Au FN, chacun pense ce qui lui plaît


Au FN, chacun pense ce qui lui plaît

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J’avais quitté Hugo[1. Le prénom a été changé.] jeune chevènementiste las de l’apathie d’un mouvement tombé au fond des oubliettes de la politique. Quatre ans plus tard, je retrouve cette rock-star du militantisme fidèle à lui-même : hâbleur, ambitieux, mais nettement plus enjoué. Il n’est pas donné à tout le monde de délaisser les charentaises de la gauche républicaine pour entrer au Rassemblement Bleu Marine. Arrivé au siège du FN dans les bagages de Florian Philippot, il me dit y couler des jours heureux, sans avoir rien renié de ses idées. Cependant, au nom d’une certaine idée de la tolérance, plusieurs de ses anciens camarades ne lui adressent plus la parole, horrifiés par son ralliement à un parti dont ils croient qu’il veut jeter les étrangers à la mer (voir encadré). Peu lui chaut. Faisant fi des cancans, Hugo aborde le prochain congrès frontiste – prévu à Lyon le dernier week-end de novembre – en pleine confiance : « Si j’étais Marine Le Pen, j’essaierais de temporiser avant le congrès à motion unique et préparerais une grande synthèse consensuelle qui ravirait tout le monde. Mais elle a choisi de nous donner raison sur le plan économique. La ligne Philippot a gagné. »

Justement, le Congrès sera au moins l’occasion de savoir si la greffe a pris. Car le « marinisme » est en quelque sorte un monstre idéologique. Au départ, un cocktail de positions « de gauche » sur la mondialisation et l’économie et d’idées dites « de droite » sur l’immigration et la sécurité – l’incapacité d’un Mélenchon à faire le lien entre les deux expliquant que le peuple lui préfère « la Le Pen » : elle sait, elle, qu’on ne séduit pas le prolo en lui chantant les beautés du monde métissé. En réalité, la question de l’immigration, fédératrice pour les électeurs, fait largement consensus chez les cadres, quoi qu’ils n’emploient pas la même rhétorique. Ce qui divise le FN en profondeur, c’est bien la perception du capitalisme et, par conséquent, la place de l’État. Question d’analyses, mais aussi de représentations, d’héritages, de modes de vie, de réseaux. Bref, de sensibilités. Plus républicaines chez les uns, plus identitaires chez les autres. Affaire de dosage.[access capability= »lire_inedits »]

De ce point de vue, il y a bien deux lignes au Front national. Tout le talent de Marine Le Pen est de les faire coexister paisiblement. La « ligne Philippot », selon Hugo ? Un mélange de social-étatisme, de gaullisme et d’indifférence aux questions morales (mariage gay, IVG…) qui met en rogne l’aile droite du FN, volontiers plus libérale, conservatrice et catholique, à l’image du tandem que forment Marion Le Pen et Aymeric Chauprade.

Si en termes de pouvoir, l’enjeu du prochain congrès est inexistant, il permettra cependant de mesurer l’influence respective des petites musiques que j’ai entendues au cours de mon enquête. Pour l’instant, on n’entend guère de fausses notes qui viendraient troubler l’harmonie imposée par la chef. Mais chacun cherche à l’influencer et à placer ses hommes dans les instances dirigeantes.

Chemin faisant, mes rencontres m’ont rappelé de vieux cours de sociologie politique sur les différents types de légitimité. Dans la typologie de Max Weber, Marion Le Pen incarne la légitimité traditionnelle du FN, en l’agrémentant d’une tonalité nationale-catholique proche des positions d’un Philippe de Villiers, dont Chauprade fut autrefois le collaborateur. Philippot, « l’énarque du FN » qui a révolutionné des pans entiers du programme économique, représente la légitimité « rationnelle-légale » du technocrate qui a « gauchisé » le projet économique frontiste. Entre ces deux pôles, le cœur de Marine Le Pen balance… parfois au fil d’un même discours. Hugo jure pourtant qu’il n’y a aucune ambiguïté : « Il n’existe qu’une seule ligne économique. Sur ces questions, Marion Le Pen parle comme Florian. Mais certains, y compris à l’intérieur du FN, ont intérêt à accréditer le mythe d’une diversité idéologique, pour pouvoir séduire un électorat de droite conservateur. » Prenez n’importe quel militant, demandez-lui quelle recette idéologique a la faveur de ses chefs, il vous fournira inéluctablement la même réponse : la sienne, pardi !

Fort logiquement, François[2. Le prénom a été changé.], un élu en phase avec la ligne Marion-Chauprade, énonce un diagnostic rigoureusement inverse : « La majorité de nos électeurs défendent les libertés économiques, ce qui n’empêche absolument pas l’intervention de l’État stratège quand c’est nécessaire. » Et de poursuivre, en orfèvre de la synthèse – ou de la langue de bois : « Marion et Florian Philippot s’opposent moins sur le fond qu’au niveau de leurs approches de l’économie : spontanément, Marion parle des petits commerçants et patrons de PME, tandis que Florian part toujours de l’État. » La bienveillance de ce jeune homme, libéral et conservateur, pour Philippot, n’est pas totalement gratuite : « Florian est l’homme qui murmure à l’oreille de Marine », admet-il. Il est aussi celui qui se permet de publier des communiqués sans l’autorisation de la présidente et a installé sa tente sur les chaînes infos. Partisan de la paix des ménages, François ravale ses convictions libérales et conservatrices pour la cause. « Même ceux qui se détestent s’aideront mutuellement s’ils sont embarqués dans le même navire », écrivait déjà le général chinois Sun Tzu il y a deux mille cinq cents ans !

Suivant ce vieil adage, il arrive à chacun des deux camps de faire un pas vers l’autre. Ainsi, l’ancien chevènementiste Yannick Jaffré, président du Collectif Racine sur l’enseignement, s’est-il fait longuement applaudir à Fréjus, où se tenaient les universités d’été du Front national de la jeunesse, en s’appropriant les thèses de Renaud Camus sur le « grand remplacement ». Dans le sens inverse, l’ex-mégrétiste Nicolas Bay, député européen et numéro 3 du parti, recouvre ses convictions identitaires d’une couleur républicaine. Moins idéologique que pragmatique, Bay, 36 ans, jongle avec les concepts comme un représentant de commerce avec les arguments de vente : « Il n’y a pas d’identité sans souveraineté, et réciproquement. Marine considère que la République et la laïcité sont les outils les plus rassembleurs et les plus efficaces pour défendre notre identité face au communautarisme» Sous ses airs de gendre idéal costume-cravaté, Bay manie l’euphémisme aussi bien que la fourchette, dans la brasserie de l’Ouest parisien où il a ses habitudes. Par « communautarisme », traduisez « immigration », LE sujet qui fédère électeurs, hiérarques et adhérents frontistes.

Et pour cause, explique le géographe Christophe Guilluy : « Il n’y aurait pas de vote FN sans immigration. » Au lendemain de la victoire du FN aux dernières européennes (25 % des voix, soit respectivement cinq et dix points dans les dents de l’UMP et du PS), la plupart des commentateurs se sont pourtant escrimés à assimiler le tsunami frontiste à une vague quasi mélenchoniste. Tout ça, c’est la faute au chômage et au capital. L’expert de l’extrême droite dévie rarement du mythe d’un monde (dés)enchanté où les « zones rurales avec un fort sentiment d’abandon » expriment un « rejet du système économique »[3. «  FN : la conquête de l’Ouest », Abel Mestre, Le Monde ; 30-09-2014.]. Exit le ras-le-bol des classes moyennes et populaires exaspérées par le poids de l’immigration. Il devient cependant difficile d’ignorer la prégnance de l’élément identitaire. Ainsi Melenchon doit-il admettre au soir des européennes que « la question ethnique se substitue à la question sociale », sans pour autant tirer les conséquences de ce diagnostic. Qui est aussi celui de Marion Le Pen : « Même à Hayange, qui est une ville ouvrière très pauvre, les gens ont voté sur l’immigration et la sécurité, autant de thèmes classés à droite. »[4. Nombre de militants du FN reconnaissent la séduction qu’exerce le programme économique du Front sur les classes populaires. Mais l’une des petites mains de l’aile droite du Front m’a expliqué qu’il valait mieux nier l’évidence pour torpiller la stratégie Philippot. La politique a ses raisons…] Sans prétendre sonder les reins et les cœurs, on approuvera plutôt Christophe Guilluy, selon lequel « l’enjeu de l’immigration reste essentiel mais la question sociale est lancinante »[5. Entretien de Christophe Guilluy avec l’auteur, 20-10-2014.].

Quoi qu’il en soit, cette combinaison d’identitaire et de social fait toute la singularité d’un parti qui réussit là où les sécuritaires libéraux à la Jean-François Copé et les marxistes angélistes à la Jean-Luc Mélenchon se cassent les dents. « Marine sait tenir un discours économiquement très à gauche tout en donnant des gages sur l’insécurité et l’immigration », me confirme Hugo. De fait, en Normandie et en Bretagne, où les candidats frontistes ont quintuplé leurs scores en l’espace de quelques années, la martingale électorale tient à deux facteurs sociologiques : les espaces ruraux désindustrialisés se précarisent, cependant que les centres-villes comme Rennes ou Nantes se parisianisent. Comprenez : ils s’embourgeoisent et se colorent, au grand dam du « petit blanc », relégué en zone pavillonnaire. Et tous les discours lénifiants sur le « vivre-ensemble » n’y changent rien : le grand remplacement du petit peuple des villes par les bobos et les représentants de la « diversité » favorise la flambée du vote FN, a fortiori dans les régions où la vague d’immigration se révèle la plus dynamique.

L’avantage de l’observateur sur le militant, c’est qu’il a le droit à la complexité : il serait trop simpliste de calquer entièrement la carte de la progression du FN sur celle de l’immigration. Géographiquement parlant, on a encore affaire à deux sociologies, donc à deux partis : un FN méridional « identitaire » s’adressant aux retraités « de souche », apeurés par la vitalité démographique de leurs voisins d’origine maghrébine ; un FN « social » du Nord aux électeurs pauvres, moins concernés par l’immigration mais touchés de plein fouet par la désertification industrielle. Aux premiers, plutôt aisés, le projet d’une « union des droites », telle qu’elle se réalise déjà à la base : Marion Le Pen, ayant siphonné l’électorat UMP du Vaucluse, convient parfaitement. Les seconds se retrouvent dans le « ni droite ni gauche » cher à Philippot. Les habitants d’Hénin-Beaumont et de Forbach issus de familles de gauche n’ont probablement pas le sentiment de changer de camp en glissant un bulletin FN dans l’urne. Quoi qu’en disent les sociologues de salon, leur transhumance électorale n’a rien d’une quelconque « droitisation ». Le prolo ch’ti n’abandonne pas Jaurès pour Maurras ou Barrès !

Il n’empêche, les anciennes terres rouges passées au « brun » ne laissent pas d’ébranler les intellectuels de gauche. L’un d’eux, Didier Eribon, pourtant expert ès procès en sorcellerie[6. Afin de saluer sa lucidité intermittente, on passera sur les diatribes baroques d’Eribon contre le « réactionnaire Marcel Gauchet », la « pensée fascistoïde d’Alain Finkielkraut » (!) et autres « chroniqueurs de droite et d’extrême droite qui prospèrent » dans les journaux dits de gauche, au service de l’idéologie du FN. À croire que le prolo d’Hénin-Beaumont navigue entre France Culture, Le Monde et Libération !], est obligé de le reconnaître : « Quand on voit tous les commentaires que cela engendre, on se dit que les classes populaires ont raison de voter FN, car c’est à ce moment-là qu’on en tient compte, qu’on se souvient même de leur existence.»[7. « Le divorce entre les classes populaires et la gauche », La Grande Table, émission animée par Caroline Broué, France Culture, 10 avril 2014.] Lors de son retour au pays natal, à force de discussions avec sa mère et son frère, anciens électeurs communistes convertis au vote FN, Eribon a compris que « les gens d’en haut sont perçus comme favorisant l’immigration et ceux d’en bas comme souffrant dans leur vie quotidienne de celle-ci »[8. Retour à Reims, Champs « Essais », 2010.]. L’aveu a dû être d’autant plus douloureux à ce disciple de Pierre Bourdieu que sa mère, femme de ménage, et son frère, boucher, figurent le peuple de gauche – à jamais ? – perdu. Une réalité qu’Hugo retranscrit avec ses mots de jeune apparatchik : « On trouve des gens de tous milieux chez nos militants et électeurs, notamment beaucoup de laissés-pour-compte de la France périphérique. » Le « déménagement du monde », selon la belle expression de Jean-Luc Mélenchon, relègue ainsi 60 % de la population, habitant zones rurales et périurbaines, en dehors des aires de croissance et d’emploi. Avec une pareille rente de situation, le FN apparaît comme le grand gagnant de la mondialisation malheureuse.

Reste qu’on ne dirige pas la France avec des formules magiques. Autrement dit, la plupart des cadres savent que le jour de gloire n’est pas pour demain. Ni pour 2017. Certes, Marine Le Pen peut compter sur l’« UMPS » pour n’avoir d’autre ambition que de gérer le désastre et ainsi faire campagne à sa place. Certes, plus personne ne met en doute le succès de la dédiabolisation, que Marion Le Pen résume d’un trait : « Marine a rompu avec la stratégie de son père : Jean-Marie Le Pen pensait que le FN progressait grâce aux polémiques, sa fille est persuadée qu’il a progressé malgré elles. »[9. Désormais, les petites phrases du patriarche (« Monseigneur Ebola », « la fournée », etc.) suscitent la désapprobation unanime des dirigeants frontistes, qui y voient autant de sales coups portés à l’ascension du Front.] Devenir un parti contestataire de gouvernement ne va pas de soi. Quiconque aspire à devenir un homme – ou une femme – d’État ne peut éternellement miser sur la stratégie du judoka. Celle-ci l’a amené à 10 à  15 % des intentions de vote. Aujourd’hui, on a affaire à un parti populiste qui frôle les 30 %, et se pose la question de son accession au pouvoir. Pour la présidente du FN, il reste encore à gagner la bataille de la crédibilité. Ce n’est pas la plus facile. Le ramdam médiatique qu’elle essaie de susciter autour des boîtes à idées nées dans l’orbite du RBM (« Audace » à l’usage des jeunes actifs, « Racine » pour les profs, « Marianne » pour les étudiants, etc.) révèle d’ailleurs sa fébrilité face aux carences de l’appareil frontiste.

Peut-on structurer à marche forcée le grand bazar qu’est aujourd’hui le FN d’en bas, où l’on croise pêle-mêle des lecteurs de Dominique Venner rêvant d’une Europe charnelle blanche et païenne, des néogaullistes allergiques à la monnaie unique, le dernier réduit de cathos tradis gollnischiens, et une masse de militants peu idéologisés ? Cinquante pour cent des adhérents ayant pris leur carte ces quatre dernières années, leur profil s’avère difficilement cernable. D’où l’intérêt du questionnaire que le parti distribuera aux militants pendant le congrès de Lyon, histoire de les sonder sur leur itinéraire… et la question épineuse du changement de nom d’un parti qu’une grande partie des Français associe, encore et toujours, au nom de Jean-Marie Le Pen.

Ulcérés par la réformite mariniste, certains nostalgiques du Front « canal historique » crient au reniement.  Mais les oligarques frontistes n’ont pas ce genre de scrupules. Les yeux rivés sur la présidentielle, ils espèrent rallier le train de l’Histoire en marche. Entre ambitions larvées et franches divisions,  qui sait si le Front national n’est pas en train de devenir un parti du « système »…

 

Ne tirez pas sur les oiseaux remigrateurs !  

C’est une bombe à retardement qui n’attend plus qu’à être actionnée. Il est bien joli de dénoncer l’immigration, mais rien ne permet de savoir ce que ferait vraiment le FN s’il arrivait au pouvoir. Au détour de ses discours, Marine Le Pen évoque à mots couverts « l’inversion des flux migratoires ». Dans la bouche d’Aymeric Chauprade, les choses sont plus claires : djihadistes et immigrés « non assimilés » vivant des aides sociales ont vocation à quitter la France pour le pays de leurs ancêtres. Qu’importent les contraintes du droit de la nationalité et de la Convention européenne des droits de l’homme (que le FN entend récuser une fois arrivé à l’Élysée !), le tout est d’encourager les départs volontaires en démantelant l’État providence. Une contradiction flagrante avec les éloges de l’État social que multiplient Marine Le Pen et Florian Philippot. « Faux ! », rétorque Marion Le Pen, qui extirpe des clauses oubliées du programme du Front : durcissement des conditions de naturalisation, déchéance de nationalité notamment infligée aux binationaux djihadistes, suspension des aides sociales aux délinquants… Bref, la députée du Vaucluse prône l’application d’« une politique passive dont les contours restent à préciser. Le droit doit rendre le pays moins attractif et amener les non-assimilés à partir ». La grand-mère de Martine Aubry aurait senti un certain flou, autant dire un loup, dans ces circonlocutions qui sentent le retour du refoulé ethnique. Reste qu’un haut cadre du FN m’a promis une prime d’État si je choisissais la nationalité française – que j’ai héritée par le sang maternel  – au détriment de mon passeport tunisien. En ce cas, un rien bravache, j’opterais plutôt pour le désintéressement, au risque d’un service militaire old school au bagne de Tataouine… À la réflexion, une question me taraude : si ces oiseaux remigrateurs sont si corrompus et islamisés que le FN le prétend, qu’avons-nous fait au bon Dieu, nous Tunisiens, pour récupérer pareils énergumènes ?![/access]

*Photo : ALAIN ROBERT/APERCU/SIPA. 00656799_000006.

Novembre 2014 #18

Article extrait du Magazine Causeur



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