Cohn-Bendit: de chien fou à chien de garde


Cohn-Bendit: de chien fou à chien de garde

Daniel Cohn-Bendit bourgeois

A l’occasion du duel qui l’a récemment opposé à son vieil ami, Dany le Rouge a une nouvelle fois livré une solide prestation télévisuelle conjuguant envolées lyriques et appel à l’amour du prochain, seul remède possible à tous nos malheurs. Tentant bon gré mal gré de sauver ce qu’il reste du dogme sans-frontiériste qui a fait sa carrière, il s’est comporté en parfait avocat de l’idéologie dominante qui consiste à résoudre l’ensemble de nos problèmes sociétaux à coup d’ouverture et de tolérance, conseillant tout de même l’usage de « médiateurs » en cas de pépin. Assez lucide (adroit ?) pour accepter l’idée d’une société en crise, l’ex-révolté s’est astreint durant de longues minutes à minimiser l’ampleur de l’incendie, piochant ici et là quelques exemples historiques censés aider à relativiser nos maux et à calmer l’irritation du bon peuple… Un peuple d’ailleurs sans doute un peu paumé, prisonnier de la Caverne, mystifié par le spectacle des ombres dont vient justement nous délivrer le Philosophe en déjouant les apparences, révélant ainsi le caractère tout à fait illusoire de nos vilaines angoisses.

« Les enseignements de la pensée bourgeoise déçoivent les esclaves et les égarent sur des voies où se dissipe leur révolte » avertissait Paul Nizan, avant d’ajouter que l’on reconnaît le bourgeois de son temps à ce qu’il « sacralise le système de valeurs dont il a hérité jusqu’à le placer au-dessus de la misère des hommes ». Convaincu de la prévalence de sa mission spirituelle, il liquide sans ménagement les motifs de contestation du peuple, contribuant ainsi au maintien du système qui le nourrit. Que celui-ci soit devenu un homme solitaire, évoluant dans un monde abstrait de rapports économiques, juridiques et moraux, confortablement installé dans le ciel des Idées, sans contact avec les objets réels, tout cela n’a que peu d’importance. Seul compte son aspiration à l’émancipation de la société, élan qui justifie son action temporelle et contre lequel rien ne peut s’opposer, pas même ce fichu réel. La Révolution autrefois promise cède finalement la place au refus de descendre dans le monde vulgaire où vivent ses contemporains, prolongeant ainsi la lutte éternelle entre ces deux sortes de gens : les uns se persuadant que tout va bien ou que tout ira bien, les autres durs à se laisser convaincre ; les uns bénéficiant finalement de la dégradation du monde, les autres en souffrant.

Qui donc incarnerait mieux la pensée néo-bourgeoise que les révoltés d’antan, pour qui les crises actuelles ne sont que de simples turbulences sur le chemin censé mener au paradis terrestre ? Atténuer, diluer les problèmes et les responsabilités des uns et des autres jusqu’à étouffer la colère des laissés-pour-compte, le tout au nom d’une visée prétendument émancipatrice, telle est la marque des puissants de notre époque. Peu enclins à concevoir la caducité d’une dialectique les ayant propulsée au pouvoir, ils persistent dans une vision surannée, voyant de parfaits idiots là où se dressent d’authentiques révoltés que le hasard de la naissance ou de la vie a placés en dehors des frontières de la pensée bourgeoise. Ces exploités-là, ceux qui ne peuvent recréer les conditions d’une vie paisible derrière des barrières invisibles ni échapper à la carte scolaire, n’ont pas voix au chapitre puisqu’ils ne sont pas pensés en tant que classe, mais comme l’anomalie d’un système réputé parfait. Aussi parle-t-on d’abominables racistes, au mieux de lanceurs d’alerte dont il convient de minimiser la portée, à l’image de cet intervenant syndical s’excusant presque de devoir dénoncer sur un plateau télé la dérive communautaire de certains de ses camarades… Pour maintenir son règne, le maître doit donc persuader sans relâche, faire de la pédagogie, du préventif, tantôt au nom de la justice sociale tantôt au nom de la fraternité entre les peuples, s’abritant toujours derrière l’Histoire pour culpabiliser celui qui souffre et du même coup désamorcer sa vindicte. Sanctifiée par le sang des victimes du fascisme, cette idéologie a su imposer sa domination, se présentant comme le porte-voix des damnés de la terre, c’est à dire des déshérités élevés en symboles. Pour ceux du coin de la rue, faits de chair et d’os, sans doute faudra-t-il repasser.

Que de chemin parcouru par la pensée contestataire et ses fidèles de la première heure. Réconciliée avec l’économie de marché et la mondialisation, la voilà hissée au rang de pensée bourgeoise donnant les gages idéologiques nécessaires à l’extension du règne « cool » de la social-démocratie. Les belles âmes applaudissent et les marchands engrangent les dividendes de pareil enthousiasme. Pourtant, en dépit d’une puissance toujours affirmée, les préceptes de la pensée unique n’ont jamais étaient autant contestés qu’aujourd’hui. Celle-ci apparaît comme diminuée, amoindrie, l’éternel référence aux Droits de l’Homme exprimant d’ailleurs assez nettement le peu de réalité qu’elle possède. Crépuscule d’une idéologie en passe d’être définitivement déboulonnée ? Rien n’est moins sûr. Toujours est-il que les besoins des hommes, leur destin, sont désormais incompatibles avec les valeurs, les vertus et les espérances de ces maîtres à penser. L’heure semble être à la vérité, au dévoilement, où les chemins sur lesquels la révolte est censée s’éteindre apparaissent aujourd’hui pour ce qu’ils sont : des voies de garage propres à endormir le peuple.

*Photo : SIPA.00700535_000022.



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