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Voyage en Soralie


Voyage en Soralie

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L’affaire Dieudonné a remis au goût du jour, dans les médias classiques, la personne d’Alain Soral, étrange pantin qui s’agite dans le clair-obscur d’Internet depuis plus d’une décennie, mais que les événements récents ont placé sous les projecteurs. Écrivain, agitateur, maître à penser, Soral est un peu tout cela à la fois. Mais s’il faut, aujourd’hui, se pencher sérieusement sur son idéologie souvent teintée d’accents délirants, c’est parce qu’elle est peut-être le cœur d’un projet politique qui pourrait séduire au-delà des marges extrémistes dont toute démocratie doit s’accommoder.[access capability= »lire_inedits »] Ce projet tient de l’oxymore, voire de la bouillie idéologique : bricolant à partir d’éléments disparates, Soral prétend inventer, sans le formuler et peut-être sans le savoir, une République multiculturaliste – et antisémite. On peut le résumer par un slogan : réconcilier la France black-blanc-beur contre qui vous savez.

Intellectuellement autodidacte, quoiqu’il ait suivi des cours aux Beaux-Arts de Paris et à l’EHESS, l’homme, né en 1958, s’illustre d’abord dans les années 1980 avec Les Mouvements de mode expliqués aux parents, coécrit avec Hector Obalk et Alexandre Pasche. La décennie suivante est plutôt faste pour lui : chroniqueur pour diverses émissions de télé, il plaît dans le personnage du communiste -homme à femme (Sociologie du dragueur, en 1996). Mais c’est au tournant du millénaire, avec Jusqu’où va-t-on descendre ? (2002), qu’il prend son envol comme penseur politique mettant le feu à diverses poudres.

Alain Soral a toujours été un auteur compulsif. Sa méthode, inaugurée avec succès dès les années 1980, est celle de l’abécédaire, du texte court et percutant où, à partir d’un détail ou d’un fait divers, il tricote une théorie générale et définitive du monde. Cela a sans doute contribué à faire de ses livres, parfaitement adaptés au mode de lecture contemporain, de grands succès d’édition. Mais si à l’époque de Jusqu’où va-t-on descendre ?, il faisait feu, avec une certaine vis comica, sur tous les signes de malaise et de déréliction du temps, dans le cours des années 2000, son viseur se resserre progressivement pour se focaliser sur une seule cible. Israël, donc le sionisme, donc la « communauté [juive] organisée » devient l’ultima ratio de l’essayiste. Faut-il s’étendre sur le drame psychologique de l’homme qui a cru trouver dans sa solitude intellectuelle le motif unique d’explication du monde ? La littérature abonde en analyses de la paranoïa et nous n’avons pas l’intention de sonder les reins et les cœurs. On peut en revanche ausculter les rouages d’un système « antisystème ».

Batteur d’estrade de la nouvelle extrême droite, Doriot postmoderne, vulgarisateur d’une pensée à contre-courant ou antisémite de modèle courant ? Définir le fondateur du club politique (et site à succès) Égalité et Réconciliation (E&R) reste malaisé. On croise en effet, dans son entourage et parmi ses admirateurs, une foule bigarrée qui va de l’ultragauchiste déçu au catholique traditionaliste en passant par le jeune musulman patriote. Alain Soral est-il le réconciliateur de la communauté nationale qu’il prétend être ou bien le diffamateur fauteur de troubles que l’on soupçonne ?

Son indéniable talent réside justement dans sa capacité à s’adresser à des publics très divers, en mobilisant des éléments de langage d’origines disparates. Une sorte de moteur de recherche humain qui donne aux candides l’impression qu’il sait tout, et donc qu’ils sauront tout grâce à lui. À certains musulmans, il parlera René Guénon, c’est-à-dire tradition primordiale qui rassemble toutes les religions dans une unique origine ; devant certains catholiques, il bavera contre Vatican II, leur fournissant ainsi un discours à la fois traditionaliste et révolutionnaire. Pour les identitaires ou les férus de la nouvelle droite, il brandira les racines païennes de la France ; aux souverainistes, il rappellera Valmy, la République jacobine et centralisatrice. Soral jongle aisément entre la communauté nationale et les communautés de base, ethniques, culturelles et religieuses, sans trop s’embarrasser à expliquer comment tout cela s’articulera. À vrai dire, on le comprend trop bien : pour lui, il existe une communauté – et une seule – qui a pour programme général et immémorial de diviser toutes les autres afin de régner sur elles. Les jours de bonté, il l’appelle la « communauté organisée ». Parfois, la « Banque ». Disons les juifs, pour simplifier.

Selon le vieil et indigent adage qui veut que les ennemis de nos ennemis soient nos amis, Soral a conçu un amour profond de certains régimes tyranniques, comme la Jamahiriya du colonel Kadhafi ou la Syrie de la famille Assad. Le même qui se plaint ici de vivre sous un gouvernement dictatorial ne voit rien à redire à la pratique de la liberté d’expression dans ces pays-là. Ces régimes arabes tyranniques sont-ils, dans sa pensée, des alliés de circonstance, ou les admire-t-il vraiment ? Bien malin qui pourra le dire. Mais tout ce qui est l’ennemi d’Israël est bon à prendre. Il n’est pas anodin, d’ailleurs, que l’on retrouve à ses côtés, à la fondation E&R en 2006, Frédéric Châtillon, figure historique du GUD et grand aficionado de la Syrie. C’est lui qui convoiera Dieudonné et Soral dans le pays. La résistance devient internationale, et Ariel Sharon tremble sans doute. La magie du soralisme se trouve dans ce que Rémi Lélian a brillamment défini comme l’« antiracisme 2.0 » sur le site Idiocratie : de même que le Parti socialiste des années 1980 était parvenu à faire accroire aux libertaires de sa base que l’immigré d’Afrique du Nord ou le sans- papiers étaient les visages du nouveau prolétariat avec lequel il fallait se solidariser, Soral prêche à une certaine extrême droite, païenne, catholique ou même athée, mais dans tous les cas répugnée par la postmodernité, la nécessité de s’allier avec les Français musulmans, eux-mêmes reconscientisés et désireux de s’extraire des banlieues sordides où l’esprit du temps les confine. La France, « patriote » dit-il, dont rêve Alain Soral n’a pas grand-chose à voir avec le discours républicain de Valmy qu’il se targue d’avoir écrit pour Jean-Marie Le Pen en 2007. Par exemple, ces quelques lignes, publiées le 31 décembre 2009, figurent dans l’un des textes fondateurs d’E&R : « [Les Français] devraient regarder plutôt du côté du général Aoun[1. Michel Aoun, maronite, ancien commandant en chef de l’armée libanaise, fondateur du Courant patriotique libre, a passé un accord avec le mouvement chiite Hezbollah en 2005.], qui connaît, lui, la guerre civile, ses dégâts, ses buts et ses causes ; le général Aoun tendant la main, en véritable patriote, à Nasrallah du Hezbollah. » Soral le « républicain » a déjà admis la libanisation de la France.

Il brandit aussi, comme un étendard glorieux, son ancien communisme et sa science de Marx, généralement pompée chez Clouscard[2. Philosophe et sociologue proche du Parti communiste français, mort en 2009, qui a développé dès les années 1970 une critique d’un monde devenu « libéral-libertaire » dans le sillage de Mai-68.]. Mais à l’évidence, sa tentative de créer un axe des extrêmes, de la gauche à la droite, a échoué : on ne trouve pas, dans son public et son lectorat, de cohortes d’anciens marxistes. À moins de compter les négationnistes comme Ginette Skandrani. D’ailleurs, le soralisme fonctionne comme le négationnisme : une idée développée à gauche dont s’entiche une certaine extrême droite, notamment parce qu’elle touche à l’interdit. Tout cela se résout généralement dans la « Banque » avec un grand B, ce produit de la Hollande, de la City et de Wall Street – comprendre les forces protestanto-juives : « Tous les politiques, aujourd’hui, sont l’émanation des financiers », assène-t-il en passant dans une conférence, sans donner le moindre argument à l’appui de cette affirmation. Ce qui est frappant, c’est l’aplomb avec lequel il parle, et l’absence de nuances qu’il met dans son discours. Son ami Pierre Jovanovic, spécialiste des marchés financiers qui lit l’avenir économique dans L’Apocalypse de Jean, est peut- être le meilleur décodeur de cette pensée au marteau. Ainsi écrit-il, à propos de Comprendre l’Empire : « Alain Soral est clair, factuel, concis ; il passe l’histoire des idées au tamis, et il ne reste plus que 0 et 1, à savoir deux mondes, deux systèmes qui se livrent en ce moment même un combat mortel. D’un côté le monde de l’Ancien Testament et de l’autre le monde du Nouveau Testament. Autrement dit, le monde d’Abraham contre celui du Christ, de la Vierge et des Anges. »

Coaguler Orwell et Bainville Cette opposition radicale ne peut que flatter certains cathos tradis, orphelins de l’antijudaïsme chrétien. Témoin l’abbé B., grand canoniste et fin connaisseur de la théologie, qui observe avec sympathie dans le soralisme la « “coagulation” d’un certain nombre d’analyses dispersées à travers diverses écoles de pensée, l’incitation à la lecture d’auteurs différents, une exigence de sortie des sentiers battus, à “droite” comme à “gauche” (Lasch, Michéa, Clouscard, Orwell pour les gens de droite, et Bainville, Bloy, etc., pour les gens de gauche…). » Concluant lapidairement : « Faire lire Bainville à des jeunes de banlieue, qui fait mieux ? » Ambroise Barbe-Rouge, jeune catholique militant, confirme : « Soral développe une métapolitique dans la tradition de Gramsci ou Pasolini, en nous invitant à vérifier par nous-mêmes, c’est-à-dire par nos lectures, la réalité d’un système “dominateur et sûr de lui-même”. » Tiens donc. Attention, pour Ambroise, « Soral n’est pas antisémite, mais antijudaïque. […] Si le judaïsme est cette doctrine qui présente, Talmud à la lettre, la Vierge Marie comme une prostituée et Notre Seigneur Jésus-Christ comme un adultérin, il est un devoir de le rejeter avec la plus grande fermeté. » Quand on convoque l’enseignement de Vatican II sur les relations du catholicisme avec les autres religions révélées, l’abbé B. confie, lui, avoir « toujours été mal à l’aise sur la “repentance” catholique et l’abandon du “verus Israël” ».

S’il y a, d’ailleurs, une constante chez les admirateurs d’Alain Soral, c’est que nul ne reconnaît que son système soit fondé sur l’antisémitisme. Ils le ramènent à un antisionisme courant ou à un antijudaïsme censément acceptable par les chrétiens ou encore, comme Maxime, jeune intellectuel belge et sympathisant d’Égalité et Réconciliation, assurent que les diatribes de l’agitateur à propos des « communau- tés » ne les intéressent pas le moins du monde (sans les gêner de façon rédhibitoire pour autant) : « Je ne pense pas, comme d’autres, que derrière chaque divorce, il y ait un sioniste. » Ouf ! Venu de l’ultragauche, Maxime a été séduit par le recyclage soralien de la dialectique marxiste, notamment sur les nouveaux rapports de classe et de production. Si on lui objecte qu’il pourrait aussi faire son miel d’un penseur comme Michéa, il confirme : pour lui, Soral est un agitateur qui, grâce à Internet, fait connaître à des jeunes gens sans culture l’existence du grand intellectuel qu’est Michéa.

Bobos et barbus Chez David, parisien, graphiste, musicien et compositeur à la dégaine bobo, le discours est encore différent : « Soral, rencontré un peu par hasard sur Internet, m’a appris à prendre du champ par rapport à la vulgate des médias traditionnels. » Ancien élève d’école de commerce, il pour- suit : « Très tôt, j’ai accepté les règles du jeu capitaliste pour m’en libérer le plus vite possible. Je ne ressens pas personnellement d’oppression de ce monde. Mais ce qui m’intéresse chez Soral, c’est l’idée d’une contre-pensée : avec lui, j’ai, si l’on adopte un langage marketing, accès à de nouveaux produits. » Sébastien, 30 ans, enseignant-chercheur en informatique à l’université, d’abord fan de Dieudonné, s’accorde pour sa part un droit d’inventaire dans la pensée de Soral : « Je rejette complètement leur délire complotiste qui attribue au lobby sioniste français tous les malheurs de la France, voire du monde, bien que ce lobby ait beaucoup plus d’influence que tout autre lobby communautaire sur les médias et sur les politiques français. »

Fathallah, qui ne se dit pas « soralien » mais fréquente régulièrement le site d’Égalité et Réconciliation, aime le « côté iconoclaste » du bonhomme. D’après lui, nombre de ses coreligionnaires musulmans, généralement intellectuels et éclairés, ne se reconnaissent pas dans le salafisme barbu, mais adhèrent à l’idée de « réconciliation nationale » et au « patriotisme » défendus par Soral, le seul, selon eux, à s’ouvrir aux minorités visibles en mettant l’accent sur les valeurs communes au christianisme et à l’islam. S’ils sont souvent arrivés à lui par antisionisme, c’est plutôt sa critique du libéralisme économique qui les touche aujourd’hui. Dans la ligne d’un Camel Bechikh, président de Fils de France et proche de Soral, ils se veulent entièrement français et entièrement musulmans, séparant «  la culture du culte ».

Qu’ils fassent semblant ou qu’ils en soient vraiment convaincus, les sympathisants d’Alain Soral sont donc unanimes : leur champion n’est nullement antisémite. N’empêche, ils pourraient se demander s’il n’est pas étrange de commencer la réconciliation par l’insulte et les coups. « Il faut se retrouver ensemble contre… », « Eux contre nous », « Il faut bien comprendre qu’on nous manipule » sont sans doute les expressions qui reviennent le plus souvent dans ses discours, ses vidéos et ses livres. Soral galvanise ses disciples, comme un « net-évangéliste » plutôt que comme un leader politique. Après deux ans de flirt poussé avec le FN, il a concentré ses efforts sur Égalité et Réconciliation, son bras armé médiatique où il diffuse ses vidéos et ses publications. Il y a quelques années, son ancien bras droit Marc George, lui aussi transfuge de la gauche, ami de Faurisson, négationniste et converti à l’islam, voulait transformer ER en véritable parti politique, Soral a mis son veto, dénoncé un putsch et mis dehors ou poussé à la démission la plupart de ses cadres…

On est rassuré, finalement, de découvrir que son public rassemble des « cyber-fans » plutôt que des militants. Il n’y a pas d’armée de « soraliens ». Et la plupart de ses sympathisants, en tout cas de ceux qu’on a interrogés, prennent clairement leurs distances à l’égard de sa rhétorique complotiste. Mais, on le sait, le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison. La cohérence factice de Soral, sa vision binaire du monde, sa solution unique pour régler tous les problèmes peuvent faire des ravages dans les esprits simples ou incultes travaillés par le ressentiment. Certes, nous ne sommes pas dans les années 1930. Mais les imbéciles ne manquent pas. Et Soral peut leur fourguer la marchandise avariée d’un socialisme adapté à leur cas – ce qu’en bon français on appelle l’antisémitisme.[/access]

*Photo : MEUNIER AURELIEN/SIPA. 00674233_000036.

Février 2014 #10

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste et essayiste.

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