Bouquetins et crétins (des Alpes)


Bouquetins et crétins (des Alpes)

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Je suis né dans le massif du Bargy, en Haute-Savoie, à une époque où le territoire actuel des bouquetins abritait quelques groupes de maquisards, qui descendaient nuitamment dans la vallée pour des opérations de sabotage contre l’occupant nazi.

Aujourd’hui, ce massif montagneux plutôt discret, où se trouvent des stations de ski familiales méprisées par la clientèle bling-bling (Le Grand-Bornand, Le Reposoir, Mont-Saxonnex), connaît une notoriété nationale dont il se serait bien passé : il vient d’être le théâtre d’une battue exterminatrice des quelque 600 bouquetins qui le peuplaient, à cause d’une épizootie de brucellose, maladie parasitaire transmissible aux bovins d’alpage et aux humains qui entrent en contact avec le lait infecté. Cette battue a donné lieu à une intense polémique entre, d’un côté, les associations de protection de la nature, relayées par les écologistes de tout poil, et, de l’autre, les producteurs du célèbre fromage local, le reblochon, et les pouvoirs publics. La presse et les médias nationaux s’en sont largement fait l’écho, avec une tendance marquée à faire du brave bouquetin la victime expiatoire de la folie productiviste de notre société. L’abattage de « mes » bouquetins – j’ai l’impression, sans doute fallacieuse mais fort plaisante, qu’ils me reconnaissent chaque fois que je les croise – m’a fendu le cœur. Mais la raison finit par s’imposer : s’il faut choisir entre le reblochon ainsi que ceux qui le fabriquent et en vivent et le maintien à tout prix d’animaux malades dans la montagne, le gourmet hédoniste l’emporte sur le randonneur romantique.

Le bouquetin (Capra ibex), à ne pas confondre avec le chamois (Rupicapra rupicapra), est un magnifique capriné sauvage reconnaissable aux cornes imposantes, recourbées et cannelées portées par les mâles. À la différence de son cousin le chamois, il est d’un naturel curieux et peu craintif, ce qui aurait pu causer sa perte : à la fin du XIXe siècle, il faillit disparaître totalement de l’ensemble du massif alpin. Les populations, alors nombreuses et pauvres, de ces montagnes le chassaient pour sa viande et les vertus médicinales prêtées à sa corne (aphrodisiaque) et à son estomac, censé être un remède efficace contre la dépression qui frappait nombre d’humains soumis à des hivers longs et rigoureux. Le bouquetin des Alpes doit son salut au roi d’Italie Victor-Emmanuel II, grand chasseur devant l’Éternel, qui décréta que le massif du Grand Paradis, dans le Val d’Aoste, devait être un refuge pour l’espèce, que lui seul et ses invités seraient autorisés à chasser.[access capability= »lire_inedits »]

Au cours des Trente Glorieuses du siècle dernier, les misérables paysans de Savoie, du Dauphiné et de Haute-Provence se sont notablement enrichis grâce au développement du tourisme de masse et à leur savoir-faire industriel. Les bouquetins pouvaient donc être réintroduits dans les montagnes situées entre 1 500 et 3 000 mètres d’altitude, leur habitat naturel, sans risquer d’être décimés par de pauvres hères en quête de protéines animales. Seuls quelques crétins des Alpes porteurs du gène du braconnage (non encore identifié par les biologistes, mais cela ne saurait tarder !) bravent toujours l’interdiction, générale et absolue, de la chasse au bouquetin lors de safaris nocturnes en 4 × 4 à hauts risques judiciaires.

Capra ibex semblait donc promis au doux destin d’animal emblématique de la montagne telle que la rêvent les citadins en quête de nature authentique, où les vaches ne sont pas violettes pour vanter les mérites d’un mauvais chocolat helvète. En quelques décennies, le nombre des bouquetins dans les Alpes françaises atteint les 10 000 têtes, avec des concentrations dans le parc naturel de la Vanoise et les massifs frontaliers de l’Italie.

Cette idylle pastorale aurait pu se poursuivre sans nuages si, en 2012, n’étaient pas apparus, sur le versant sud du massif du Bargy, plusieurs cas de brucellose bovine contractée par des vaches ayant pâturé dans des alpages où les bouquetins viennent également se nourrir. Deux enfants ayant consommé du lait cru provenant d’animaux infectés contractent la brucellose, autrefois appelée « fièvre de Malte », qui se traduit par de fortes poussées de fièvre et de violentes douleurs articulaires. Diagnostiquée à temps et soignée par l’administration quotidienne d’antibiotiques pendant un mois, elle a heureusement perdu le caractère létal des temps anciens. L’enquête de santé publique menée à la suite de l’apparition de ces cas révèle que la brucellose a été transmise au cheptel bovin par le contact avec des déjections (fèces et salive) provenant de bouquetins infectés du Bargy. Un pourcentage important de ces animaux (entre 30 % et 40 %) en serait atteint, la proportion étant plus élevée chez les mâles et femelles âgés de plus de cinq ans.

L’affaire est grave, moins à cause du risque encouru par les humains (la bactérie de la brucellose étant éliminée lors de la fermentation des fromages, seul le lait cru ou le fromage frais sont pathogènes) que par le danger de voir s’écrouler l’économie laitière du secteur, fondée sur la production d’un fromage à haute valeur ajoutée, le reblochon. Qu’un cas de brucellose soit signalé dans une zone productrice, et des clignotants rouges s’allument dans le bureau d’un fonctionnaire de l’Union européenne à Bruxelles, qui fera sonner le tocsin sur tout le continent. Et la machine mise en place à l’occasion de la crise dite « de la vache folle », en 1996, se met alors inexorablement en marche, au nom du sacro-saint principe de précaution : un cas de brucellose bovine constaté ? On abat le troupeau entier, même si les autres bêtes sont saines. La suspicion s’abat sur le reblochon, entretenue par une presse avide d’histoires susceptibles de faire trembler son public. Il a fallu des années et des efforts financiers considérables pour accéder à la fameuse AOC reblochon, clé de l’ouverture au marché européen, donc à la rentabilité d’exploitations autrement promises à la disparition à cause de la surproduction de lait ordinaire. D’autre part, il apparaît que l’épizootie est restée confinée dans le massif du Bargy, en raison de son relatif isolement des autres zones abritant des bouquetins, comme la chaîne voisine des Aravis. Mais il est vrai qu’on ne peut totalement exclure qu’un individu infecté, lassé de son troupeau ou chassé par ses pairs, aille voir ailleurs si l’herbe est plus verte et les femelles plus accortes.

La solution s’impose donc d’elle-même : l’élimination de tous les bouquetins du Bargy est nécessaire, à l’image de ce qui se pratique pour les bovins et les ovins domestiques. C’était compter sans les écolos, pour la plupart citadins, qui hurlent alors au massacre d’une espèce protégée et organisent à l’échelle nationale une campagne de « sauvetage » des bouquetins du Bargy. En novembre 2013, dans un souci d’apaisement et de compromis, le préfet de Haute-Savoie décide de procéder à l’abattage des animaux de plus de cinq ans, soit 197 bouquetins, dans l’espoir que ce prélèvement mettra un terme à l’épizootie. Hélas, un an plus tard, il apparaît que ce n’est pas le cas : des femelles infectées de plus de cinq ans (moins reconnaissables que les mâles, en l’absence de cornes dont la taille révèle leur âge) ont survécu, transmettant la maladie à de jeunes mâles qui ont accès à la saillie en raison de la disparition de leurs aînés.

Le préfet de Haute-Savoie, Georges-François Leclerc, appuyé par Ségolène Royal, ministre de l’Écologie, passe outre l’avis défavorable du Conseil national de protection de la nature (CNPN), un organisme créé en 1946 pour la gestion et la surveillance des parcs nationaux, mais qui a étendu ses compétences consultatives à la défense de la biodiversité sur l’ensemble du territoire. Sous l’influence des docteurs « yaka » et « faucon » de la sphère écolo, qui ont tous des solutions alternatives plus ou moins farfelues à l’éradication des bouquetins de la zone infectée, suivie par son repeuplement par des animaux sains, le CNPN persiste à préconiser une méthode douce pour les bouquetins (attendre que les choses se tassent) et dure pour les vaches et les paysans. Ségolène et le préfet ont tenu bon, et c’est bien ainsi. Comme dirait Jean de La Fontaine : « Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute… »[/access]

*Photo: Soleil

Novembre 2014 #18

Article extrait du Magazine Causeur



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