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Comment Charlie s’est fait hara-kiri


Comment Charlie s’est fait hara-kiri

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Il y a longtemps de cela, vers 1965, j’avais un ami, pour ainsi dire un jumeau choisi. Nourris de Baudelaire et de tous les grands audacieux, nous voulions du neuf. Nous étions volontiers sarcastiques, et nous aimions « les femmes atroces dans les quartiers énormes » (Apollinaire). Nous cherchions une voie d’égarement, une frontière éloignée : la revue Bizarre nous avait mis sur la piste, ainsi que deux ou trois exemplaires d’une publication américaine extravagante, trouvés par hasard, Mad.

Puis il y eut Hara-Kiri, mensuel fondé par Georges Bernier, alias le professeur Choron, et François Cavanna. Le titre fonctionna comme un piège à mâchoires sur notre curiosité en exil. Nous eûmes d’emblée la certitude de tenir notre sécession. Nous fûmes emportés par ses détournements de sens, ses scènes de cauchemar légendées d’une main gantée de fil barbelé, ses filles dénudées, niaises, qui plaçaient leurs seins dans des bols, ses récits étranges qui n’étaient pas exactement surréalistes, mais d’où surgissaient le rire et la peur. Autant de dessinateurs autant de styles ; semés dans toutes les pages, des dessins, des « crobars », des traits jetés. Hara-Kiri était un chien de mégarde dressé à mordre jusqu’à ses maîtres. Il s’en dégageait une impression de fête barbare, pleine d’éructations de soudards malins. Ce journal était en état d’insurrection.

Choron et Cavanna savaient reconnaître le talent et lui donner sa chance. Ils réunirent une pléiade d’énergumènes résolus à ne plus rien sacrifier au goût et à la raison officiels.[access capability= »lire_inedits »] Le plus cruel, le plus irréductible, le plus doué se nommait Reiser (1941-1983). Son « papa », proprement ignoble, qui assénait à son fils ou à sa famille réunie des sermons terrifiants de logique vinassière, incarnait à nos yeux le père de toutes les tyrannies et la mère de tous les vices. Dans la vie, Reiser était un type charmant au doux visage rieur, curieux des choses de la science et de la technique, un garnement des Lumières. Sur le toit de sa maison des Pyrénées, il avait installé, dès le milieu des années 1970, un système à énergie solaire, qui lui fournissait de l’électricité, l’un des premiers à fonctionner en France chez un particulier. Un jour, sa jambe se brisa sans raison. On diagnostiqua un cancer du fémur. Ce vrai génie sauvage du dessin de presse fut emporté en quelques semaines. On imagine sa stupeur, s’il avait vu surgir les frères Kouachi dans la salle de rédaction !

L’une de leurs victimes, Wolinski, connut des débuts en trombe. Dans les années 1960, il nous entraîna dans un tourbillon d’énergie pure, derrière les enquêteurs Fossoyeur Jones et Ed Cercueil, des types assez rudes, nés de l’imagination fertile de Chester Himes[1. La Reine des pommes, Éditions du Square, scénario de Melvin Van Peebles d’après le livre de Chester Himes The Five-Cornered Square ou A Rage in Harlem (titre du film qu’en tira Bill Duke en 1991).]. Le texte était adapté par un type dont le nom, aux consonances hollandaises, ne disait rien de ses origines : Melvin Van Peebles était américain, parisien et noir. Dandy aux dons multiples, il donnait quelques contes, des récits de bistrot, qui rendaient un son excitant de métissage de langues[2. Le Chinois du XIVe, Wombat, illustré par Roland Topor ; Melvin Van Peebles signait aussi « La chronique du gars qui sait de quoi il parle ».]. Les planches wolinskiennes de La Reine des pommes évoquaient la fantaisie hot pepper de Jelly Roll Morton. Il en jaillissait des Noires voluptueuses et une humanité afro-américaine roublarde, attendrissante, parfois dangereuse, auxquelles les jeunes bourgeois français, à l’époque, étaient peu accoutumés. Les aventures des deux flics de Harlem produisaient un précipité de catastrophes et d’imprévus chez les maquereaux et les gogos. Wolinski ne proposait pas exactement une BD, plutôt une succession d’images hyperexpressives, une prolifération de personnages superbement mis en valeur par les ombres fortes et les gris nuancés. Plus encore que Cabu, il était le fils d’Albert Dubout, le cousin de Bosc et de Chaval, dont on ne vantera jamais assez le désespoir hilarant.

Bien sûr, avec le temps, il a évolué, son trait s’est simplifié. Toute profusion abolie, fonctionnant sur une stricte économie graphique, il imposa son univers retors de mâle blanc occidental, concupiscent, logorrhéique, réduit à l’ahurissement bavard devant les initiatives érotiques de ses partenaires. Il devint un notable de Saint-Germain-des-Prés, sympathique, très aimé de la rue, qui le saluait, et des puissants, qui le décoraient.

Cabu et quelques autres

Au mitan des années 1970, la plume de Delfeil de Ton n’avait pas encore trouvé refuge au Nouvel Observateur ; nous savourions ses « Mémoires », puis, dans l’Hebdo, plus tard, ses « Lundis » de Sainte-Beuve narquois, sa foudre jupitérienne, ses partis pris argumentés en matière de jazz, de cinéma, de spectacle et de littérature.

Nous raffolions de Topor, de ses créatures folles et de ses machines menaçantes. Le Petit Cirque de Fred nous menait sur les chemins d’un monde parallèle, qui comblait notre besoin d’étrangeté. Nous vénérions Gébé, l’égal de Reiser, et son personnage, dont le nom, Berck, rappelait l’onomatopée qui vient naturellement avec une moue dégoûtée. Représentation monstrueuse, Berck est une force qui va, un être contrefait, irascible, indestructible. Gébé ne fut jamais décevant.

Cabu donnait l’impression d’une vitesse d’exécution de prestidigitateur. Son habileté, son acuité visuelle et son aisance le désignaient comme l’héritier des caricaturistes du siècle précédent. Cabu était féroce et joyeux. Il détestait ses victimes, il les harcelait, les exposait cruellement, à la manière d’un gosse rieur, jouissant du spectacle d’un papillon qui bat des ailes, le corps traversé d’une épingle. Son goût très juste lui dictait de préférer les jeunes filles accortes aux seins haut placés, de vénérer Charles Trenet, le jazz qui swingue, et de détester Johnny Hallyday.

Charlie, ressuscité et mort

Je suivis avec entrain le premier Hara-Kiri Hebdo, et Charlie-le-retour, jusqu’au milieu des années 1970. Mais je me lassai de leur humour andouillette et gros rouge, de leur grossièreté de routine, de leur simplisme ricanant.

Mon ami a péri, jeune encore, dans un accident fatal. Hara-Kiri a cessé de paraître, Cavanna est mort, et, avant lui, le professeur Choron[3. Pour en savoir plus sur le professeur au fume-cigare, lire Choron et moi, de Sylvia Lebègue, préface de Jackie Berroyer, L’Archipel, janvier 2015.], qui n’était plus dans la bande. Cabu et Wolinski ont succombé à des tirs d’armes de guerre en plein Paris, maniées par deux types authentiquement bêtes et méchants.

L’attentat annonça le chant du cygne du journal, qui avait connu une première mort peu après l’élection de François Mitterrand. Michel Polac, regretté contempteur de la bêtise rampante, avait en effet adressé un premier faire-part de décès de l’hebdomadaire dans son émission Droit de réponse, le 2 janvier 1982, qui provoqua un retentissant scandale. Sur le plateau, des énergumènes irascibles figurèrent une beuverie d’anarchistes vieillissants, où se mêlaient Serge Gainsbarre, François Cavanna, moustache en croc « poivre et celte », le professeur Choron, débordant d’une énergie à vapeur d’alcool, Siné, éructant contre la « menace fasciste » représentée par Jean Bourdier, du journal Minute. Ce dernier tenta, au nom de la tolérance, de faire entendre une voix très divergente, sans succès. Dominique Jamet tint tête brillamment à toute la bande d’« Hara mourant qui rit ». Le journal cessa de paraître, faute de lecteurs. Il renaîtrait en 1992.

Sous la direction de Philippe Val, le titre fameux s’éloignait de l’esprit des pères fondateurs. L’importance qu’y prit alors Caroline Fourest est révélatrice. Figure du néoféminisme, froide et déterminée, elle cibla d’emblée deux ennemis : l’islamisme et le christianisme. Elle se donnait parfois la peine de qualifier ce dernier d’intégriste, mais, en règle générale, ses diatribes télévisuelles présentaient la religion du Christ comme la persistance d’une très obscure abomination. Philippe Val, nommé directeur à France Inter, quitta le journal, qui ne parut pas le regretter, en mai 2009. Charb lui succéda. Caroline Fourest fit son bagage à son tour. Auparavant, Val avait congédié Siné, à qui l’on avait intenté un mauvais procès en antisémitisme, mais, il faut le rappeler, publié les caricatures de Mahomet en solidarité avec les dessinateurs danois.

Charlie Hebdo ne m’intéressait plus depuis longtemps. Lorsque je l’achetais, je trouvais néanmoins brillants les papiers de Bernard Maris, et les reportages dessinés, denrée de presse devenue rare, toujours excellents. Mais m’agaçait sa prétention à se prendre pour un îlot d’intelligence entouré d’un océan de connerie. Ce journal prétendument subversif aurait pu se satisfaire d’être obscène, blasphémateur, parfois avec talent, sans pour cela nier les formes, les choses et les êtres dont la grâce et la finesse lui demeuraient étrangères. Or, après la tragédie du 7 janvier 2015, une évidence s’imposa : son patron, ses journalistes, tous ses employés avaient manifesté un cran de guerriers, alors que les menaces leur parvenaient chaque jour, et qu’ils ne nourrissaient aucune illusion sur la détermination et la cruauté de leurs ennemis.

Cabu, Wolinski et les autres ont succombé à des tirs d’armes de guerre en plein Paris, maniées par deux représentants, passablement irrités, d’une religion connue pour son prosélytisme aimable et pacificateur. Les survivants jurent qu’on ne les reprendra plus à caricaturer Mahomet. À vrai dire, on les comprend.

À quoi ressemble un visage après qu’une balle d’AK-47 l’a traversé ? Comment tout cela a-t-il commencé ? »

 

De Choron à Charb…

En 1960, Cavanna et Choron créent Hara-Kiri. Dix ans plus tard, le journal se fait interdire pour avoir titré à la mort du général de Gaulle « Bal tragique à Colombey : un mort ». Reparu sous le nom de Charlie Hebdo, il vit jusqu’en 1982 puis connaît une éclipse de dix ans. Philippe Val relance finalement Charlie en 1992 et déclenche une vague de protestation chez les islamistes du monde entier lorsqu’il publie les caricatures danoises de Mahomet en mars 2006.[/access]

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*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00504665_000001.

Septembre 2015 #27

Article extrait du Magazine Causeur



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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