Brauman-Finkielkraut : la discorde


Brauman-Finkielkraut : la discorde

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Propos recueillis par Daoud Boughezala, Elisabeth Levy et Gil Mihaely.

Élisabeth Levy. Il y a huit ans, pendant la guerre du Liban de l’été 2006, nous étions assis dans cette même pièce pour rédiger un post-scriptum à La Discorde, le livre que nous avions publié deux ans plus tôt. Quoi qu’on puisse en penser, le débat en France, y compris entre vous, est nettement moins violent qu’au début des années 2000, où l’on avait vu naître la « nouvelle judéophobie » sur fond de Seconde Intifada. Seulement, ce n’est pas la raison qui a gagné, c’est la lassitude. Pour le reste, on a le sentiment d’avoir déjà tout vu – et la seule nouveauté agréable est la présence de Daoud Boughezala et Gil Mihaely. Êtes-vous saisi par la même désespérante impression de répétition ? Et, si on a déjà tout vu, reste-t-il quelque chose à dire ?

Rony Brauman. En effet, pour me préparer à ce débat, j’ai relu quelques articles du printemps et de l’été 2006, datant donc de la fin de notre dialogue avec Alain Finkielkraut pour La Discorde ; ils auraient pu être écrits aujourd’hui, tant toute la situation semble figée. Je pense entre autres à ce papier paru dans Yedioth Ahronoth, dans lequel Ehoud Olmert affirmait que les Palestiniens devaient comprendre que « le propriétaire est devenu fou ». Le souhait reste manifestement d’actualité, mais ni Olmert ni ses successeurs ne semblent comprendre que la folie destructrice est un phénomène contagieux auquel ils n’échappent pas plus que leur cible.[access capability= »lire_inedits »]

Alain Finkielkraut. J’irai même plus loin. C’est en mars 1978 que trente mille Israéliens ont manifesté dans les rues de Tel-Aviv au cri de « Shalom archav ! – La Paix maintenant ! » Nous sommes en 2014. « Archav » a des rides et ses cheveux grisonnent. L’urgence est là, mais rien ne bouge. Ce statu quo désespère les Palestiniens et ronge Israël.

EL. Tentons cependant de dégager ce que le présent a de singulier. Et, puisque vous parliez de textes de 2006, Rony Brauman, parlons de la supplique au président de la République que vous avez signée, début août, avec Régis Debray, Edgar Morin et Christiane Hessel[1.  « M. Hollande, vous êtes comptable d’une certaine idée de la France qui se joue à Gaza », Rony Brauman (ex-président de Médecins sans frontières, professeur à Sciences Po), Régis Debray (écrivain et philosophe), Edgar Morin (sociologue et philosophe, directeur de recherches émérite au CNRS) et Christiane Hessel (veuve de Stéphane Hessel), Le Monde, 5 août 2014]. Évoquant les sanctions prises contre la Russie alors que, écrivez-vous, « on ne sache pas que M. Poutine, ou l’un de ses subordonnés, ait donné l’ordre de faire sauter en vol le Boeing 777 de  la Malaysia Airlines », vous ajoutez : « Il y a déjà cinq fois plus de civils innocents massacrés à Gaza, mais ceux-là soigneusement ciblés et sur l’ordre direct d’un gouvernement. » Quelle représentation des Israéliens avez-vous pour décréter qu’ils tuent délibérément des civils ? 

RB. La formulation n’est pas heureuse, j’en conviens, mais il faut la resituer dans son contexte. Au moment où nous avons publié ce texte, on voyait chaque jour les morts s’ajouter aux morts et la destruction se généraliser. Or, les tirs israéliens sont effectués avec des armes sophistiquées de grande précision. C’est ça le ciblage, par opposition au tapis de bombes. Il ne s’agit naturellement pas d’affirmer que l’armée israélienne tue des enfants par plaisir mais de prendre acte de ce qu’il s’agit bien de frappes chirurgicales, et que ces morts supposées collatérales font partie d’un bilan prévisionnel ouvertement assumé par les autorités israéliennes.

AF. Aux premiers jours de la guerre du Liban, en juin 1982, un des plus brillants représentants de la gauche intellectuelle m’a dit : « C’est la Wehrmacht qui déferle. » Ces mots m’ont laissé pantois, et j’ai compris alors que, dans le camp progressiste, la réprobation d’Israël avait pris le pas sur tout examen rationnel de la politique israélienne. Un fossé s’ouvrait alors entre La Paix maintenant et les pacifistes européens. Ce fossé n’a jamais été comblé. Il s’est creusé, au contraire, et il est aujourd’hui abyssal. Dans un article très sévère pour la politique de son pays, David Grossman écrit : « La gauche est consciente de la puissance de la haine à l’encontre d’Israël (haine qui ne vient pas seulement de l’occupation) et du volcan islamiste qui menace le pays. » Or, que nous dit, au même moment, l’appel de Régis Debray, d’Edgar Morin, de Rony Brauman et, par sa veuve interposée, de Stéphane Hessel (la droite pragmatique fait voter les morts, la gauche spiritiste les fait parler) ? Que Benyamin Netanyahou se classe beaucoup plus haut dans l’échelle du crime que Vladimir Poutine. Celui-ci n’a pas donné l’ordre d’abattre l’avion de la Malaysian Airlines qui survolait le sol ukrainien alors que Tsahal fait exprès de tuer les civils. Je m’attendais à une dénonciation des frappes indiscriminées de l’aviation israélienne. J’apprends avec stupeur qu’Israël assassine délibérément les femmes et les enfants, que sa cible, autrement dit, n’est pas le Hamas, mais, encore et toujours, Mohamed al-Dura. Il faut être inspiré par une haine incommensurable pour formuler une accusation aussi délirante. Et ce qui nourrit cette haine, c’est la certitude qu’Israël est la source de tous les maux du genre humain. « Ce conflit apparemment local est de portée mondiale et, de ce fait, a déjà suscité ses métastases dans le monde musulman, le monde juif, le monde occidental. Il a réveillé et amplifié anti-judaïsme, anti-arabisme, anti-christianisme (les croisés) et répandu des incendies de haine dans tous les continents. » En 2002 déjà, dans un article dont les cosignataires étaient Danièle Sallenave et Sami Naïr, Edgar Morin faisait du cancer la métaphore du conflit israélo-palestinien. Et, comme aujourd’hui, la responsabilité de cette maladie et de ses métastases était imputée à la puissance occupante. Israël, en d’autres termes, est le propagateur d’infection, la nicotine qui a empoisonné le monde. Si cet État se comportait autrement, ou, mieux encore – on peut toujours rêver –, s’il n’existait pas, nous respirerions un air plus pur, il n’y aurait pas d’agressions contre les synagogues sur le Vieux Continent ni de persécutions des chrétiens en terre d’islam, les civilisations dialogueraient au lieu de se regarder en chiens de faïence. Cette pensée se flatte d’être remontée à l’origine et d’avoir trouvé la raison dernière de tous les antagonismes qui convulsent l’humanité. Mais le fou, disait déjà Chesterton, n’est pas celui qui a perdu la raison, c’est celui qui a tout perdu, sauf la raison.

RB. Pour ce qui me concerne, là où vous voyez de la haine, il y a plutôt de l’accablement et de la colère. Netanyahou n’est bien évidement pas pire que Poutine ! Poutine, le boucher de la Tchétchénie, compte parmi les hommes d’État qui ont le plus de sang sur les mains… Mais j’insiste sur le fait que, lorsque des drones tirent, lorsque des hélicoptères ou des avions envoient des missiles guidés par laser ou par GPS, il ne s’agit pas de frappes aveugles mais de tirs ciblés. Et je répète que ce n’est pas dans une période calme, apaisée, que nous écrivons cela, c’est dans un moment d’embrasement ! Je trouve donc que vous sur-interprétez ce texte, qui est moins fautif et coupable et véhicule moins d’arrière-pensées que ce que vous dites, mais qui s’indignait simplement du fait qu’on installe un régime de sanctions pour la Russie, durci à l’occasion de cet effroyable incident, tandis que là où il y a une offensive dévastatrice, un véritable massacre, on ne trouve rien à redire… Il me semble qu’il y a plus matière à s’indigner devant cet état de fait que devant des formulations plus ou moins polémiques.

EL. Faut-il sanctionner un pays qui riposte à une agression ? Ou pensez-vous qu’Israël devrait renoncer au droit de se défendre ?

RB. Je n’accepte pas cette rhétorique-là. En 2006, lorsque nous avions notre dernière conversation, au sujet du Liban, j’étais convenu – c’était notre point de départ – que même si je trouvais la réaction excessive, Israël avait le droit de se défendre contre des attaques venues d’un pays étranger. Mais, aujourd’hui, les attaques viennent des territoires palestiniens occupés. Lorsqu’on est occupé, on a le droit de résister. Je vous retourne donc la question : les Palestiniens devraient-ils renoncer au droit de se défendre ?

AF. Par tous les moyens ?

RB. Aujourd’hui comme dans le passé, je condamne les formes de résistance qu’a choisies le Hamas – des roquettes tirées aveuglément. Mais je vous le redemande, Alain Finkielkraut : lorsqu’on est en situation d’occupation, dans un territoire bouclé, sans aucune visibilité sur l’extérieur, a-t-on le droit de se défendre ? Et si oui, comment ?

EL. Rony, il faut choisir : la violence qui cible principalement des civils par des attentats ou des tirs de roquettes à l’aveugle est-elle ou non un moyen légitime de résistance ?

RB. C’est une question avec laquelle j’ai beaucoup de difficultés, et pas seulement sur la Palestine. Au début du soulèvement en Syrie, en 2011-2012, j’étais admiratif de ce mouvement populaire, défilant pacifiquement toutes les semaines, bravant les snipers du régime avec un courage époustouflant. Quand il a commencé à se militariser, que l’objectif du combat politique est devenu le renversement militaire du régime, j’ai eu moins d’attirance pour lui. Pourtant, ils se faisaient tirer dessus ! C’est bien le régime de Bachar al-Assad qui a commencé à tirer sur les manifestants ! Seulement c’est ainsi, dès qu’on accepte une forme de violence jugée inévitable, ce sont les plus radicaux qui l’emportent. Les roquettes, pour ne pas parler des attentats-suicides, qui sont encore pires, ne font en rien avancer les droits des Palestiniens, et suscitent au contraire une réprobation croissante. Bref, on ne fait rien de bon avec la violence. Le problème, pour les Palestiniens, est que, sans elle, ils ne font rien du tout. Sans violence, ils n’existent pas. D’où ma difficulté à répondre à la question : que ferais-je si j’étais là-bas ? Je ne suis pas capable de vous le dire.

EL. En tout cas, comme l’a observé Gil dans sa réponse[2. Gil Mihaely : « Le nom Israël empêche de penser, même les meilleurs penseurs », publié sur www.lefigaro.fr, le 5 août 2014.], le Hamas n’est pas mentionné une seule fois dans le texte des « quatre mousquetaires pro-Gaza », selon la formule de Claude Lanzmann. Cependant, Alain Finkielkraut, cela n’exonère pas Israël des pertes civiles.

AF. Cela ne devrait pas exonérer le Hamas non plus. Israël a envoyé des tracts, des SMS, des messages téléphoniques et des appels radio demandant aux habitants d’évacuer les zones ciblées. La télévision allemande a tourné et diffusé un reportage montrant des miliciens du Hamas qui forçaient manu militari les habitants d’un immeuble à retourner chez eux. Une femme palestinienne leur a fait face en criant : « Vous êtes pires que les Juifs ! » L’armée israélienne est donc fondée à dire qu’elle protège ses citoyens avec ses armes tandis que le Hamas protège ses armes avec ses citoyens et engrange les pertes dans la rubrique des profits, car elles lui permettent, par la criminalisation de l’ennemi, de gagner la guerre médiatique et peut-être judiciaire.

RB. Encore une fois, nous ne voulions pas pratiquer une symétrie artificielle alors que nous nous trouvions au milieu d’une offensive dévastatrice. Quoi qu’il en soit, je vous trouve un peu Marie-Antoinette quand vous nous dites que, si les Gazaouis meurent, c’est parce que le Hamas les empêche de fuir. De fuir où, pouvez-vous me le dire ? Le Hamas a sans doute bloqué ou mis en danger des gens à certains endroits, mais il existe de nombreux témoignages de journalistes et d’humanitaires, dont certains de mes amis, selon lesquels beaucoup de gens sont restés chez eux parce qu’ils préféraient mourir ensemble que dispersés, parce qu’ils n’avaient nulle part où aller, parce qu’il n’y avait aucun endroit sûr. Le Hamas n’avait de toute façon pas les moyens de boucler à domicile toutes ces personnes tuées chez elles, essentiellement dans des effondrements. Ces appels téléphoniques et ces tracts relèvent du cynisme, ou de la propagande.

EL. Quoi qu’il en soit, cher Alain, l’argument de Rony selon lequel il ne s’agit pas d’une guerre symétrique entre deux États, mais d’un affrontement inégalitaire entre une puissance occupante et un mouvement de résistance, ne manque pas de pertinence.

AF. Je ferai un petit rappel historique, si vous le permettez, avant de répondre à votre interpellation. Israël a évacué Gaza en 2005, le Hamas y a pris le pouvoir par la violence en 2007, et le blocus n’est pas la cause du choix de la lutte armée mais bien sa conséquence. Quand, sous la pression de la communauté internationale, le gouvernement israélien a levé partiellement ce blocus pour envoyer du matériel de construction à Gaza, ce sont les tunnels qui en ont profité, pas les habitants ! Le Hamas est explicitement engagé dans un djihad contre les Juifs, qu’il accuse d’avoir volé leur terre aux Arabes. Ce sont les habitants de Beer-Sheva ou d’Ashkelon que ses missiles désignent comme des occupants. Il ne s’agit pas, pour cette organisation, de revenir aux frontières de 1967, mais de récupérer pour le compte de l’islam la Palestine tout entière, en mettant le temps qu’il faudra.

À ceux qui parlent d’affrontement inégalitaire, Amos Oz posait, dans un entretien pour la radio allemande, deux questions de bon sens : « Que feriez-vous si votre voisin, de l’autre côté de la rue, assis à son balcon, prenait son petit garçon sur les genoux et commençait à tirer à l’intérieur de la chambre de vos enfants ? Que feriez-vous si ce même voisin creusait un tunnel entre la chambre de ses enfants et la chambre de vos enfants avec l’intention de faire exploser votre maison et de kidnapper votre famille ? » Mais on ne peut pas demander à nos progressistes de se mettre à la place du diable. Leur critique d’Israël est donc tragiquement à côté de la plaque. Netanyahou n’est pas coupable d’avoir lancé l’opération  Bordure protectrice pour mettre fin aux tirs de roquettes sur le territoire israélien, il a tort de ne pas simultanément tendre la main à l’Autorité palestinienne. Au lieu de jouer de la modération relative des uns contre le fanatisme des autres, il se méfie de tous. Ce qui lui permet de surseoir encore à l’affrontement avec ses propres extrémistes que provoquerait inévitablement le démantèlement des implantations de Cisjordanie situées au-delà du mur.

RB. Au sujet de l’évacuation de la bande de Gaza, Dov Weissglass, un proche de Sharon, disait lui-même qu’il s’agissait d’abandonner Gaza pour garder la Cisjordanie… Et d’ailleurs, dans les mois qui ont suivi, on a assisté à une augmentation du nombre de colons en Cisjordanie, notamment du fait de la réinstallation des gens de Gaza.

Sharon est mort, mais son esprit a survécu, un peu comme son corps pendant un certain temps. Je me rappelle une interview accordée à L’Arche dans laquelle il disait qu’il n’était pas question de négocier sous la menace ; mais, ajoutait-il, en l’absence de menace, il n’y avait pas besoin de négocier. Voilà le double lien dans lequel Sharon, et Netanyahou derrière lui, enferment tout le monde.

Quand le Hamas accepte de soutenir un gouvernement d’unité sans que ses membres y figurent directement, Netanyahou décrète que c’est un « gouvernement de la terreur ». Mais quand il n’y a pas d’unité, il s’agit alors d’un gouvernement non représentatif. Dans tous les cas, il n’y a pas de partenaire, CQFD. Et, pendant ce temps-là, la colonisation continue. Quelle meilleure justification de la violence ? Comment mieux disqualifier l’Autorité palestinienne et tous ceux qui ont renoncé à la violence ?

Enfin je termine sur le djihadisme que vous prêtez au Hamas : si vous placez le califat de l’État islamique et la plateforme politique du Hamas sur le même plan, vous commettez une double erreur et condamnez toute la région à une impasse. La charte du Hamas, odieuse et antisémite, aucun doute là-dessus, est complétée, voire recouverte, par la plateforme politique du Hamas, celle-là même qui, avec les fautes, les erreurs et la corruption du Fatah, a permis au Hamas de recueillir 45 % des voix en 2006, qui reconnaît les frontières de 1967 et ne parle ni de califat ni d’État islamique en Palestine. Le Hamas est un mouvement national-religieux, du type de ceux qui participent à la coalition gouvernementale israélienne, et les tentatives répétées de Netanyahou de l’assimiler à l’État islamique ne font que refléter l’indigence et l’irresponsabilité politiques de ce personnage.

AF. Vous dites qu’il faut oublier la charte, mais ceux qui construisent les tunnels, eux, ne l’oublient pas…

à suivre…[/access]

*Photo: Hannah

Septembre 2014 #16

Article extrait du Magazine Causeur



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