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Euthanasie : sortons d’une vision binaire!


Euthanasie : sortons d’une vision binaire!

euthanasie corinne pelluchon

Corine Pelluchon est professeur de philosophie à l’université de Franche-Comté. Spécialiste de philosophie politique et d’éthique appliquée, elle a abordé les questions relatives au suicide assisté, à l’euthanasie et à la fin de vie dans deux ouvrages : L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009, réédition en Poche en février 2014) et Tu ne tueras point. Réflexions sur l’actualité de l’interdit du meurtre (Le Cerf, 2013).

Dans un rapport remis à François Hollande le 16 décembre, un panel de citoyens propose de légaliser le suicide assisté et de créer une « exception d’euthanasie », remettant ainsi en question l’équilibre de la loi Leonetti, jugée insuffisante. Pensez-vous que la loi Leonetti soit une bonne loi, complète et répondant à la majorité des situations, ou faut-il aller plus loin ?

La loi Leonetti ou loi du 22 avril 2005 permet à tout malade, même à celui qui n’est pas en fin de vie, de demander l’arrêt de tout traitement. Elle place donc l’autonomie du patient au cœur du pacte de soins. De même, elle a une spécificité par rapport aux législations belge et hollandaise, pour lesquelles la demande de suicide assistée ou d’euthanasie doit être formulée de manière expresse et volontaire par le malade, qui doit donc être conscient. En effet, la loi Leonetti permet de décider de  manière collégiale d’arrêter des traitements curatifs chez un malade dans le coma. La décision d’arrêt et de limitation des traitements n’est pas un arrêt de mort ni un jugement de valeur sur la dignité ou l’indignité du malade, mais elle découle de l’évaluation du caractère disproportionné des traitements par rapport à l’évolution de la maladie. L’arrêt des traitements curatifs devenus disproportionnés évite l’acharnement thérapeutique, et ce « laisser mourir », qui ne signifie en aucun cas que l’on laisse le malade agoniser, fait que la personne décède, sans que l’on se soit arrogé le droit de décider du jour et de l’heure de sa mort. L’autre axe majeur de cette loi est qu’elle fait du soulagement de la douleur et de l’accompagnement du patient en fin de vie une obligation pour les médecins. Cela signifie aussi que tout le monde doit avoir accès aux soins palliatifs et que l’offre doit être équitablement répartie sur le territoire, ce qui est loin d’être le cas.

Cependant, environ 2 % des malades en fin de vie qui ont eu accès aux soins palliatifs n’en veulent plus. On peut penser que, pour ces malades, une sédation en phase terminale, c’est-à-dire une sédation qui n’est plus titrée[1. Une sédation titrée est une sédation ajustée en fonction de l’état du malade, les doses de morphiniques, par exemple, soulageant sa douleur, mais ne le conduisant pas à rester constamment dans le sommeil. Cette sédation n’est pas profonde, contrairement à la sédation en phase terminale, et elle permet au malade en fin de vie d’être éveillé à certains moments et de communiquer avec ses proches.], mais qui ne s’apparente pas non plus à une sédation terminale (ou létale), leur permettrait de mourir en dormant. Il est clair qu’il existe des patients qui mettent beaucoup de temps à mourir et qui sont passés par toutes les étapes des traitements, mais aussi des soins palliatifs. Ils sont las. Ces patients sont une minorité. Ils font aussi partie des malades qui ont eu accès aux soins palliatifs, ce qui n’est pas encore le cas de tous les malades. Est-ce que la prise en considération de ces cas exige un changement législatif ? Est-ce qu’il faut parler d’exception d’euthanasie ? Je ne le pense pas.

L’euthanasie suppose qu’un tiers administre le produit létal et la dépénalisation sous condition de l’euthanasie me semble une solution moins subtile que la sédation en phase terminale qui pourrait répondre à ces malades qui sont en fin de vie, c’est-à-dire qui vont mourir dans un délai assez court. Parler d’exception d’euthanasie me semble problématique parce qu’il faudra alors établir des critères donnant à certains malades le droit d’accéder à cette demande. Mettra-t-on également dans la liste les malades dépressifs ?

Pour qui comprend la loi Leonetti et n’est pas abusé par les lobbies faisant accroire que les arrêts de traitement aujourd’hui imposent une agonie insupportable au malade « que l’on laisserait mourir de faim », il semble que la solution d’une sédation en phase terminale réservée aux malades en fin de vie ayant eu accès aux soins palliatifs et n’en voulant plus serait la solution la plus juste et la plus cohérente. Il s’agit plutôt de compléter la loi en palliant ses insuffisances et en respectant son esprit, qui est lié à une culture des limites : limites de la médecine, limites de la toute-puissance médicale, méfiance  à l’égard des abus du pouvoir médical et prise en considération du caractère parfois ambivalent des demandes de mort, quand elles sont non la volonté du malade, mais l’expression du désir des autres et le reflet d’une discrimination, voire d’une euthanasie sociale.

Peut-on faire un rapprochement entre le combat pour l’euthanasie et celui pour l’avortement (que personne aujourd’hui ne songe vraiment à remettre en question) ?

Ce rapprochement est souvent fait, mais il est peu rigoureux. La dépénalisation de l’avortement permet aux femmes de maîtriser davantage leur vie et d’affirmer leur autonomie, mais il me semble qu’elle obéissait avant tout à un enjeu de santé publique. Il s’agissait de lutter contre les avortements clandestins qui conduisaient à la mutilation, voire à la mort de nombreuses femmes, comme c’est encore le cas dans les pays n’ayant pas dépénalisé l’avortement. L’encadrement de cette pratique qui garantit que tout se passe dans des conditions sanitaires satisfaisantes était une nécessité.

Au contraire, la dépénalisation du suicide assisté et de l’euthanasie n’obéissent pas à un enjeu de santé publique. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas légalisé l’euthanasie que l’on meurt encore mal en France. Mais on demande l’euthanasie parce qu’il est vrai qu’on meurt encore mal dans notre pays, en raison de l’offre très insuffisante de soins palliatifs, de sa répartition inégale sur le territoire et du fait que ces soins et cet accompagnement sont proposés trop tard, souvent une semaine avant le décès. Il ne faut donc pas prendre le problème à l’envers !

Enfin, dire que le droit de demander une aide médicalisée pour mourir est une question de liberté, c’est oublier qu’à la différence du suicide, qui est un acte privé, le suicide assisté implique une structure de soins et, dans le cas de l’euthanasie, il faut aussi qu’un soignant se charge de cette tâche. Autrement dit, il est impossible de penser à dépénaliser ou à légitimer le suicide assisté et l’euthanasie sans s’interroger en même temps sur leur impact sur les différents acteurs, sur les soignants, sur l’institution médicale. Quelle que soit la réponse apportée à cette question, il est clair que ceux qui font du suicide assisté et de l’euthanasie un combat pour la liberté individuelle méconnaissent la moitié du problème.

92% des français se déclarent favorables à une légalisation de l’euthanasie. Que vous inspire ce chiffre ? Est-il dû à un défaut d’informations, ou bien est-ce une véritable revendication sociétale ?

Je remarque que vous employez le mot « légalisation de l’euthanasie » qui introduit dans la loi le don de la mort. La dépénalisation (utilisée dans la législation belge, par exemple) maintient l’interdit de l’euthanasie, mais ne poursuit pas ceux qui la pratiquent quand cela se fait dans certaines conditions. Déjà cette distinction est importante.

De fait, peu de gens savent que, en ce qui concerne le suicide assisté ( qui n’est pas la même chose que l’euthanasie !) , une personne qui, en France, fournit à une autre les moyens de se suicider n’est pas poursuivie s’il n’y a pas eu provocation au suicide ni propagande (art. 223-13 et 14 du Code Pénal) et s’il n’y a pas eu d’ « abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse » de la personne (art. 223-15-2). SI ces conditions sont remplies, le juge, en vertu de « l’abstention du droit », ne poursuit pas l’assistance au suicide, même quand il s’agit d’un médecin ayant fourni le produit létal. Si ces dispositions juridiques étaient connues, pourrait-on mieux apprécier ce que l’on est en droit de demander pour faire évoluer la législation actuelle ?

Je pense que, pour le suicide assisté et, encore plus pour l’euthanasie, les sondages qui poussent à une vision binaire des choses ne sont pas la meilleure manière de savoir ce que les citoyens pensent. Tout dépend de la manière dont la question est posée. Si on vous demande si vous préférez mourir en agonisant ou bien en évitant l’acharnement thérapeutique et avec quelqu’un qui vous fait une injection létale, il y a de fortes chances pour que vous choisissiez la deuxième alternative – et moi aussi ! Mais si on vous demande si vous préférez qu’on vous fasse une injection létale qui vous permet de mourir à un moment précis ou qu’on soulage votre souffrance en vous accompagnant, c’est-à-dire aussi en vous laissant de vivre ces derniers moments de la vie qui peuvent avoir un sens pour vous et pour vos proches, alors la réponse peut être différente. Les 92% dont vous parlez choisissent-ils l’euthanasie, parce qu’ils ont peur d’être victimes de l’acharnement thérapeutique ? À mon avis, pour beaucoup d’entre eux, c’est la peur de mal mourir qui est à l’origine de ce choix. Mais il faut, dans ce cas, qu’ils sachent aussi que, si l’euthanasie était légalisée, il faudrait faire attention que des motifs économiques ne s’immiscent pas dans la décision de mettre un terme à la vie d’une personne.

Vincent Humbert, Chantal Sébire, et dernièrement la mère de Sandrine Rousseau : tous ces cas particuliers d’extrême souffrance sont mis en avant médiatiquement, confinant toute possibilité de débat à une logique compassionnelle. L’éthique ne se trouve-t-elle pas désarmée face à la dictature de l’émotion ?

Ce sont les politiques qui sont désarmés face à la pression médiatique entourant ces affaires. Notons que V. Humbert, mort en 2003, rentrerait parfaitement aujourd’hui dans le cadre de la loi Leonetti. Il pourrait demander l’arrêt des soins de support et un accompagnement lui évitant de mourir en souffrant. Chantal Sébire a refusé les soins (y compris palliatifs). Il ne faut pas exclure ces malades, très rares, qui refusent tout traitement. Faut-il les abandonner à leur sort et les laisser se suicider en utilisant des médicaments ou même des moyens plus brutaux ? C’est  à cette situation extrêmement rare mais aussi aux fins de vie difficiles, comme  le cas de la mère de Sandrine Rousseau, que peut répondre l’évolution de la législation actuelle. La sédation en phase terminale aurait aidé la mère de Sandrine Rousseau. Le cas de Chantal Sébire est différent. Pour elle se pose la question de savoir si c’est à l’institution médicale de gérer sa souffrance qui était aussi une souffrance existentielle et qui l’a conduit à ne pas vouloir être soignée.

Quant à l’éthique, elle est surtout liée à la capacité à dégager la spécificité d’un problème, loin de tout amalgame, et à envisager, par l’argumentation, les solutions les plus adaptées. L’éthique n’a rien à voir avec la pression médiatique. Ce qui me désole n’est pas qu’on veuille dépénaliser le suicide assisté. Comme vous l’avez vu, je suis plutôt pour une évolution de la Loi Leonetti proposant la sédation en phase terminale aux malades en fin de vie ayant eu accès aux soins palliatifs. Cette position, je peux bien sûr la défendre, dire pourquoi je ne souhaiterais pas aller plus loin et je l’ai fait longuement dans plusieurs ouvrages[1. Notamment dans L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009, 2014) et dans Tu ne tueras point. Réflexions sur l’actualité de l’interdit du meurtre (Le Cerf, 2013).], mais si elle est minoritaire, alors je me rangerai à l’avis qui sera celui du législateur.

Quant au rôle du philosophe dans ces débats relatifs à ces questions d’actualité, je pense qu’il est d’introduire un esprit de nuance et d’établir des distinctions là où l’idéologie conduit à faire des amalgames. L’argumentation est la voie. Je pense qu’en bioéthique comme ailleurs, l’argumentation est la condition d’une réponse adaptée aux problèmes que nous rencontrons et elle est assurément la condition d’une délibération éthique dans une société démocratique, c’est-à-dire pluraliste et laïque.

L’expression « mourir dans la dignité » a-t-elle un sens ?

Il y a assurément des conditions de fin de vie qui sont indignes, lorsque la douleur n’est pas soulagée, que la personne meurt seule, dans une chambre sordide. Ces conditions de fin de vie posent un problème de justice. Cela devrait être le point de départ, à mon avis, de tous les débats relatifs  à l’évolution de la loi. La dépénalisation et la légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie n’ont pas de sens tant qu’auparavant on n’a pas fait en sorte que tous aient accès à des soins palliatifs et à un accompagnement de qualité.

Cependant, ces conditions de fin de vie injustes, pas plus que la maladie, ne font perdre à quelqu’un sa dignité. La dignité n’est pas quelque chose qui se gagne ou qui se perd. Comme on le voit chez Kant, elle n’est pas proportionnelle à l’intelligence, à la beauté, à la fonction sociale. Aucun d’entre nous n’est autorisé à statuer sur la dignité d’autrui, qui n’est pas relative à ce que je vois ou sais de l’autre. Pourtant, il est clair que nous nous portons garants de la dignité d’autrui, en particulier quand il est malade et qu’il est en situation d’extrême vulnérabilité. Il est capital que les soignants et les aidants témoignent pour le malade en fin de vie qu’il appartient encore au monde des hommes et que sa vie a de la valeur aux yeux des autres. Il me semble qu’adjoindre la dignité à la revendication relative à l’aide médicalisée à mourir n’est pas une bonne chose. Cela fait accroire que la décision de mettre un terme à son existence est l’expression de la dignité, que la maîtrise de soi est la condition sine qua non pour être quelqu’un.

Il ne faut toutefois pas oublier que l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) est née peu de temps avant l’apparition de l’épidémie du Sida. Les malades souffraient terriblement, leur douleur n’était pas soulagée. Ils étaient vus comme des pestiférés. L’euthanasie, dans ces conditions, était la seule solution envisageable. Je pense que le ton polémique entretenu par l’ADMD vient de cet héritage, car il a fallu que les malades du sida et leurs proches frappent du poing pour se faire entendre. Aujourd’hui, les choses ont fort heureusement changé. Il me semble que l’ADMD pourrait témoigner d’un souci d’argumentation plus grand et éviter d’entretenir les amalgames (entre « laisser mourir » et « faire agoniser »). Cela modifierait sans doute le contenu de ses revendications et ferait que ces membres deviendraient des personnes avec lesquelles on pourrait débattre parce que, même si elles maintenaient certaines de leurs positions, elles manifesteraient aussi le souci du bien commun.

 

*Photo : CHARUEL/SIPA. 00546120_000019. 



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Journaliste au Figaro, elle participe au lancement de la revue Limite et intervient régulièrement comme chroniqueuse éditorialiste sur CNews.

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