». L’enjeu, c’était le rétablissement de la différence entre les deux significations du mot « pouvoir ». Le pouvoir comme permission et le pouvoir comme possibilité. Là où le français n’a qu’un verbe, l’anglais en a deux : I may et I can. Sous l’empire de la méthode, la possibilité vaut permission, I may what I can. C’est la définition même de la démesure, mais à la différence de ce que les Grecs désignaient sous le nom d’hubris, notre démesure ne s’identifie pas à la démence. Elle n’est pas fureur mais froideur, elle n’est pas folie mais calcul, elle ne sort pas du logos, elle en relève. Cette rationalisation intégrale du réel met les animaux à la torture et condamne l’humanité à une effrayante solitude. En privant les vaches de pâturage, nous nous privons nous-mêmes de tout contact, même visuel, avec elles. Voulons-nous vraiment qu’un gigantesque technocosme se substitue à la terre et au monde ? L’homme est-il voué à ne rencontrer partout que lui-même, ses images et ses produits ? Écoutons maintenant Claudel : « Dans ma jeunesse, les rues étaient pleines de chevaux et d’oiseaux. Ils ont disparu. L’habitant des grandes villes ne voit plus les animaux que sous l’aspect de la chair morte qu’on lui vend chez le boucher. La mécanique a tout remplacé, et bientôt, ce sera la même chose à la campagne. Les animaux faisaient l’alliance entre la terre et l’homme, il y a un tas de services que nous rendaient ces humbles frères, et où ils mettaient une âme capable d’affection et de dévouement obscur. […] Maintenant, une vache est un laboratoire vivant qu’on nourrit par un bout et qu’on trait à l’électricité par l’autre. »

Sont-ce encore des animaux, ces espèces élevées à part et en série ? Non, répond Claudel : « L’homme les a cruellement licenciées. » La ferme des mille vaches, en effet, n’est pas seule en cause : le monde paysan, que l’on a tendance à croire homogène et que l’on aime à soutenir dans ses combats par nostalgie claudelienne, est en réalité divisé entre les adeptes de la zootechnie et ceux à qui l’esprit de la méthode n’a pas fait oublier que les vaches sont des vaches, les poules des poules et les cochons des cochons.

Le lendemain de l’audience d’Amiens, j’ai rendu visite à l’un de ces tautologistes têtus. Monsieur Largillière, c’est son nom, m’a offert d’assister à la première sortie de ses vaches après le long hiver dans l’étable. J’ai vu ces animaux, si lourds et si apathiques qu’on pourrait les croire dénués de sensibilité, manifester leur allégresse en gambadant comme des petites filles.

Répondant à Descartes, Jeremy Bentham disait : « La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? Mais bien : peuvent-ils souffrir ? » De la joie visible des vaches, j’ai tiré la conclusion que non seulement elles pouvaient souffrir, mais que leur capacité de souffrance excédait la douleur physique et que, sans les brutaliser, sans leur faire mal, on les plongeait, en les condamnant à l’enfermement perpétuel, dans un insondable chagrin.

M. Largillière m’a fait visiter ensuite ses installations. Ce sont des étables ouvertes sur l’extérieur. Et il n’y a pas de logettes : les vaches vivent ensemble et, selon l’atavisme qui les pousse à se protéger d’un agresseur éventuel, elles dorment en rond.

Mon hôte m’a également appris que la politique européenne de subventions favorisait les terres cultivées au détriment des pâturages. Les agriculteurs ont donc suivi le mouvement en supprimant les haies, en détruisant les talus, et en choisissant la voie de l’élevage hors-sol.

Ils nourrissent leurs bêtes avec du soja importé des États-Unis ou d’Amérique du Sud. Que ce soit par la déforestation ou par le va-et-vient incessant des cargos sur l’océan, cette culture intensive et ce commerce effréné affectent gravement le climat. Tout « fonctionne » donc et il n’est rien de plus dévastateur, aujourd’hui, que la frénésie de ce fonctionnement.

Mais les politiques sont insensibles à l’expérience et aux arguments de M. Largillière. Même le conservateur Hervé Mariton dénonce « les procès dramatiques faits à la ferme des mille vaches » car, selon lui, « il faut assumer cette modernisation. Les dimensions qui font frémir en France paraissent assez moyennes dans d’autres endroits. »

Malgré les procès donc, le processus va suivre son cours. Comme l’écrit Jean-Pierre Marguénaud, directeur de la Revue semestrielle de droit animalier : « La soumission de l’élevage, des transports, de l’abattage, de l’expérimentation aux exigences de la rentabilité et à l’inflexible loi du marché mondialisé font qu’il n’y a sûrement jamais eu autant d’animaux souffrant aussi terriblement que depuis qu’il existe des lois pour les protéger. 

 

Les attentats de Bruxelles (27 mars)

On savait que Bruxelles était une base arrière des djihadistes. Avec le double attentat de l’aéroport et de la station de métro Maelbeek, elle est devenue à son tour une cible du terrorisme islamiste. Avons-nous baissé la garde face à l’islam radical ?

La construction européenne repose sur un serment grandiose et même inouï au regard de l’Histoire : plus jamais de guerre entre les nations du Vieux Continent. Et cette idée s’est si bien ancrée dans nos lois, dans nos esprits et dans nos mœurs que la perspective d’un conflit armé intereuropéen paraît aujourd’hui totalement incongrue. L’Europe post-hitlérienne vit sous le régime de la paix perpétuelle. La promesse a donc été tenue et pourtant la paix est en train de nous échapper. Nous vivions dans la quiétude. Nous sommes désormais sur le qui-vive. La terreur qui nous frappe à intervalles de plus en plus rapprochés n’est pas une guerre au sens classique, mais les précautions que nous sommes amenés à prendre et la surveillance qui doit s’exercer dans tous les lieux publics témoignent du devenir israélien des sociétés européennes.

Ce qui nous différencie d’Israël, c’est qu’il n’y a pas en Europe de Cisjordanie occupée. Nous ne pouvons donc pas plus construire un mur qu’espérer en finir avec la violence par un compromis territorial. Pour le reste, nous sommes comme les Israéliens soumis à la double injonction de ne jamais baisser la garde et de ne pas voir dans chaque Arabe un terroriste en puissance. La tâche qui nous échoit consiste à circonscrire un ennemi insaisissable. Qui est « eux » ? Telle est la question. Je répondrai : tous ceux qui, en parlant de nous, disent : « eux » et choisissent selon leur expression de « se désavouer » de la communauté nationale. Comme le soulignait Pascale Boistard, la secrétaire d’État aux droits des femmes de l’avant-dernier gouvernement Valls, il y a aujourd’hui en France de nombreux quartiers où les femmes sont cantonnées à certains espaces (le foyer, la sortie d’école) et ne peuvent fréquenter ni les lieux sportifs ni les cafés. Un reportage du Parisien nous apprend en outre qu’à Sevran, patrouillent des rabatteurs qui invitent les chrétiens à se convertir et disent aux musulmans : « La mosquée vous attend. » Ce communautarisme ne mène pas toujours au djihadisme mais il le protège et il hait tout ce que nous sommes. Si nous voulons vivre encore dans une collectivité digne de ce nom, il nous incombe non seulement de combattre la terreur mais de reconquérir les territoires perdus par notre civilisation. Comment faire ? À visiter Molenbeek (comme j’en ai eu l’occasion quelques semaines avant les attentats de Bruxelles), à voir les femmes voilées, les hommes en djellaba, les enseignes en arabe, on se dit que l’intégration est plus nécessaire que jamais et, en même temps, on est étreint, devant la force du nombre, par le sentiment du trop tard.[/access]

Avril 2016 #34

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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