Divorce à l’allemande


Divorce à l’allemande
Conférence de presse commune d'Angela Merkel et François Hollande à l'Elysée, le 4 mars 2016.
Conférence de presse commune d'Angela Merkel et François Hollande à l'Elysée, le 4 mars 2016.

Le Monde, que l’on ne peut soupçonner d’europhobie ni même d’euroscepticisme, sonne le tocsin à toute volée dans son édition du 16 mars 2016 sous le titre : « La nuit où Angela Merkel a perdu l’Europe ». Il analyse l’affaire survenue à Bruxelles dans la nuit du 6 au 7 mars. Un événement inouï au regard des usages en vigueur au sein de l’Union européenne s’est produit au cours de cette nuit-là. Alors que le Conseil européen était réuni pour discuter des solutions à apporter à la crise migratoire, Merkel se rend, en compagnie du Premier ministre néerlandais Mark Rutte – dont le pays assure la présidence tournante du Conseil –, à l’ambassade de Turquie en Belgique pour dîner avec le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu.

Les partenaires européens avaient bien été informés de ce dîner, mais il n’était pas prévu que ces agapes diplomatiques se transforment en une longue séance de négociations, aboutissant, à 3 h 30 du matin, à un texte fondé sur les propositions turques, amendées à la marge par le couple germano-néerlandais, ni que les 27 non-participants au dîner seraient invités à adopter ce texte lors du prochain rendez-vous du Conseil, fixé dix jours plus tard. Cet accord est une prime au chantage d’Ankara – « Donnez-nous ce que nous voulons, ou on vous envoie des centaines de milliers de Syriens » – même s’il a été amendé de manière cosmétique par les 28, pour tenter de sauver la face de ceux qui se sont fait rouler dans la farine par le trio Merkel, Rutte, Davutoglu, c’est-à-dire la quasi-totalité des pays de l’UE, à l’exception de la Grèce, où sont actuellement bloqués les migrants.

Le système dit « un Syrien contre un Syrien » stipule que pour un migrant refoulé de Grèce vers la Turquie, un autre migrant demeuré sur le territoire turc sera admis dans un pays de l’UE, selon une clé de répartition fixée par Bruxelles. En échange, Ankara obtient des avantages sans contrepartie : financement par l’UE à hauteur de 6 milliards d’euros au cours des quatre prochaines années des camps de réfugiés syriens en Turquie, suppression de l’obligation de visas pour les Turcs voyageant en Europe pour moins de 90 jours, reprise et accélération des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE, discrétion des institutions européennes sur les atteintes aux principes démocratiques par le régime autoritaire d’Erdogan, de plus en plus nombreuses et violentes. Pas très glorieux, tout ça…

Mais la principale nouveauté de cet épisode, c’est que la France, au même titre que, mettons, le Luxembourg ou la Slovénie, n’a pas été associée, même pour la forme, à la phase « chaude » des négociations avec Ankara, mais informée a posteriori du résultat des tête-à-tête de Merkel, ou de son chargé de mission pour les affaires de migrants Peter Altmaier, avec les autorités turques. Paris est invité, comme les autres, à participer sans rechigner à la réparation des dégâts produits par la décision unilatérale d’Angela Merkel de faire fi des traités européens pour ouvrir toutes grandes les portes de son pays aux réfugiés syriens, provoquant ainsi la plus grande vague migratoire de l’après-guerre.[access capability= »lire_inedits »]

Dans cette affaire, la France a délibérément été humiliée par Berlin, qui n’a même pas pris la précaution d’associer formellement Paris à ses démarches, comme cela avait encore été le cas au moment de la crise ukrainienne. Quand un haut diplomate français en est réduit à photographier avec son téléphone portable le texte concocté le 7 mars au petit matin à l’ambassade de Turquie pour le transmettre à l’Élysée, on mesure l’état de délabrement d’une relation qui n’a jamais été, certes, sans nuages ni orages, mais où le respect du partenaire, au moins dans les formes, fondait la confiance mutuelle. Dans le reste de l’Europe, c’est chacun pour soi, et on va en ordre dispersé mendier à madame Angela des aménagements à la règle fixée par elle.

Angela Merkel restera donc, pour l’Histoire, la chancelière qui aura planté les derniers clous du cercueil de cette relation privilégiée, amorcée sous la IVe République, et solennellement formalisée en 1961 par le traité de l’Élysée, signé par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer. Les historiens du futur, de part et d’autre du Rhin, pourront alors discuter à l’envi des responsabilités respectives de Paris et de Berlin dans ce naufrage, mais devraient s’entendre sur le fait que la chancelière a été l’élément moteur de ce processus, alors que les dirigeants français, Sarkozy hier et Hollande aujourd’hui, le subissaient sans pouvoir le maîtriser, encore moins l’inverser.

Les « grandes » crises européennes récentes, celle de l’euro, puis celle des migrants, ont servi de révélateur des dysfonctionnements de ce couple mythique, que les connaisseurs du dossier avaient déjà constatés au cours de la dernière décennie sur des sujets moins publics, comme celui de la coopération dans le domaine de l’industrie de défense, de l’agriculture et de l’agroalimentaire. Toutes les décisions prises par les gouvernements d’Angela Merkel l’ont été en fonction du seul intérêt allemand, et accessoirement de son avenir politique personnel[1. Contrairement à ce qui a été écrit après les élections régionales allemandes du 13 mars, Angela Merkel n’est pas affaiblie par la montée de l’extrême droite. Elle est confortée dans son positionnement au centre de l’échiquier politique allemand.], et au détriment des intérêts de son partenaire français. C’est ce que constate un observateur extérieur à ce couple, l’historien néerlandais Luuk Van Middelaar, qui fut, de 2010 à 2014, la « plume » de Herman Van Rompuy, président du Conseil européen : « Aujourd’hui, l’indéniable puissance allemande déstabilise le couple. Depuis un certain temps déjà, la France est la plus faible, du point de vue économique et démographique, mais elle a toujours su compenser cela par des ambitions et des initiatives politiques, notamment en politique étrangère […] d’où la formule : “La France utilise l’Europe pour cacher sa faiblesse, l’Allemagne comme couverture pour cacher sa force.” Mais cette symétrie asymétrique n’est plus crédible, pas même comme illusion d’optique. »[2. In Le Débat, no 187, novembre-décembre 2015]

Angela Merkel est assurée de se succéder à elle-même en 2017

La démolition systématique de l’édifice franco-allemand par Angela Merkel, avec la complicité active de ses partenaires sociaux-démocrates au sein du gouvernement de « grande coalition », trouve une illustration éclatante dans le torpillage de l’accord Debré-Schmidt. Cet accord, conclu en 1971 entre les deux ministres de la Défense de l’époque, Michel Debré et Helmut Schmidt, organise la coopération franco-allemande dans le domaine des industries d’armement, et règle notamment, dans son article II, la question des exportations d’armes vers les pays hors UE et OTAN. Il stipule qu’« aucun des deux gouvernements n’empêchera l’autre gouvernement d’exporter ou de laisser exporter dans des pays tiers des matériels d’armement issus de développement ou de production menés en coopération ». Pour chaque matériel, une partie des composants provient d’un pays, et une autre partie de l’autre. Sur ce point le deuxième alinéa de l’article 2 poursuit : « Chacun des deux gouvernements s’engage à délivrer sans retard et selon les procédures prévues par les lois nationales les autorisations d’exportation nécessaires pour la fourniture de ces composants au pays exportateur. » Des exceptions sont prévues, mais comme leur nom l’indique, elles doivent rester exceptionnelles : « Il ne pourra être fait usage qu’exceptionnellement de la possibilité de refuser l’autorisation d’exporter les composants d’un projet commun. » Pendant près de quarante ans, cet accord a été respecté par les deux parties, dans sa lettre comme dans son esprit, pour le plus grand bénéfice de ce secteur de l’économie dans les deux pays. Or, depuis la constitution du gouvernement de « grande coalition » CDU-SPD, le ministre social-démocrate de l’Économie et vice-chancelier Sigmar Gabriel, hostile aux ventes d’armes vers des pays situés dans des zones de conflits, comme le Moyen-Orient, bloque systématiquement des contrats d’exportation d’armes conçues et fabriquées en France avec des composants allemands vers des pays comme l’Arabie saoudite et le Qatar, avec la bénédiction d’Angela Merkel. Gabriel a même tenté de s’opposer à la fusion de l’entreprise allemande KMW avec le français Nexter, souhaitée par les deux industriels pour optimiser leur production sur un marché à l’exportation de plus en plus concurrentiel. Cette fusion s’est tout de même réalisée en 2015, mais avec une clause suspendant pendant cinq ans les accords Debré-Schmidt, dont le renouvellement fait l’objet, actuellement d’âpres négociations entre Emmanuel Macron et Sigmar Gabriel, en toute bonne camaraderie sociale-démocrate, comme de bien entendu. Durant la période transitoire, seules s’appliquent les règles nationales en matière d’exportation d’armes. En revanche, Angela Merkel a réussi à faire échouer le projet de fusion des départements militaires d’EADS (Airbus et Arianespace) avec le britannique BAE, craignant que la partie allemande soit minorisée dans le nouvel ensemble. La création d’un géant européen de l’aéronautique militaire, seule manière de concurrencer efficacement les États-Unis et la Russie sur le marché international, a ainsi été renvoyée aux calendes grecques. Helmut Schmidt vient de mourir, on peut donc tranquillement brader son héritage…

De ces sabotages, l’Allemagne tire une plus-value morale à peu de frais : la part de l’armement dans ses exportations globales est minime par rapport à ce qu’elle représente dans le bilan du commerce extérieur de la France. Elle peut donc se prévaloir d’une moralité exemplaire de marchande de canons et autres joujoux létaux de haute technologie, ne vendant qu’à des clients triés sur le volet. Les quelques milliers d’emplois perdus en Allemagne par les refus d’exportation d’armement vers des pays « douteux » ne sont pas un drame dans un pays de quasi plein-emploi, où les salariés de l’armement trouveront aisément à se reconvertir dans le secteur civil. De plus, à moyen terme, snober les monarchies du Golfe peut générer des bénéfices autrement plus juteux dans les relations économiques avec leur ennemi juré, l’Iran, de retour dans le jeu international après la signature de l’accord nucléaire avec les Occidentaux. C’est plus ennuyeux, en revanche, pour une France qui a déjà dû encaisser les pertes, en chiffres d’affaires et en emplois, de la non-livraison des frégates à la Russie, et dont les choix politiques et stratégiques favorisent les régimes sunnites, au Machrek comme au Maghreb, gros consommateurs d’armes françaises.

Sans le proclamer officiellement, mais en inscrivant avec constance et détermination ce choix politique dans l’action quotidienne, Angela Merkel a fait une croix sur un demi-siècle de relation franco-allemande. Elle agit seule, en fonction des rapports de force qu’elle établit sur chacun des terrains d’affrontement qui surgit, avec la France si elle se plie à ses vues, sinon sans elle voire contre elle. Elle ne craint pas d’être isolée au sein de l’UE, comme elle l’a été sur la question des migrants, puisque faute d’union entre eux, les 28 sont contraints, bon gré mal gré, de la suivre. Merkel est assurée de se succéder à elle-même lors des élections législatives de l’automne 2017 : même si elle progresse de manière spectaculaire, faute de possibles alliances, la droite antimigrants et antieuropéenne de l’AfD ne sera pas en mesure d’empêcher l’actuelle coalition de se maintenir au pouvoir, alors que le SPD n’apparaît pas capable de lui disputer la prééminence au sein de cette dernière. Elle n’a donc aucune raison de faire le moindre cadeau à un président français dont elle est persuadée qu’il ne sera bientôt plus en poste.

On aurait tort de penser qu’il ne s’agit là que d’une crise passagère et que l’on assistera au retour des jours anciens du bonheur franco-allemand. Il faudrait, pour cela, que se rétablisse un rapport de force économique et politique moins défavorable à la France, ou qu’une crise d’exceptionnelle gravité vienne rappeler que le « hard power » – le seul domaine où la France devance l’Allemagne (dissuasion nucléaire et capacité de projections de forces à l’extérieur) – est au cœur de la puissance. La première hypothèse ne devrait pas se réaliser avant longtemps et on préférerait que la seconde ne survienne jamais… Penser la France, penser l’Europe dans ce nouveau contexte devrait être pour l’heure la tâche urgente pour tous ceux qui, dans notre pays, aspirent à exercer des responsabilités gouvernementales. Il n’en est rien : le bavardage moral (« Merkel a sauvé l’honneur de l’Europe ») et les invocations rituelles de projets faillis, comme celui d’une Europe fédérale, supplantent l’analyse politique sérieuse d’une situation aussi inédite que préoccupante. La mort du couple franco-allemand, c’est grave docteur ?[/access]

Avril 2016 #34

Article extrait du Magazine Causeur



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